Affichage des articles dont le libellé est J-horror. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est J-horror. Afficher tous les articles

mercredi 29 mai 2024

Chime (2023) de Kiyoshi Kurosawa

Dans la salle de classe, il y a un fantôme assis sur une chaise



Enlevez Mamiya, l’hypnotiseur amnésique de Cure, mais gardez le monde glacé où circule le Mal et vous obtiendrez Chime. Kiyoshi Kurosawa a tourné ce film de 40mn pour la plateforme japonaise Roadstead en septembre 2023, dans les interstices de son remake de La Trace du serpent. 



Un cuisinier enseigne à une classe d’une dizaine d’élève, lorsqu’il remarque un garçon, qui l’air absent, découpe de l’ail comme un forcené. Tashiro est une de ces créatures typiques de Kurosawa : ensommeillé, presque amorphe, mais habité par une sourde méchanceté. 



Tashiro, après un discours insensé où il raconte qu’on a remplacé une partie de son cerveau, se plante un couteau dans le crâne. Il veut faire taire le carillon, qui est comme un cri mais pas humain, qui tinte dans sa tête. 

Tashiro a transmis sa malédiction au professeur car quelque chose tinte aussi dans sa tête : l’insatisfaction de se croire un grand cuisinier mais de n’enseigner que pour des élèves qui viennent surtout passer le temps. 

Il y a trop de lames en acier luisant dans cette salle de classe. Trop de reflets lumineux, que projette le train qui passe devant les fenêtres. Les reflets se répercutent sur les murs, ces casiers qui ressemblent à ceux d’une morgue. Ils sont hypnotiques comme les signaux lumineux dans Cure qui réveillaient la pulsion de meurtre plantée par Mamiya dans l’esprit de ses victimes. 



Où déjà avions-nous vu un éclat dévoiler l’identité d’un tueur ? Dans Ténèbres de Dario Argento, où la pointe métallique d’une structure d’art contemporain était frappée par la lumière dans l’appartement vide du tueur. Eclat maléfique comme celui luisant sur la lame du rasoir. Ténèbres est aussi un film sur la contamination du Mal. 

Dans la salle de classe, il y a un fantôme assis sur une chaise. Nous ne le voyons pas mais le professeur hurle de terreur, bouche noire comme un danseur de butô. Dans sa chambre, son fils (un horrible enfant qui ricane à table sans explication) sourit comme un spectre. 



Entre ses doigts, il fait tourner une petit jeu en acier, semblable aux surfaces de la salle de classe de son père. Est-ce lui l'hypnotiseur?


Chaque jour sa femme descend des poubelles contenant des dizaines de canettes métalliques et les écrase une à une. Qui les a bu ? Et où disparait-elle sans explication ?

Derrière un rideau, dans le salon, une petite pièce est un dépotoir, jonché d’objets brisés et d’ordures.




Cet appartement n’est pas tel que nous l’avions cru : est-ce le repaire d’un fou, d’un reclus solitaire ? Parfois le professeur sort dans la rue, regarde autour de lui et rentre terrifié dans son appartement. Qui peuple cette maison ? Quels spectres d’une vie familiale révolue ? 

Entendez-vous le carillon ? 




samedi 11 novembre 2023

Door (1988) de Banmei Takahashi



Attention, ce billet contient des spoilers. 

Door est un curieux film, entrant dans la catégorie du home invasion mais avec des préoccupations très japonaises. Le home Invader, celui qui s'introduit dans la maison, est davantage défini par un terme anglais passé dans le langage courant au Japon : le stalker. Un être anonyme, obsédé en général par une femme ou une jeune fille, qui se met à la suivre et se dissimule parfois chez elle. Ces personnages réels, au centre de fait-divers souvent tragiques, font partie des terreurs générées par la vie urbaine japonaise.



Le décor est typique des années 80, et deviendra celui favori de la J-horror : un grand ensemble moderne et aseptisé qui, s’il était laissé à l’abandon, aurait le même destin que celui de Dark Water. La solitude et une mère de famille persécutée sont aussi les thèmes de Door. Yasuko, une jeune femme au foyer, y réside avec son mari et son fils de 5 ans, Takuko. Le mari est un salaryman travaillant dans une société informatique, encore une fois un métier de la bulle économique. Il rentre épuisé du travail, fait une sieste, avant de s’occuper un peu de son fils.



