samedi 26 février 2022

L’Etang du démon. A la découverte de Tamasaburo Bando.

Reflet brouillé



L’Etang du démon de Masahiro Shinoda (1969) nous entraîne au cœur d’un Japon ensorcelant, celui des dragons tapis sous les étangs, des créatures magiques des forêts et cours d’eaux, des princesses prisonnières pour l’éternité d’amours impossibles. Il se conclut par un raz de marée qui dévaste un village en en luxe d’images composites et de maquettes restant encore très spectaculaires. Mais l’effet spécial le plus sidérant est dissimulé au cœur du film, secrètement, sous le fard de son actrice principale. Celle-ci joue le double rôle de Yuri l’épouse d’un collecteur d’histoires surnaturelles, sonnant avec celui-ci la cloche du village pour empêcher le réveil du dragon, et de Shirayuki, la Princesse de l’étang séparée de son amour.

Cette femme hors du temps, au visage semblant sortir d’une estampe, aux gestes lents et à la voix mélodieuse est en réalité l’un des plus grands acteurs de kabuki : le trésor national vivant, Tamasaburo Bando alors âgé de 29 ans. Il appartient à cette catégorie crée en 1629 lorsque les actrices furent interdites de scènes, pour limiter la prostitution, et remplacées par des jeunes garçons. Le culte des éphèbes étant vivace au Japon, ce sont des acteurs majeurs qui reprirent en 1642 ce concept nommé onnagata ou « forme de femme », que Mishima nommait « la fleur du kabuki ».




L’homosexualité, si elle est présente chez les onnagata, n'est cependant pas une norme. L’orientation sexuelle est secondaire car seule compte leur façon de travailler et rendre unique une créature existant en dehors d’eux : leur propre « forme de femme ». Bando affirme que le personnage qui évolue sur scène est l’image idéalisée d’une femme imaginée par un homme. Il se compare à un peintre d’estampes travaillant l’attitude, les gestes ou la carnation d’un visage. Si comme tout registre actoral, ces gestes peuvent être appris et reproduit, le plus difficile à acquérir est le kokoro, l’esprit, le cœur où l’âme qui rendra vivante cette femme imaginaire. Si Bando est immensément célèbre au Japon, on peut parier que la plupart des spectateurs occidentaux ne verront qu’une femme tout au long du film. Shinoda ménage cependant un soupçon sur la nature du personnage lors de sa première apparition devant une mare, observée par un voyageur. 



Bando se tient alors de dos, puis tourne très légèrement la tête vers la gauche, laissant voir sa joue et son nez. Pourquoi le cinéaste dissimule-t-il le visage de l’actrice ? Ce maintien légèrement théâtral, cette voix composée laisse planer un doute. Pourtant c’est bien une femme qui finit par se dévoiler, sa beauté éblouissant le voyageur. Cependant persiste l’ombre d’une illusion. Comme chantait Christophe, autre voix transgenre : « Les choses les plus belles au fond restent toujours en suspension. » Sa nature androgyne est très différente de celle de Kazuo Hasegawa dans La Vengeance d’un acteur (1963) de Kon Ichikawa qui interprète donc un acteur, un onnagata, d’ailleurs amoureux d’une jeune femme. Shinoda fait de l’onnagata une créature magique, un charme d’amour puissant à l’intérieur de son film. Le plan qui dirait la vérité du personnage serait son reflet brouillé par l’eau de la mare.



La filmographie de Tamasaburo Bando, avant tout homme de scène, est courte. Parmi ses expériences les plus intéressantes : Nastassja (1994) d’Andrzej Wajda, adaptation du dernier chapitre de L’Idiot de Dostoïevski, où il interprète à la  fois le Prince Mychkine et Nastassja. 



Wajda raconte comment il a découvert Bando à Kyoto dans le rôle de Violetta dans La Dame aux Camélias. Pour Nastassja, qui était au départ une pièce de théâtre, Bando devait relever le défi d’interpréter pour la première fois un homme. Les costumes de la pièce avaient été conçus pour lui permettre de se métamorphoser en un clin d’œil. « D’un seul geste il enlevait ses boucles d’oreille, se retournait et soudain il était un homme. »


Autre grande apparition cinématographique de Bando : Visage écrit (1994), le fascinant documentaire de Daniel Schmid. 



On peut y voir un autre génie de la scène japonaise, le danseur butô Kazuo Ono, dansant sur port de Yokohama, travesti en son alter ego La Argentina. Ce qui intéresse Schmid est le pouvoir ensorcelant du fard, permettant à l’artiste de moduler une nouvelle identité. 



