Si l’on imagine un symbole de la fin des sixties japonaises, ce serait un étudiant casqué, au visage tuméfié par les combats avec la police. Les Funérailles des roses (1969), le chef-d’œuvre de Toshio Matsumoto (1932-2017), dévoile une autre image des années rouges : une poupée androgyne, dopée au rock électrique, qui traverse un Tokyo en ébullition.
Flamboyantes créatures
Alors que ses pairs de la nouvelle vague venaient des grands studios (Oshima), du pinku-eiga (Wakamatsu) ou du documentaire (Susumu Hani), Matsumoto était un pionnier du cinéma expérimental japonais. Dès les années 50, au sein du collectif intermédia Jikken Kobbbo, il réalise Bicycle Dreams (1956), décomposition rêveuse des éléments d’une bicyclette avec Eiji Tsuburuya (Godzilla) aux effets spéciaux et Toru Takemitsu à la musique. Ce formalisme sensible s’exprimera dans les documentaires expérimentaux The Weavers of Nishijin (1961) sur les tisseurs ou The Song of Stone (1964) sur les tailleurs de pierres, qui plongent dans les matières et les traditions. A la fin de la décennie, l’intérêt pour les « gay boys » (ce qui désigne aussi bien les jeunes homosexuels que les travestis) aussi appelés « roses », lui fournit le sujet de son premier long métrage produit par la compagnie indépendante ATG. Les Funérailles des roses, allait ainsi être le premier film japonais consacré au milieu homosexuel et un creuset de contre-culture.
Le court métrage expérimental For the Damaged Right Eye (1968), tourné pendant la préparation du film, associe en triple projection une fête de futen (les hippies japonais), des portraits des Beatles, des peintures pop de Tadanori Yokoo, des émeutes et des séances d’agit-prop. S’élevant des surimpressions psychédéliques, un garçon se maquille, enfile une robe et quitte son appartement, car « sortons dans la rue ! » était le mot d’ordre de la jeunesse révolutionnaire. Pour Matsumoto, la « guerre de Tokyo » est autant sexuelle, que cinématographique et politique. On ne trouvera cependant pas de discours idéologique dans Les Funérailles des roses, mais une rébellion permanente de la chair. Les jeunes travestis des clubs, dégagés du fard blanc, des kimonos et des poses des onagata, les « formes de femme » du théâtre kabuki, n’aspirent qu’à la jouissance et insufflent au film leur énergie transgenre et leur passion de la métamorphose. Mixant le mythe d’Œdipe à un panorama de l’angura (underground) japonais, Les Funérailles des roses, alterne avec une virtuosité folle comédie pop, documentaire et déflagrations expérimentales. Matsumoto parle du « labyrinthe de l'androgynie », ce qui est aussi une façon de définir la nature hétérogène, composite et sans cesse surprenante du film.
Pour incarner Eddie/Œdipe, il fallait aux Funérailles des roses une figure absolument neuve, jamais vue dans le cinéma japonais. Le héros classique de la nuberu bagu (nouvelle vague) était un étudiant timide, « bloqué » autant sexuellement que politiquement, tels les garçons en chemises blanches de Wakamatsu ou de Premier amour version infernale de Susumu Hani. Alors âgé de 17 ans, Peter, de son vrai nom Shinnosuke Ikehata, n’a rien à voir avec ces figures de l’échec. Quel que soit l’ostracisme de la société et le destin tragique de son personnage, Peter vit pleinement sa sexualité, et joue de son identité avec un humour un peu voyou. Même Miwa, célèbre chanteur travesti et interprète du Lézard noir de Fukasaku, apparaît soudain daté, comme une diva existentialiste. Ce qui surgit dans le cinéma japonais n’est pas seulement un homosexuel assumé ou un travesti charismatique, mais bien une actrice plus rock que ses contemporaines.