La scène où Takuko est endormi dans leur lit indiquerait que ce couple poursuit une existence sans passion ni sexualité, centré autour de leur enfant. Cette vie conjugale morne et répétitive donne lieu à un désastreux retour du refoulé, pulsions qui chercheront à forcer la « porte » de l’appartement. Celles-ci s’incarnent en la figure d’un représentant proposant des cours d’anglais qui, blessé par la jeune femme refermant la porte sur sa main, va être pris d’une passion violente pour elle. Réduire le home invasion à son élément principal, la porte séparant la menace extérieur de l’intimité, est une idée particulièrement brillante. C’est sur celle-ci que l’héroïne trouve inscrit  : « Je suis sexuellement frustrée, faites-le avec moi. » Graffiti autant obscène que révélateur de son refoulement.



Alors que son mari est absent pendant trois jours, les coups de téléphone se multiplient, comme si l’un devenait de plus en plus présent alors que l’autre s’efface. Le « Je vous aime » du harceleur téléphonique lui revient perpétuellement à l’esprit, sans doute parce qu’on ne lui a pas dit ces mots depuis longtemps. Peu à peu, toujours à coup d’appels téléphoniques, l’homme étend son emprise sur sa vie, devinant lorsqu’elle sort de son bain ou l’épiant à la piscine. 



Paradoxalement, cette femme d’une trentaine d’année, ni belle ni laide, à la sexualité dévitalisée, se met très légèrement à retrouver une forme de sensualité. 



Avec ses traits fins et enfantin, le stalker échappe au cliché du pervers forcément repoussant. Comme le mari, il est un agent dépersonnalisé de la surconsommation des années 80. Les deux acteurs pourraient sans problème échanger leurs rôles. Après des années à œuvrer dans le domaine du roman porno et du film pink, Banmei Takahashi en connait bien les mécanismes. Pourtant Door n’est absolument pas un film érotique, ne flatte à aucun moment le voyeurisme du spectateur, comme si la sexualité refoulée de l’héroïne fermait aussi à double-tour cette porte-là.



Le stalker parvient finalement à s’introduire chez la jeune femme et, sous la menace, la force à préparer le dîner pour son fils et lui. Il occupe alors la place du mari absent, et tente ensuite de la violer. Un travelling étourdissant (et furieusement depalmien) en plongée totalement verticale, suit leur combat à travers tout l’appartement qui révèle son statut de décor, mais surtout d’espace mental.



Door a la réputation d’être l’un des premiers films gore japonais, au même titre que Evil Dead Trap sorti la même année. Mais il faut noter que les effets sanglants s’exercent exclusivement sur la figure du violeur, massacré par la jeune femme, à la fourchette à rôti et à la tronçonneuse. Pourtant, il semble que sa mort ne résout rien, à part faire basculer la mère et le fils dans la folie. Alors même que l’agresseur était dans l’appartement, un autre pervers téléphonait à Yasuko, faisant planer un doute : les appels anonymes, le mouchoir remplis de sperme déposé dans sa boîte à lettres, l’inscription obscène étaient-ils tous l’œuvre du représentant. Combien de pervers se cachent dans la ville pour l’épier ?



En 1991, Banmei Takahashi offre une suite érotique, Door 2, Tokyo Diary, délaissant le réalisme pour le baroque et un personnage de call-girl. La porte devient celle que va pousser la prostituée sans savoir quel homme se trouve derrière. Kiyoshi Kurosawa tourne Door 3 en 1996, ne retenant du premier film que l’idée du démarchage à domicile pour dévier ensuite sur un récit à la Body Snatchers. Kurosawa avait saisi que l’angoisse principale de Door résidait dans l’impossibilité de préserver son intimité dans un monde parcouru de réseaux téléphoniques. Des êtres spectraux, envoyés par les entreprises, pouvaient se glisser dans les maisons, cherchant autant à nous vendre leur marchandise, qu’à s’emparer de nos âmes et de nos corps.




samedi 21 janvier 2023

Junji Ito dans l’antre du délire

 


Vous souvenez-vous de vos frayeurs d’enfance, lorsque la maison familiale, plongée dans le silence et l’obscurité devenait menaçante ? Ce territoire d’ombres, Junji Itô s’en est fait l’explorateur en dévoilant la peur dissimulée sous les tatamis.



