Le laboratoire des peurs contemporaines
Montage de cinq épisodes d’une série télévisée, Invasion n’est pas une suite ou une prequelle d’Avant que nous disparaissions mais un film parallèle reprenant à zéro, avec d’autres personnages, l’infiltration des « voleurs de concepts » extraterrestres. Même s’il est sans doute trop long et souffre de répétitions et stagnations inhérentes à la forme sérielle, Invasion est un passionnant laboratoire des peurs contemporaines. Au scénario, on retrouve Hiroshi Takahashi, auteur des scripts des deux volets de Ring d’Hideo Nakata. Bien qu’amis de longue date, les deux hommes n’avaient jamais travaillé ensemble et l’on peut voir leur collaboration comme un retour assez stricte aux fondamentaux du genre, autant dans la récurrence de certains lieux comme l’hôpital que la création de figures hiératiques tétanisantes. Si le premier opus étonnait par ses changements de ton, passant du burlesque à des scènes d’action un peu folles, Invasion est davantage homogène, rivé à l’angoisse et aux canons de cette épouvante japonaise dont Kurosawa et Takahashi furent les pionniers. Alors que la J-horror épousait la paranoïa millénariste des années 90 entre crise économique (l’éclatement de la bulle), catastrophe naturelle (le tremblement de terre de Kobe) et dérive sectaire meurtrière (l’attentat au gaz sarin de la secte Aum), quel état des lieux dresse Kurosawa de notre société désorientée ? Mais surtout, quel est le message qu’il nous adresse et qui lui semble suffisamment important pour être énoncé deux fois ?
Invasion
met face à face deux communautés de travail : Etsuko (Kaho) est ouvrière
dans une petite entreprise de textile et son mari Tatsuo (Shota Sometani)
interne dans un hôpital. Dans chacun de ces mondes officie un extraterrestre
dominant : un jeune médecin et la femme du contremaître dont l’apparition
est brève mais marquante puisqu’elle prend le fascinant visage reptilien de
Makiko Watanabe (la mère dans Still the Water de Naomi
Kawase). Les lieux de travail deviennent ainsi des décors d’épouvante lors de
scènes suffocantes où les figurants s’écroulent sur le passage des
extraterrestres, comme emportés par une vague de mort. Dix ans après Tokyo Sonata, Kiyoshi Kurosawa filme les
ravages de la crise économique avec ces grappes d’hommes et de femmes tombant
les uns après les autres. Sans souligner la précarité de ses personnages,
Kurosawa les montre abattus, comme absents à eux-mêmes. Après le travail, Etsuko voit son mari, encore jeune, se traîner
comme un vieillard. Shota Sometani, qu’on a connu dans des rôles très physiques chez Sono Sion (Himizu et Tokyo Tribe), est ici
recroquevillé, comme noué dans son angoisse. Dans leur petit appartement glacé
se rejouent ces scènes d’une vie conjugale anesthésiée que Creepy poussait à
son paroxysme. La jeune femme, mue par le seul concept inaccessible aux
extraterrestres, celui de l’amour, va aller chercher Tatsuo dans la zone
crépusculaire où ne dominent
que deux sentiments : la solitude et à la peur. Dans ces derniers films,
Kurosawa ne raconte rien d’autre que la tentative désespérée d’hommes et de
femmes de se rejoindre à travers la mort (Vers l’autre rive), le mal
absolu (Shokuzai), le déclassement social (Tokyo Sonata) et les rêves (Real).
Ce qui
ronge Tatsuo est l’expérience du mal : sa relation avec le docteur Makabe,
l’extraterrestre qui l’a choisi comme guide et à qui il désigne les individus à vider de
leurs concepts. Si l’on croit entendre « macchabée » dans
le nom du médecin, cela n’est sans doute pas fortuit tant Masahiro Higashide
(le pasteur dans Avant que nous disparaissions,
l’amoureux double d’Asako I & II de Ryusuke
Hamaguchi), en goule longiligne et rigide, ressemble à un cadavre vivant. Il va
alors s’agir pour le couple de raccommoder un tissu affectif qu’on imagine
déchiré bien avant la soumission de
Tetsuo à son supérieur.
De façon prédatrice, la
terreur se greffe sur les liens d’affection, créant des gouffres d’angoisse
entre les êtres. Une collègue de travail terrorisée vient chercher secours
auprès d’Etsuko : un spectre hante son appartement, lui parle et ne la
quitte jamais. Pire encore : elle semble vaguement le connaître. Le spectre
se révèle le propre père,
bien vivant, de la jeune fille. Ce qu’un extraterrestre lui a volé est le
concept de « famille », transformant son père en étranger qu’elle ne
reconnait pas et ne parvient plus à raccorder à sa vie. La peur chez Kurosawa nait toujours du plus
proche.
Le récit
assez erratique d’Invasion procède ainsi comme
une série d’expériences que l’on effectuerait sur une humanité hospitalisée. Comme les yurei
de Kairo ou Mamiya, l’hypnotiseur amnésique de Cure,
les extraterrestres agissent par soustraction et gommage. La perte des notions
de passé, de futur et finalement de vie, l’abandon de toute résistance face aux
oppresseurs ; rarement Kurosawa aura été aussi pessimiste. Dans l’usine d’Etsuko on ne fabrique que
des draps blancs, semblables aux rideaux que l’on retrouve à l’hôpital ou
flottants dans les appartements. Ces voiles que Kiyoshi Kurosawa utilise
souvent pour évoquer une fantomisation du monde sont des suaires, comme le
symbole de ce deuil, de cette invasion blanche qui s’étend sur la Terre. Des
envahisseurs, on ne verra jamais le vrai visage et leur arrivée sur notre
planète est seulement représentée par quelques plans d’une pluie torrentielle.
« C’est comme ça que l’invasion a
commencé » murmure Etsuko. A l’image
des énigmatiques films fantastiques australiens des années 70 (La dernière vague de Peter Weir, Long Weekend de Peter Collinson), Kurosawa semble
signifier que le véritable étranger à la Terre et le destructeurs de ses
semblables et de son environnement n’est autre que l’homme lui-même, rejeté par
une nature qui reprend ses droits.