Avant de trouver son Œdipe, Matsumoto avait déjà auditionné une centaine de gay boys, car il était évident que seul un non professionnel issu de ce milieu pouvait incarner le personnage. Sur les conseils de l’écrivain Ben Minakami, il se rendit sans trop y croire dans un club de Roppongi où officiait un très jeune garçon surnommé Peter à cause de ses collants et de son physique d’elfe rappelant Peter Pan. Matsumoto raconte comment le club plongé dans la pénombre sembla s’illuminer à l’apparition du futur acteur. Cet éblouissement originel, Peter va le conserver lors des scènes d’amour, sa peau irradiant l’image jusqu’à la surexposition. Matsumoto, grand connaisseur des classiques de l’expérimental américains, cite comme influence Flaming Creatures (1963), le « scandaleux » film underground de Jack Smith, où une drag queen vampire, se relevant d’un cercueil empli de fleur, semblait brûler la pellicule. Ainsi la lumière qui mieux que l’obscurité rend indéfinissable son genre est le premier travesti de Peter, le dotant d’un corps autant érotique que poétique et expérimental. Matsumoto et le grand chef opérateur Tatsuo Suzuki poussent l’exposition jusqu’à l’Effet Sabatier, cette solarisation pratiquée par Man Ray et très en vogue chez des photographes japonais comme Araki. A la fois fille et garçon, le corps de Peter devient positif et négatif, soleil et nuit, comme l’androgyne originel des temps du chaos.
S’ouvrant par une citation de Baudelaire (« Je suis la plaie et le couteau, et la victime et le bourreau ») et s’achevant par une autre de René Daumal (« L’esprit individuel atteint l’absolu de soi-même par négations successives »), Les Funérailles des roses est empreint de culture française et rend principalement hommage à Jean Genet alors icône de l’avant-garde japonaise. Le nom du club de travestis, « Bar Genet », peut sembler un hommage naïf mais il est aussi documentaire. On trouve des Bar Genet dès les années 50, et encore de nos jours certains établissements se nomment « June » ou même « Jan June ». Le titre ainsi que la scène des funérailles du travesti Leda sont inspirés par l’enterrement sous la pluie de Divine dans Notre-Dame des fleurs, escorté au cimetière de Montmartre par ses compagnons fardés. C’est dans le monde criminel de Genet, hanté par les couteaux, les fleurs et le sang, que Matsumoto fait rejouer Œdipe par les garçons de Shinjuku. Travestir l’œuvre de Sophocle relève de l’esthétique camp qui est une autre façon d’affronter l’exclusion. Le visage détruit d’Eddie à la fin du film est la métaphore de la violence exercée contre les gay boys et plus généralement contre la jeunesse. Ce qui fait la force encore intacte des Funérailles des roses est justement la place accordée aux visages comme revendication de l’identité et de la révolte : celui bien sûr magnétique et multiple de Peter, passant de l’écolier terrorisé à la reine de la nuit, mais aussi ceux des homosexuels dont Matsumoto recueille le témoignage ou des futen en train de planer.
Après la révolution
Les cinéastes de la nouvelle vague japonaise étaient tous de grands cinéphiles fascinés par la modernité européenne. Matsumoto ne peut résister à placer Peter devant une affiche d’Œdipe Roi de Pasolini qui vient de sortir à Tokyo mais avoue surtout l’influence de L’Année dernière à Marienbad. Comme Delphine Seyrig, Eddie ne cesse d’être désorienté, de s’évanouir et de revenir à des scènes antérieures, certaines répétées trois fois. Dans ce destin bouclé par la fatalité, les flashbacks et flashforwards, le passé et le futur, finissent par se confondre, transformant le film en labyrinthe et le faisant repasser sans fin par les mêmes images. Tout en la fuyant, Eddie recherche dans les plis du temps une vérité insoutenable et aveuglante.