Le festival d’Angoulême m’a confié le commissariat de l’exposition Junji Itô dans l’antre du délire. Dans les années 2000, j’étais un fanatique des recueils édités par Tonkam avec leurs sublimes couvertures gravées ou réfléchissantes. Junji Itô était le pendant des films de la J-horror et je reconnaissais ses créatures cauchemardesques dans la terrifiante Madame Saeki de  la série Ju-on, descendant les escaliers comme une araignée. Rémina, Spirale, La Femme limace et les fruits sanglants sont toujours chez moi à portée de main. La réédition des chefs-d’œuvre d’Ito chez Mangetsu, a donc été un évènement, faisant en France sortir le mangaka du culte confidentiel pour lui donner la place qui lui revient : un des plus authentiques « Masters of Horror » contemporain, égal d’un Stephen King ou d’un John Carpenter.



Né en 1963, Junji Ito prend la suite de ses aînés Shigeru Mizuki (Kitaro le repoussant) et Kazuo Umezz (La Femme serpent). Le premier métier de Junji Ito est prothésiste dentaire, ce qui peut se percevoir dans les dentitions parfois carnassières de ses personnages. Il se fait connaître à la fin des années 1980, en publiant dans Gekkan Halloween, des histoires courtes mettant en scène des jeunes japonais et leur cadre quotidien : lycée, quartier, maison familiale. Ses thèmes de prédilection sont le culte de la beauté, le harcèlement, la solitude, les névroses, l’aliénation familiale. Rarement issu du folklore, l’horreur chez Junji Ito est d’abord sociale. Il peuple de monstres le Japon de la bulle économique, cette illusoire période de prospérité. Le Japon des années 80  connut une épidémie de légendes urbaines telle la « femme défigurée » agressant les enfants à la sortie des classes. Cette rumeur est née dans la préfecture de Gifu, région d’origine de Junji Itô. Ce phénomène de société a inspiré le mangaka pour ancrer l’horreur dans le quotidien.



On peut considérer ces rumeurs comme la version modernes des « kaidan » (récits surnaturels) de l’ère Edo : des histoires de fantômes, de chats diaboliques ou de meurtres colportés par les marchands. Les récits de Junji Ito sont elle-aussi des « histoires du coin de la rue », qui naissent entre l’école et la maison familiale, chuchotées par des groupes d’adolescents. Ainsi celle de « L’oracle à la croisée des chemins » dans L’Amour et la Mort : dans la ville de Nazumi, un ténébreux jeune homme apparait les jours de brouillard et prédit les pires catastrophes aux adolescents qui le consultent.



Dans ses récits fantastiques, les jeunes lectrices et lecteurs retrouvaient leurs angoisses liées au harcèlement, à la pression scolaire ou à l’étouffement familial. Chez Junji Itô, la famille fait tout pour retenir en son sein les enfants jusqu’à posséder leur esprit et modifier leur organisme. Ces peaux craquelées, tatouées, pustuleuses ou trouées, ces sourires cruels, ces dents proéminentes et acérées, sont le fruit d’un travail expressionniste du noir et blanc. Tel un scalpel, la plume de Junji Itô déchire la surface du réel pour révéler des monstres. La terreur est tapie dans l’embrasure des portes, au fond des couloirs, dans les profondeurs des caves et saute en gros plan au visage du lecteur. 



Pour mettre en scène ses huis-clos, le mangaka use d’un art implacable du découpage. Par goût, Junji Itô se détourne des architectures monumentales des métropoles japonaises préférant les bourgades et quartiers résidentiels. A l’orée de ces petites communautés se trouvent des cimetières, temples ou lacs, où se pratiquent encore des rituels ancestraux.