Bando y raconte comment son art vient aussi de l’observation des femmes et de leur geste et comment il les réinterprète avec un œil masculin. Il évoque Garbo et Dietrich transformées par Hollywood en archétype de la féminité.

On trouve de nombreuses vidéos avec Tamasaburo Bando sur YouTube, dont celle-ci, magnifique.


L’Etang du démon de Masahiro Shinoda est disponible en DVD et Bluray chez Carlotta Films. En bonus Fabien Mauro décrypte les effets spéciaux et je parle de la tradition fantastique du film et bien sûr de Tamasaburo bando. 

La boutique Carlotta





 

mercredi 23 février 2022

La Saison du soleil de Shintaro Ishihara

Les éditions Belfond viennent de republier La Saison du soleil, œuvre culte de la littérature japonaise, pour la première fois depuis 1958. Par un curieux hasard, cette réédition coïncide avec le décès de son auteur, Shintaro Ishihara, le 1er février à l’âge de 89 ans.



Si l’écrivain est oublié en France, on connait un peu mieux celui qui fut le très médiatique gouverneur de Tokyo de 1999 à 2012. Cette figure de la droite dure, pour ne pas dire d’extrême droite, conjuguait les pires travers de la politique japonaise : réactionnaire,  raciste, et un provocateur se rendant régulièrement au sanctuaire Yasukuni pour honorer les criminels de guerre. Un personnage que l’on laisserait donc disparaître sans remord dans « les poubelles de l’histoire ».

Qu’en est-il de l’écrivain ?



Lorsqu’on étudie le cinéma japonais, Ishihara est un nom familier, et pas seulement parce que son frère Yujiro fut l’une des plus grandes vedettes des années 50 et 60. En 1955, Shintaro créa l’évènement avec ce premier roman qui remporta le prestigieux prix Akutagawa et à 23 ans devint la figure de proue de la jeunesse japonaise. Nommée La tribu du soleil (ou Tayzoku) ces adolescents avaient grandi dans le Japon de la défaite, avaient lu des manuels scolaires dont les passages nationalistes étaient caviardés, et se sentaient pris en tenaille entre l’abattement et la rancœur des adultes et la modernité et les plaisirs offerts par l’occupant américains. Vêtus de chemises hawaïennes, ces jeunes bourgeois n’avaient comme occupation que de profiter du soleil, des plages et collectionner les conquêtes. Des études menées de façon velléitaires, allaient les conduire sans beaucoup d’efforts à des postes-clés de la finance, de la justice ou de l’industrie. S’inscrivant dans un mouvement mondial, La Saison du soleil est contemporain de Bonjour tristesse de Sagan, des Vitelloni de Fellini, et devance Et Dieu créa la femme de Vadim, Les Tricheurs de Carné, et Les Cousins et les Godelureaux de Chabrol. Admirateur d’Hemingway, l’écrivain dépeint avec détachement le cynisme et la cruauté de ses contemporains : Tatsuya un étudiant, adepte de boxe, et Eiko, une jeune fille émancipée, commencent une relation tout en considérant que l’amour est superflu. Il suffira d’une phrase, tombant presque banalement lors d’une partie de mahjong de la bande de garçons, pour que le marivaudage devienne une tragédie. Derrière l’hédonisme de façade, Ishihara est bien un moraliste. La vitalité des jeunes japonais décrits par Ishihara, pour ne pas dire leur virilité et leur sexualité agresive, lui valut l’admiration de Mishima. 





Le soleil pouvait être être aussi celui du drapeau japonais, rendu à sa dimension presque mystique, et celui de l'Empereur, même si les héros étaient pour le moment dépolitisés. Cette génération vierge des compromissions de leurs pères et de la défaite pouvaient, en gagnant en maturité, incarner un nouveau nationalisme. Si Mishima n’avait jamais été considéré comme un politicien sérieux, Shintaro Ishihara, plus pragmatique, embrassa avec succès une carrière politique.

Adapté l’année suivante, La saison du soleil est à l’origine des premiers films japonais conçus pour un public adolescent ou étudiant. 



Takumi Furukawa transpose très correctement le roman, et se permet quelques éclats comme la scène de beuverie de Eiko où il plonge dans l’ombre le visage de l’excellente Yôko Minamida.



