Il y a deux mondes chez Araki. Le
plus connu, pléthorique, a fait d’Araki l’héritier des peintres de Yoshiwara. Il est le vagabond des clubs érotiques, des love hotels, des
soaplands ; le photographe insatiable des filles attachées, suspendues,
mais qui nous regardent, des yakuzas et des fleurs. C’est une apologie de la
chair où Araki applique à la photo ce qu’on nomme au Japon « l'écriture du moi ». Sur certaines photos, mais pas celles exposées ici, son
propre sperme est projeté sur le papier. En représentant aussi littéralement l’énergie vitale qui l’anime, Araki coupe presque court à toute interprétation. Si pendant des décennies
l’érotisme asiatique a été représenté en Occident par les geishas et les estampes
shunga, c’est aujourd’hui les femmes d’Araki
qui en sont le symbole. Le second monde ne repose que sur quelques dizaines de
clichés : deux séries que 20 ans séparent. Le
Voyage sentimental retrace la lune de miel d’Araki et Yoko en 1971. Le Voyage d’hiver, est la chronique de la
mort de Yoko en 1991.
Mais d’abord, à l’entrée de l’exposition,
il y a les fleurs. Ces fameuses fleurs carnivores, charnelles et troublantes.
Rouges, jaunes ou bleues, grasses et luisantes, saturation de couleurs et de
vie avant la lumière grise du mausolée.
On retrouve une autre fleur, mais
noire, au milieu du Voyage d’hiver : celle qui a grandi à l’intérieur du
corps de Yoko et l’a emportée. Sa malédiction semble déjà en germe pendant la
lune de miel, comme un voile sombre. Les chambres d’hôtels, les auberges à
futon, les trains et les papillons se succèdent, mais Yoko ne cesse d’être
mélancolique, comme si déjà pesait le poids du retour pour ce couple d’artistes
pauvres qui semble quitter pour la première fois Tokyo.
Et toute la tendresse d’Araki
réside dans la capture de cette tristesse. Il y a aussi ces lits vides et
défaits, ces paysages, ces objets, où Araki fait passer l’impermanence des
choses. Il y a surtout le visage de Yoko en jouissance, peut-être la seule photo
de ce type qui n’ait jamais comptée pour Araki. C’est à compte d’auteur qu’Araki
éditera Le Voyage sentimental, bien loin de la star qu’il est devenu au cours
des décennies suivantes.
Le Voyage d’hiver lui fait directement suite sur les murs de l’exposition mais deux décennies
les séparent. Pourtant, une même trame fine et grise unie le voyage de l’amour
et le voyage de la mort. La neige, les draps d’hôpitaux et les cendres :
en ce début d’exposition, on ne parle pas, on ose à peine chuchoter. C’est
entre les photos que tout se joue. Yoko tient Chiro, leur chatte, dans ses bras,
et sur les photos suivantes, Yoko a disparue. Il y a l’appartement vide et des
quais de train et des rues désertes. Et un homme anonyme, endormi dans le train
qui le ramène de l’hôpital. Parfois Chiro revient. La nuit, elle marche sur la
barrière métallique du balcon ou bien est assise sur la table du salon et
regarde par la fenêtre. Elle attend.
Sur son lit l’hôpital, Yoko a presque
disparu : elle n’est plus qu’une petite boule de cheveux noirs aux creux d’un
oreiller. Quant à la main d’Araki tenant celle de Yoko, comment en parler ? Et les
cendres sur le chariot métallique du crématorium, comment en parler ? On
peut en revanche, avec le chat, parler
de l’absence de Yoko. Chiro passe devant l’autel funéraire. On la retrouve, les yeux mi-clos,
sur le lit de Yoko. Elle regarde par la fenêtre du salon et, à la photo
suivante, elle gambade dans la neige. Araki a ouvert la fenêtre pour laisser
partir l’âme de Yoko.
“Assise
sur mes genoux, Chiro aimait que je lui lise Je suis un chat de Natsume Soseki.
On pouvait être sûr que Chiro était une fille à sa façon de s’arrêter de faire
pipi lorsque j’essayais de la photographier dans la salle de bain. Elle
détestait ça. Quand Yoko était à l’hôpital,
Chiro attendait à mes côtés son retour. Il
n’y avait plus que nous deux en train de regarder le soleil couchant. »
Chiro est entré dans la vie de Yoko et
Araki en 1988. Bien que celui-ci n’ait pas d’affection particulière pour les
chats, elle a été son amie et sa modèle pendant 22 ans.
Le reste de l’exposition relève de l'autre monde d’Araki. Le titre d’une série nous renseigne sur ce qui le compose
et le fait tenir debout : Tokyo
Comedy. Après, la neige et les cendres, viendra le règne du théâtre, des cordes
et des kimonos rouges.
Après la disparition de Yoko, tout ne sera plus que
comédie.
(Il s'agit d'un parcours dans l'exposition du musée Guimet, et non des livres Le Voyage sentimental et Le Voyage d'Hiver, qui peuvent présenter une chronologie différente des photographies)
Le site de l'exposition ici
NB
: la photo d'ouverture et celle du chat sur le ventre d'Araki ne font pas
partie de l'exposition.