Junji Itô est un maître du mystère qui a popularisé la « folk horror » japonaise inspirée de ses traditions rurales. Les habitants des champs et des montagnes conservent jalousement leurs secrets et mieux vaut ne pas s’égarer sur les routes secondaires du Japon sous peine d’être transformé en épouvantail, séduit par une femme-oiseau, ou voir surgir d’un puits un monstre de pierre. 



Les villes et les campagnes sont le théâtre des légendes urbaines et folkloriques. Les monstres attendent les adolescents dans les rues de ville nocturnes ou baignées dans le brouillard. Les cimetières, les temples et les villages, abritent des démons ancestraux. Les spirales envahissent le décor, les plantes prolifèrent de façon autant végétale qu’organique, les corps et les visages bourgeonnent de façon incontrôlable, et les espèces mutent. La société se dérègle et l’horreur devient cosmique.  



Au découpage strict des planches et aux décors réalistes succèdent des dessins immersifs fourmillants de détails. Une plante bourgeonne sur le cou d’une jeune fille, et comme un vampire la vide de son sang. L’excroissance devient une forêt d’arbres fruitiers qui emplit toute une pièce. A partir d’un élément insolite, l’horreur prolifère jusqu’à envahir totalement la case. Les mangas de Juni Itô peuvent nous faire perdre la tête… où au moins la faire gonfler et s’envoler tel un ballon d’hélium.



L’un de ses inspirations majeures est l’écrivain américain Howard Philip Lovecraft, l’inventeur de la mythologie de Cthulhu, et maître d’une horreur dépassant les limites la perception humaine. Au découpage strict des planches et aux décors réalistes succèdent des dessins immersifs fourmillants de détails. Ces dérèglements provoquent chez les hommes d’incontrôlables altérations, autant organiques que sociales. Obsédés par les spirales les habitants d’un village s’enroulent sur eux même comme des escargots. La planète Rémina, monstrueux cyclope galactique, fait retourner la Terre à la barbarie. Les requins à pattes de Gyo, nous attaquent sur la terre ferme, entrainant une mutation biomécanique des êtres humains. Comme Lovecraft, Juni Itô est l’Inventeur de son propre folklore fantastique. Le père de Tomie possède le talent  exceptionnel d’imaginer des situations totalement inédites, des monstruosités jamais vues, qui distordent notre vision du monde.



Tomie est la créature la plus célèbre de Junji Itô. C’est elle qui, en 1987, le pousse à devenir mangaka professionnel lorsque sa première aventure remporte la mention spéciale du Prix Kazuo Umezz. Junji Itô pose dès cet épisode le principe de résurrection de la lycéenne. Ses camarades de classe vont jusqu’à l’assassiner et font disparaître le cadavre en se partagent les morceaux. Pourtant, comme si de rien n’était, Tomie revient à l’école… Il doit donc beaucoup à Tomie : elle à la fois comme sa bienfaitrice et le spectre qui le pousse à toujours la faire revivre dans de nouvelles aventures. Elle est aussi la muse qui l’a poussé à raffiner son trait comme pour mieux sublimer sa beauté.



Qu’est-ce qui donne sa force à la créature et l’emprisonne dans un cycle infernal ? Sa beauté exceptionnelle est sa malédiction, suscitant autour d’elle le désir de possession, la jalousie et la haine. Les hommes qui prétendent aimer Tomie, veulent la peindre ou photographier sa beauté, souhaitent en réalité la capturer. Tomie est le révélateur de la violence, souvent sexuelle, et de la domination masculine. Tomie venge-t-elle les femmes japonaises ? Assurément. Tel un fantôme japonais classique, Tomie pousse ses assassins à la folie et à l’autodestruction. Personne n’est innocent dans le monde de Tomie. Tomie est-elle une mutante ou un être venu d’ailleurs ? Qu’on la découpe en morceau et chaque membre donnera naissance à une nouvelle Tomie. Si on la décapite, sa tête continue de vivre et le corps d’une Tomie pousse sous son cou. Fait-elle partie d’une autre espèce ? Est-elle un clone qui en se multipliant pourrait envahir le monde ? Entité virale, comme Sadako, Tomie est un mosntre abstrait et presque métaphysique. 