C’est Ishihara lui-même qui signe l’adaptation, reprenant la plupart des dialogues du livre. Certaines variations sont amusantes comme ce livre que lance Eiko vers Tatsuya et qui perce une cloison de papier. Dans le roman c’est avec son sexe en érection que Tatsuya déchirait la cloison. Les lecteurs du livre auront forcément rétabli la scène d’origine. Yujiro, le petit frère de Shintaro, ne tient ici qu’un rôle secondaire, Tatsuya étant interprété par Hiroyuki Nagato, très sobre si on le compare à son rôle de yakuza surexcité dans Cochons et cuirassés d’Imamura.  




La même année, sort l’un des meilleurs films du mouvement Tayozoku, Passions juvéniles (Crazed Fruit, 1956), également scénarisé par Shintaro Ishihara qui fait de  Yujiro la première star de la jeunesse japonaise, entre James Dean et Elvis Presley. 



La petite réputation du film en France vient de l’éloge de François Truffaut dans Les Cahiers du cinéma et du célèbre titre « Si jeune et déjà poney ». L’autre grand film rattaché à ce courant est Les Baisers (1957) de Masumura où l’on retrouve les relations difficiles entre un garçon et une fille emportés par le tourbillon culturel et sensuel de la fin des années 50. Masumura rajoute une dimension sociale inédite puisque c’est en se rendant dans un pénitencier que les deux jeunes se rencontrent. Le père de l'étudiant est emprisonné pour avoir truqué des élections, celui de la jeune fille pour avoir détourné des fonds publics. 



Admiré par Nagisa Oshima, Les Baisers inspirera Contes cruels de la jeunesse, le film fondateur de la Nouvelle vague japonaise. L’importance de l’œuvre de Shintaro Ishihara tient ainsi à sa descendance souvent éloignée de ses convictions politiques. La Saison du  soleil demeure indispensable comme document sur la jeunesse japonaise de cette époque, mais aussi par sa noirceur et sa mélancolie enfouie qui lui permettent de résister au temps.  

 

mardi 22 février 2022

Le prix de la critique de cinéma pour Cérémonies, au coeur de L'Empire des sens

Mon livre "Cérémonies, au coeur de L'Empire des sens" a reçu le prix du meilleur livre français sur le cinéma 2021 remis par le syndicat français de la critique de cinéma.



My book "Cérémonies, au cœur de L'Empire des sens" (Ceremonies, at the heart of In the Realm of the Senses) was awarded the prize for the best French book on cinema in 2021 by the French Union of Film Critics.








jeudi 10 février 2022

Valentina é... giapponese





Depuis l’adolescence je suis amoureux de Valentina Rosselli. J’aime tout en elle : son visage, sa silhouette, son indépendance, ses rêveries et même ses opinions politiques. Valentina est la création du génial Guido Crepax, un des plus grands dessinateurs italiens, et l’on se perd autant dans ses récits gigognes et oniriques que dans les traits de plumes, dessinant des résilles, des enchevêtrements de rotin, des tissages de laine. 



Je savais que Crepax s’était inspiré de Louise Brooks mais curieusement je n'ai jamais totalement réussi à superposer l’actrice et le dessin. Il y avait bien la coiffure, encore que celle de Valentina soit plus bouffante, mais Louise Brooks est pour moi trop assimilée aux années 20 pour incarner la jeune femme pop de Valentina dans le métro. L’adaptation officielle de Baba Yaga par Corrado Farina (1973) ne m’a pas convaincu non plus. Isabelle de Funès, par ailleurs belle chanteuse dans le style de Marie Laforêt, n’a pas pour moi le visage de Valentina. 





J’ai retrouvé quelque chose du style pop de Crepax dans Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? (1966) de William Klein. 






Mais c’est tout récemment que j’ai enfin déniché la Valentina de mes rêves. 

Hiroko Matsumoto (1935-2003) n’était pour moi que la « Mademoiselle Hiroko » de Domicile Conjugal de Truffaut, que ce fou d’Antoine Doinel quitte pour retrouver Claude Jade. A  la mort de Pierre Cardin, il y a deux ans, j’ai vu apparaître d’autres images de celle qui était son mannequin vedette. La coupe de cheveux, la ligne, le mystère et l’humour, les vêtements pop, l’univers de mode et de photographies : Valentina était donc Japonaise ! 





Bien sûr imaginer une Valentina nippone permet de croiser le sado-masochisme de Crepax avec les romans-pornos Nikkatsu les plus délirants comme la Maison des perversités de Tanaka, les films de Terayama ou les photos d’Araki. 



L’influence de Crepax se fait aussi sentir dans les mangas eroguro de Kamimura mais surtout dans ceux méconnus de Kenji Tsuruta comme Forget-me-not et surtout le chef-d’œuvre La Pomme prisonnière qui se déroulent à Venise.