Les Funérailles des roses (Bara no sôretsu, 1969) de Toshio Matsumoto
En
1969, dans la frénésie artistique, politique mais aussi érotique qui
électrisait alors le Japon, Toshio Matsumoto, cinéaste venu du documentaire et
de l'expérimental, décide de réécrire l'histoire d'Œdipe dans le milieu des
travestis et des bars gays. Les Funérailles des roses, c'est Œdipe à
Shinjuku ou, si l'on veut, Œdipe Reine, sous forte influence de Notre-Dame des fleurs de Jean Genet. Son ascendance secrète se fera sentir
aussi bien chez le Kubrick d'Orange
Mécanique (qui en reprend les accélérés musicaux) que chez le Gus Van Sant
de My Own Private Idaho qui
transpose, dans un style tout aussi pop et éclaté, Falstaff de Shakespeare chez les prostitués homosexuels de
Portland.
Produit
par la mythique ATG, Les Funérailles des roses a pour héros Eddie, un jeune travesti d'une grande beauté, hanté par
des souvenirs d'enfance cauchemardesques. Lorsqu'enfin Eddie croit avoir trouvé
la paix, il s'aperçoit que son amant (interprété par Yoshio Tsuchiya, l'un des
Sept samouraïs), patron d'une boîte de nuit, n'est autre que son propre père,
qu'il n'a jamais connu.
Le
premier travestissement, typiquement camp,
est l'inversion du sexe des personnages du mythe. Malicieusement, Matsumoto
oscille entre un univers de fantaisie baroque (le club se nomme le Bar Genet), et la description
documentaire du milieu gay japonais. Bien que Mishima y ait situé plusieurs
de ses ouvrages et que des figures cultes comme Carrousel Maki et Akihiro Miwa
(le Lézard noir de Fukasaku) en aient
émergées, pour la première fois, un cinéaste consacrait un long métrage à cet
univers encore confidentiel. Matsumoto offre les premiers rôles de son film à
des non-professionnels recrutés dans les clubs, mais il leur donne surtout la
parole. Il recueille les témoignages d'êtres qui, bien que parfois suicidaires
ou désespérés, affrontent la société avec courage.
La
marginalité intense de ces Tokyo Dolls
permet à Matsumoto de dessiner les contours d'une scène underground japonaise proche
de celle des américains Jonas Mekas et surtout Andy Warhol. La vie nocturne
tokyoïte où se brouillent les identités sexuelles et les désirs, devient une
Factory à ciel ouvert, où brillent des Superstars comme le jeune travesti Peter.
Matsumoto le rebaptise Eddie, jeu de mot sur Œdipe, mais aussi hommage à Eddie Sedgwick dont Peter possède les
paupières noircies, le visage juvénile et la silhouette de nymphe. Matsumoto
raconte comment, alors qu'il écumait les bars gays avec son équipe, Peter est
apparu, irradiant de lumière, captant les regards et imposant le silence autour
de lui. Cet éblouissement, Peter le conserve tout au long du film, jusqu'à la
cécité qui, comme dans le mythe, achève son destin. Lors des scènes d'amour,
Matsumoto irradie, parfois jusqu'au négatif, le corps du jeune homme, faisant
de la lumière son premier travestissement. Cette ascension d'une figure
aveuglante du désir renvoie à Jack Smith et à l'orgie blanche de Flaming Creatures, où, aussi bien que
les ténèbres, la surexposition confondait et mêlait les corps et les identités.
Comme
un feu-follet, Peter traverse tous les univers, qu’ils s’agissent des clubs
gays, des plateaux de films pinks ou
de l'appartement d'une communauté de cinéastes expérimentaux. Matsumoto filme
avec humour ces jeunes révolutionnaires, qui tordent les images d'une
télévision pour les refilmer en 16mm, et citent fièrement les théories de
"Monas Jekass". Mais plus profondément, ni les travestis, ni les
cinéastes ne répondent à la norme ; créatures paniques, ce sont les agents du
désordre, qu'il soit sexuel, social ou
artistique. Même à Tokyo en 1969, l'androgyne reste une figure du chaos.
Peter devient le réceptacle de visions que Matsumoto emprunte au pan psychédélique
du cinéma expérimental : les flicker de Tony Conrad, les spasmes épileptiques
de Paul Sharits, les danses stroboscopées de Ronald Nameth. La trajectoire
d’Eddie est faite de moment de joie intense mais aussi d'errances
somnambuliques dans un ténébreux musée des masques et de crises d'angoisses qui
lui font perdre ses esprits.
Comme
le Mike narcoleptique de My Own Private Idaho,
Eddie est sujet à des absences qui fracturent le film. Il s'évanouit et reprend
connaissance à des moments antérieurs du récit, comme s'il cherchait dans le
temps un point précis. La perception d'Eddie est déréglée par un moment obscur,
refoulé, de son passé (le meurtre de sa mère), à l'origine de sa transformation
d'adolescent apeuré en jeune fille extravertie. Incognito, Eddie rejoue bien la
tragédie d'Œdipe, même si à la place d'être sacré roi Thèbes, il devient la
Mama-san d'un club gay. Tout en brodant sur le mythe sa fantaisie pop,
Matsumoto ne le néglige pas pour autant : le fatum reprend toujours ses droits par surprise, et de la plus
sanglante façon qui soit. Cette tragédie est celle de ces figures chatoyantes
qui s'étourdissent dans la nuit tokyoïte mais n'ignorent pas que leur place
n'est nulle part. Eddie, les yeux crevés, sort dans la rue et expose aux
passants son visage ensanglanté. Ce qu'il dévoile alors en plein soleil est
toute la violence de la société envers ceux qu'elle rejette dans la nuit.
Cet
article fait partie du dossier « Tokyo, années 60, L’esprit de Shinjuku »
paru dans les Cahiers du cinéma n° 662, décembre
2010.
Le
dossier comprend également
Un panorama des sixties révolutionnaires japonaises
Cinéma
pink et guérilla - entretien avec Masao Adachi (première interview française de Masao Adachi)
Citique du Soldat dieu de Koji Wakamatsu
Se
battre avec les images - entretien avec Koji Wakamatsu
Mort
aux artistes ! entretien avec Jim O’Rourke
Sur Peter, un autre billet ici