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mercredi 29 mai 2024

Chime (2023) de Kiyoshi Kurosawa

Dans la salle de classe, il y a un fantôme assis sur une chaise



Enlevez Mamiya, l’hypnotiseur amnésique de Cure, mais gardez le monde glacé où circule le Mal et vous obtiendrez Chime. Kiyoshi Kurosawa a tourné ce film de 40mn pour la plateforme japonaise Roadstead en septembre 2023, dans les interstices de son remake de La Trace du serpent. 



Un cuisinier enseigne à une classe d’une dizaine d’élève, lorsqu’il remarque un garçon, qui l’air absent, découpe de l’ail comme un forcené. Tashiro est une de ces créatures typiques de Kurosawa : ensommeillé, presque amorphe, mais habité par une sourde méchanceté. 



Tashiro, après un discours insensé où il raconte qu’on a remplacé une partie de son cerveau, se plante un couteau dans le crâne. Il veut faire taire le carillon, qui est comme un cri mais pas humain, qui tinte dans sa tête. 

Tashiro a transmis sa malédiction au professeur car quelque chose tinte aussi dans sa tête : l’insatisfaction de se croire un grand cuisinier mais de n’enseigner que pour des élèves qui viennent surtout passer le temps. 

Il y a trop de lames en acier luisant dans cette salle de classe. Trop de reflets lumineux, que projette le train qui passe devant les fenêtres. Les reflets se répercutent sur les murs, ces casiers qui ressemblent à ceux d’une morgue. Ils sont hypnotiques comme les signaux lumineux dans Cure qui réveillaient la pulsion de meurtre plantée par Mamiya dans l’esprit de ses victimes. 



Où déjà avions-nous vu un éclat dévoiler l’identité d’un tueur ? Dans Ténèbres de Dario Argento, où la pointe métallique d’une structure d’art contemporain était frappée par la lumière dans l’appartement vide du tueur. Eclat maléfique comme celui luisant sur la lame du rasoir. Ténèbres est aussi un film sur la contamination du Mal. 

Dans la salle de classe, il y a un fantôme assis sur une chaise. Nous ne le voyons pas mais le professeur hurle de terreur, bouche noire comme un danseur de butô. Dans sa chambre, son fils (un horrible enfant qui ricane à table sans explication) sourit comme un spectre. 



Entre ses doigts, il fait tourner une petit jeu en acier, semblable aux surfaces de la salle de classe de son père. Est-ce lui l'hypnotiseur?


Chaque jour sa femme descend des poubelles contenant des dizaines de canettes métalliques et les écrase une à une. Qui les a bu ? Et où disparait-elle sans explication ?

Derrière un rideau, dans le salon, une petite pièce est un dépotoir, jonché d’objets brisés et d’ordures.




Cet appartement n’est pas tel que nous l’avions cru : est-ce le repaire d’un fou, d’un reclus solitaire ? Parfois le professeur sort dans la rue, regarde autour de lui et rentre terrifié dans son appartement. Qui peuple cette maison ? Quels spectres d’une vie familiale révolue ? 

Entendez-vous le carillon ? 




dimanche 29 janvier 2023

Bienvenue dans la maison hantée ! Junji Itô à Angoulême





En nommant l'exposition L’Antre du délire, je voulais évoquer, presque subliminalement, L’Antre de la folie de John Carpenter. En effet, je lui trouvais des correspondances avec l’œuvre d’Itô : une bourgade hantée, des références à Lovecraft et certaines scènes comme la vieille dame avalant un cafard et l’enfant vieillard aux longs cheveux blancs roulant à vélo sur une route déserte. 





Terreurs domestiques. Si on a dit qu’Ozu filmait à hauteur de tatami, c’est l’horreur que Junji Itô dessine quant à lui à hauteur de tatami.  



Texte du cartel : Avec cette œuvre inédite créée spécialement pour l’exposition, Junji Ito a rassemblé son inoubliable et cauchemardesque famille. Au centre la star Tomie, nous hypnotise avec son corps serpentin autour duquel s’enroulent les cheveux de Kirié l’héroïne de Spirale. A sa droite, la non moins charismatique Fuchi, le top-model démoniaque, tire une langue en forme de gastéropode empruntée à La Femme-limace.  A gauche, la planète cyclope Rémina s’apprête à détruire la terre en la léchant goulument. Toujours aussi séduisant, l’oracle ténébreux de L’amour, la mort, manipule le destin des habitants de la ville des brumes. Avec ses pattes d’araignée, le requin de Gyo s’apprête à courser les humains sur la terre ferme. Aux pieds de Tomie, l’horrible gamin Soichi joue à la poupée vaudou. Mais quelles sont ces formes étranges qui flottent dans le ciel ? les damnés des Ballons pendus se balançant sous leurs visages démesurés.



L’horreur bondit hors de la case à la face du lecteur. Pour accentuer l’effet de surgissement, Junji Itô fait passer le menton du vieillard par-dessus le bord inférieur de la case. 






Nous traversons des ruelles et des chemins forestiers, des cimétières aux sinistres stèles, des arrières cours de maisons en bois. Ici circulent les rumeurs et légendes urbaines. Si l’on se promène dans les bois avec Junji Itô on ne peut que se retrouver nez à nez avec une femme pendue.  