La visée de Matsumoto, comme celle de Resnais, est également historique lorsque Peter croise une procession d’hommes endeuillés et masqués, portant sur leur poitrine une urne funéraire. Il s’agit du groupe de happening Zero Jigen investissant l’espace urbain avec des gishiki (rituels) apocalyptique. Représentant des soldats ramenant au pays les cendres de leurs camarades morts, les Zero Jigen font ressurgir un passé tabou pendant le miracle économique. La réinterprétation d’Œdipe par les travestis participe d’une même logique de performance chamanique, s’achevant par l’exposition violente de Peter, les yeux crevés, en pleine rue de Tokyo, face aux passant pétrifiés. Dans le livret vendu par l’ATG dans les cinémas, Matsumoto écrit : « Comme la foule désorientée qui regarde Eddie couvert de sang, le spectateur des Funérailles des roses doit ressentir comme un grincement de la conscience. Le message de mon film réside dans le souvenir de ce frottement intrigant et inconfortable. » Dans les deux cas, la parade funèbre est celle d’une jeunesse détruite par un pouvoir cannibale.
On peut se laisser étourdir par la vitesse des unions libres associant l’expérimental au narratif, le réel au mental, le documentaire au mélo queer, cependant Les Funérailles des roses est construit de façon rigoureusement dialectique, chaque élément amenant son opposé et son questionnement. Le jeune travesti devient ainsi le point de rencontre catastrophique entre les courants libertaires de son époque et ceux de la contre-révolution capitaliste. Eddie connaît deux histoires d’amour : celle avec Gonda, le patron du Bar Genet, et celle avec « Guevara », jeune futen et cinéaste expérimental. Ce sont deux conceptions du cinéma et de la société qui s’opposent. Le patron du club, père et amant, proxénète et trafiquant de drogue, est interprété par le seul acteur professionnel de la distribution, Yoshio Tsuchiya, un des sept samouraïs de Kurosawa, comme si le pouvoir appartenait encore au cinéma japonais traditionnel.
Du côté de l’underground, dans un minuscule appartement transformé en Factory, les hippies refilment sur une télévision les images distordues des émeutes, et dissertent sur les théories de Jonas Mekas : « Toutes les définitions du cinéma ont été détruites. Les portes sont maintenant ouvertes. » Lors d’une extraordinaire séquence de bacchanale, Matsumoto fait converger toutes les énergies de cette jeunesse expérimentant la sexualité, les drogues et le cinéma. Cependant Eddie, qui était une figure en mouvement perpétuel, se fixe, prend possession du Bar Genet et croit naïvement en une vie de couple classique. Dans l’appartement conjugal, c’est autant le jeune homme que la mise en scène qui est domestiquée, se découpant en cadres fixes et lumière atone, loin des expérimentations déchaînées et des extases stroboscopiques. Que raconte le mythe d’Œdipe sinon le caractère maudit du pouvoir qui fait tout perdre à son possesseur, jusqu’à son passé et la possibilité d’un avenir. L’inceste se situe à cet endroit, lorsque l’ancienne génération parvient à séduire la jeunesse, en troquant leurs idéaux contre les illusions consuméristes. Les Funérailles des roses pressant la fin des utopies des sixties mais reste un de ses plus flamboyants chants d’amour.
Après Les Funérailles des roses, Matsumoto réalise le délirant drame en costume Pandemomium (1971) tourné entièrement en clairs-obscurs, puis Dogra Magra (1988) une adaptation du roman halluciné de Yumeno Kyusaku. Sa véritable production relève cependant de l’expérimental et de l’art-vidéo pour lesquels il tourne de nombreux classiques jusque dans les années 90 comme Mona Lisa ou At-man. A la différence de bien des acteurs de la Nouvelle vague japonaise, Peter ne disparaitra pas après Les Funérailles des roses. Alternant cinéma et chanson, il devint surtout une personnalité excentrique prisée des plateaux de télévisons. Après Le Shogun de l’ombre (1970) de Kenji Misumi, un de meilleurs films de la série Zatoïchi, et Les Fruits de la passion (1981) de Shuji Terayama, c’est Akira Kurosawa qui lui offre avec Ran (1985) le second grand rôle de sa carrière. Kurosawa, comme Matsumoto, inverse les genres du Roi Lear de Shakespeare et transforme les filles du souverain en fils. Dans le rôle du « fou » Kyoami, Peter incarne encore fois la jeunesse, les arts et le plaisir, face à un pouvoir vieillissant et destructeur.
(texte publié dans Les Cahiers du cinéma n°752, février 2019)
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