Shokuzai, le précédent film de Kiyoshi Kurosawa, s’achevait dans un quartier résidentiel brumeux et vidé de toute présence humaine. Le réel, dont seule la traque du meurtrier maintenait la cohérence, s’évaporait, abandonnant l’héroïne dans une terre de solitude : la probable folie provoquée par la mort de sa fille. Avec Real, le cinéaste poursuit son exploration des espaces mentaux et ne ment pas sur l’ambition philosophique du titre : c’est bien le réel qui est le sujet de ce conte de SF où des amants visitent la psyché de leurs compagnons dans le coma. Ces derniers ignorent leur condition et prennent leur songe ininterrompu pour la réalité. Malgré un budget relativement important, Kurosawa s’inscrit dans la lignée minimaliste de Je t’aime Je t’aime de Resnais et La Jetée de Chris Marker. Ses voyageurs psychiques sont eux-aussi à la recherche d’un souvenir d’enfance, trauma oublié qui, avant même leur accident, les condamnait à errer dans les limbes.
L’univers mental ne se révèle pas de façon spectaculaire, à la façon des emboîtements délirants d’Inception, mais par le calme inquiétant qui y règne. L’appartement fantôme où se rencontrent les deux héros baigne dans une étrange lumière laiteuse, tout y est doux, homogène et parfaitement lissé. Kurosawa est moins intéressé par l’écart entre le réel et cet espace du dedans que par leur superposition. A la césure du film nous apprenons que ce que nous pensions être la réalité faisait déjà partie d’un rêve. Ainsi, réel ou imaginaire, le monde n’est qu’un fragile agencement de souvenirs, une façade derrière laquelle il n’y a peut-être rien.
Conçu comme un film commercial, interprété par des stars de la J-pop et des dramas télévisés, Real surprend par son hermétisme, sa durée sans doute exagérée (plus de 2h) mais surtout par son rythme lancinant. On se souvient de la lenteur des spectres de Kairo et Rétribution et de leurs avancées inexorables semblant asphyxier leurs victimes. Ici, tous les personnages semblent gagnés par l’engourdissement. Certains possèdent une inquiétante rigidité comme le médecin dont la diction hypnotique rappelle le Mamiya de Cure. D’autres, nommés « zombie philosophiques », ne sont que des ébauches d’êtres humains : ils se meuvent comme des automates et semblent le résultat d’un effet numérique bâclé.
Ces voisins, employeurs ou collègues de bureaux, même s’ils possèdent leurs équivalents dans le réel, ne sont que de simples figurants empêchant le monde de l’esprit d’être complètement désert. Ce manque d’incarnation ne définit pas seulement les « zombies philosophiques », il mine aussi les personnages principaux. Kurosawa, dote Takeru Satoh et Haruka Ayase d’un jeu monotone et somnambulique, comme s’ils ne se parlaient ni ne se voyaient jamais vraiment, chacun repliés dans la solitude de son monde intérieur. Même si, en un double mouvement orphique, Koichi et Atsumi entrent dans le rêve de l’autre, ils échouent à se rejoindre. L’image la plus bouleversante du film est alors cette étreinte où la jeune fille se désagrège dans les bras de son compagnon. Pendant un instant, flotte dans l’air son visage, un masque d’une tristesse absolue aux yeux dévorés par le vide.
Pourtant, de façon inattendue, Kurosawa ne fige pas les personnages dans la malédiction qui était celle des amants de Kairo, à jamais séparés par les fantômes. La recherche de la vérité et le combat contre le dragon peuvent s’avérer victorieux et l’amour permettre au réel de reprendre une forme tangible.
Cet optimisme n’empêche pas une autre angoisse de couver sous le hiératisme de personnages automates et la vision de villes partant en fumée : celle d’un cinéma japonais de plus en distant avec le réel. On se souvient de la passion des auteurs de la J-Horror à explorer le Tokyo de la fin des années 90, dévoilant les démons nichés dans cet univers bétonné et impersonnel. Kurosawa filmait un quotidien grisâtre et suffoquant, empoisonné par la présence des spectres ou sournoisement manipulé par des hypnotiseurs, mais absolument ancré dans la réalité contemporaine. Dans Real, il semble chercher, avec ses personnages, une image singulière qui briserait la torpeur de ce monde d’éther. Comment retrouver de l’hétérogène alors que le réel est remplacé par les CGI et que l’unique référent, auquel Real est parfois prêt de succomber, est l’image plate des dramas télévisés ? C’est justement en s’emparant des effets spéciaux numériques qu’il fait naître une figure absolument inédite dans son cinéma : un plésiosaure furieux surgissant des flots. La créature, fluide et luisante, pleine de nerfs et d’énergie, brise alors le coma où les images de Kiyoshi Kurosawa menaçaient de sombrer.