Les mondes hallucinés. 





A la masterclass Junji Itô avouait qu’à dessiner des spirales sous toutes leurs formes, de toutes les matières et avec une foule de détails, il était parfois pris de vertiges. 

Si Remina, la planète cyclope aux lèvres charnues, détruit la terre, c’est parce qu’elle la lèche avec sa langue monstrueuse. Notre planète est tout simplement trop appétissante. 


Le Temple de Tomie. Il nous fallait bien sûr nous placer sous la protection de la plus puissante créature créature de Junji Itô et pour cela lui consacrer un temple. On y accède en passant sous un tori rouge. J’ai une théorie. Les premières aventures de Tomie sont loin d’atteindre la perfection à venir  du dessin d’Itô avec leurs aplats noirs, leurs trames grossières et leur trait épais. Tomie semble même un peu banale. D’où vient ce glow up général ? Peut-être Junji Itô a-t-il réveillé un véritable esprit, s’accrochant à lui, et le poussant à s’améliorer pour en faire la beauté fatale, absolument irrésistible que nous connaissons. Junji Itô semble s’être libéré de l’emprise de Tomie, mais pour combien de temps ? 







Masterclass : Junji Itô devant une case de La Chuchoteuse, une de mes histoires préférées. 





Et joie personnelle, Junji Itô m’a dédicacé le 2e tome de Zone fantôme, encore inédit en France. 





Laissons le mot de la fin à Julie Doucet remixant Emil Ferris


ESPACE FRANQUIN

DU 26 JANVIER AU 29 JANVIER 2023

COMMISSAIRE : STÉPHANE DU MESNILDOT

SCÉNOGRAPHE : AGENCE LUXAR

DESIGN SONORE : YOKÔ HIGASHI

PRODUCTION : 9E ART+/ FIBD

samedi 21 janvier 2023

Junji Ito dans l’antre du délire

 


Vous souvenez-vous de vos frayeurs d’enfance, lorsque la maison familiale, plongée dans le silence et l’obscurité devenait menaçante ? Ce territoire d’ombres, Junji Itô s’en est fait l’explorateur en dévoilant la peur dissimulée sous les tatamis.



Le festival d’Angoulême m’a confié le commissariat de l’exposition Junji Itô dans l’antre du délire. Dans les années 2000, j’étais un fanatique des recueils édités par Tonkam avec leurs sublimes couvertures gravées ou réfléchissantes. Junji Itô était le pendant des films de la J-horror et je reconnaissais ses créatures cauchemardesques dans la terrifiante Madame Saeki de  la série Ju-on, descendant les escaliers comme une araignée. Rémina, Spirale, La Femme limace et les fruits sanglants sont toujours chez moi à portée de main. La réédition des chefs-d’œuvre d’Ito chez Mangetsu, a donc été un évènement, faisant en France sortir le mangaka du culte confidentiel pour lui donner la place qui lui revient : un des plus authentiques « Masters of Horror » contemporain, égal d’un Stephen King ou d’un John Carpenter.



Né en 1963, Junji Ito prend la suite de ses aînés Shigeru Mizuki (Kitaro le repoussant) et Kazuo Umezz (La Femme serpent). Le premier métier de Junji Ito est prothésiste dentaire, ce qui peut se percevoir dans les dentitions parfois carnassières de ses personnages. Il se fait connaître à la fin des années 1980, en publiant dans Gekkan Halloween, des histoires courtes mettant en scène des jeunes japonais et leur cadre quotidien : lycée, quartier, maison familiale. Ses thèmes de prédilection sont le culte de la beauté, le harcèlement, la solitude, les névroses, l’aliénation familiale. Rarement issu du folklore, l’horreur chez Junji Ito est d’abord sociale. Il peuple de monstres le Japon de la bulle économique, cette illusoire période de prospérité. Le Japon des années 80  connut une épidémie de légendes urbaines telle la « femme défigurée » agressant les enfants à la sortie des classes. Cette rumeur est née dans la préfecture de Gifu, région d’origine de Junji Itô. Ce phénomène de société a inspiré le mangaka pour ancrer l’horreur dans le quotidien.



On peut considérer ces rumeurs comme la version modernes des « kaidan » (récits surnaturels) de l’ère Edo : des histoires de fantômes, de chats diaboliques ou de meurtres colportés par les marchands. Les récits de Junji Ito sont elle-aussi des « histoires du coin de la rue », qui naissent entre l’école et la maison familiale, chuchotées par des groupes d’adolescents. Ainsi celle de « L’oracle à la croisée des chemins » dans L’Amour et la Mort : dans la ville de Nazumi, un ténébreux jeune homme apparait les jours de brouillard et prédit les pires catastrophes aux adolescents qui le consultent.



Dans ses récits fantastiques, les jeunes lectrices et lecteurs retrouvaient leurs angoisses liées au harcèlement, à la pression scolaire ou à l’étouffement familial. Chez Junji Itô, la famille fait tout pour retenir en son sein les enfants jusqu’à posséder leur esprit et modifier leur organisme. Ces peaux craquelées, tatouées, pustuleuses ou trouées, ces sourires cruels, ces dents proéminentes et acérées, sont le fruit d’un travail expressionniste du noir et blanc. Tel un scalpel, la plume de Junji Itô déchire la surface du réel pour révéler des monstres. La terreur est tapie dans l’embrasure des portes, au fond des couloirs, dans les profondeurs des caves et saute en gros plan au visage du lecteur. 



Pour mettre en scène ses huis-clos, le mangaka use d’un art implacable du découpage. Par goût, Junji Itô se détourne des architectures monumentales des métropoles japonaises préférant les bourgades et quartiers résidentiels. A l’orée de ces petites communautés se trouvent des cimetières, temples ou lacs, où se pratiquent encore des rituels ancestraux.



Junji Itô est un maître du mystère qui a popularisé la « folk horror » japonaise inspirée de ses traditions rurales. Les habitants des champs et des montagnes conservent jalousement leurs secrets et mieux vaut ne pas s’égarer sur les routes secondaires du Japon sous peine d’être transformé en épouvantail, séduit par une femme-oiseau, ou voir surgir d’un puits un monstre de pierre. 



Les villes et les campagnes sont le théâtre des légendes urbaines et folkloriques. Les monstres attendent les adolescents dans les rues de ville nocturnes ou baignées dans le brouillard. Les cimetières, les temples et les villages, abritent des démons ancestraux. Les spirales envahissent le décor, les plantes prolifèrent de façon autant végétale qu’organique, les corps et les visages bourgeonnent de façon incontrôlable, et les espèces mutent. La société se dérègle et l’horreur devient cosmique.  



Au découpage strict des planches et aux décors réalistes succèdent des dessins immersifs fourmillants de détails. Une plante bourgeonne sur le cou d’une jeune fille, et comme un vampire la vide de son sang. L’excroissance devient une forêt d’arbres fruitiers qui emplit toute une pièce. A partir d’un élément insolite, l’horreur prolifère jusqu’à envahir totalement la case. Les mangas de Juni Itô peuvent nous faire perdre la tête… où au moins la faire gonfler et s’envoler tel un ballon d’hélium.



L’un de ses inspirations majeures est l’écrivain américain Howard Philip Lovecraft, l’inventeur de la mythologie de Cthulhu, et maître d’une horreur dépassant les limites la perception humaine. Au découpage strict des planches et aux décors réalistes succèdent des dessins immersifs fourmillants de détails. Ces dérèglements provoquent chez les hommes d’incontrôlables altérations, autant organiques que sociales. Obsédés par les spirales les habitants d’un village s’enroulent sur eux même comme des escargots. La planète Rémina, monstrueux cyclope galactique, fait retourner la Terre à la barbarie. Les requins à pattes de Gyo, nous attaquent sur la terre ferme, entrainant une mutation biomécanique des êtres humains. Comme Lovecraft, Juni Itô est l’Inventeur de son propre folklore fantastique. Le père de Tomie possède le talent  exceptionnel d’imaginer des situations totalement inédites, des monstruosités jamais vues, qui distordent notre vision du monde.



Tomie est la créature la plus célèbre de Junji Itô. C’est elle qui, en 1987, le pousse à devenir mangaka professionnel lorsque sa première aventure remporte la mention spéciale du Prix Kazuo Umezz. Junji Itô pose dès cet épisode le principe de résurrection de la lycéenne. Ses camarades de classe vont jusqu’à l’assassiner et font disparaître le cadavre en se partagent les morceaux. Pourtant, comme si de rien n’était, Tomie revient à l’école… Il doit donc beaucoup à Tomie : elle à la fois comme sa bienfaitrice et le spectre qui le pousse à toujours la faire revivre dans de nouvelles aventures. Elle est aussi la muse qui l’a poussé à raffiner son trait comme pour mieux sublimer sa beauté.



Qu’est-ce qui donne sa force à la créature et l’emprisonne dans un cycle infernal ? Sa beauté exceptionnelle est sa malédiction, suscitant autour d’elle le désir de possession, la jalousie et la haine. Les hommes qui prétendent aimer Tomie, veulent la peindre ou photographier sa beauté, souhaitent en réalité la capturer. Tomie est le révélateur de la violence, souvent sexuelle, et de la domination masculine. Tomie venge-t-elle les femmes japonaises ? Assurément. Tel un fantôme japonais classique, Tomie pousse ses assassins à la folie et à l’autodestruction. Personne n’est innocent dans le monde de Tomie. Tomie est-elle une mutante ou un être venu d’ailleurs ? Qu’on la découpe en morceau et chaque membre donnera naissance à une nouvelle Tomie. Si on la décapite, sa tête continue de vivre et le corps d’une Tomie pousse sous son cou. Fait-elle partie d’une autre espèce ? Est-elle un clone qui en se multipliant pourrait envahir le monde ? Entité virale, comme Sadako, Tomie est un mosntre abstrait et presque métaphysique. 


L'exposition Junji Itô dans l'antre du délire se tiendra au festival d'Angoulême du 26 au 29 janvier 2023