L'exposition Junji Itô dans l'antre du délire se tiendra au festival d'Angoulême du 26 au 29 janvier 2023

 

 

lundi 2 mai 2022

Le printemps des fantômes: Entretien avec Kiyoshi Kurosawa

Comment achever cette saison des fantômes, autrement que par une rencontre avec le maître Kiyoshi Kurosawa. Cet entretien a été réalisé pour le Festival de l'Histoire de l'Art de Fontainebleau où était projeté en avant-première Les Amant sacrifiés. COVID oblige, la masterclass a été enregistrée par webcam. En voici la retranscription.



Devant Les Amants sacrifiés, j’ai pensé que même une histoire d'amour se transformait chez vous en thriller d'espionnage. Le sentiment de peur est toujours présent. 

Je ne l’ai pas écrit moi-même. Il s’agit d’un scénario de Ryusuke Hamaguchi et Tadashi Nohara qui étaient mes élèves à l’université. Au cours d’une discussion anodine, j’ai dû leur dire que j’aimerais réaliser un film qui se passe pendant la guerre, et ils m’ont apporté ce scénario. C’est normal qu’en temps de guerre, la peur domine mais ça ne vient pas de moi à l’origine. 


Vous avez débuté par des films érotiques plutôt excentriques. 

On ne peut pas vraiment dire que j’étais un cinéaste de films érotiques. Ce n’était pas quelque chose que j’avais envie de faire à la base mais dans les années 80, c’était encore le meilleur moyen  de réaliser des fictions qui sortaient commercialement en salles.  J’avais vraiment la volonté de devenir cinéaste et j’étais prêt à réaliser n’importe quoi. Je n’étais seul dans ce cas et d’autres cinéastes ont suivi le même parcours. J’ai donc réalisé ces deux films, Kandagawa Wars (1983) et The Excitement of the Do Re Mi Fa Girl (1985), avant de comprendre que je n’étais pas du tout doué pour ça. C’était un genre où je ne pouvais pas me démarquer. Je suis donc allé voir ailleurs.



En effet, on vous connait bien mieux en France en tant maître du fantastique et plus particulièrement du film de fantômes. Comment est né ce courant spécifiquement japonais ?  

Dans les années 90, les films érotiques étaient déjà en perte de vitesse. J’avais tourné des films de yakuzas pour le marché de la vidéo mais ils n’étaient pas considérés comme faisant tout à fait partie de l’industrie. Il nous fallait trouver un genre nouveau qui ne soit pas tributaire du succès d'un acteur ou d’une œuvre originale ; un genre à part entière qui susciterait en lui-même l’intéret des spectateurs.  Le genre horrifique était tout à fait propice à ça, parce qu’avec un budget relativement restreint on pouvait tourner des films intéressants. Je pense que Ring est arrivé dans ce contexte de remise en question du cinéma japonais et c'est ce qui a provoqué son succès phénoménal.


Même avant le succès de Ring vous faisiez partie d’un groupe de cinéastes et de scénaristes qui s’intéressait particulièrement au film d'horreur.

Vous m’en parlez parce que vous connaissez aussi ce petit cercle. Je dis petit parce que nous n’étions pas plus de cinq. Effectivement, cela faisait déjà quelques années que nous réfléchissions sur ce genre. Norio Tsuruta et Chiaki J. Konaka avaient réalisé une série de courts métrages (Scary True Stories, 1991) s’inspirant parait-il d’histoires vraies. Hiroshi Takahashi, qui était amateur de ce genre de programme les avait vus et avait été terrorisé. C’est sans doute ce qui a provoqué notre envie d’aller plus loin dans ce type de production. 




Ces films disaient-ils quelque chose sur le Japon de cette époque ? 

Nous avions tous envie de raconter quelque chose sur la société japonaise. Nos idées étaient différentes, donc je ne peux parler qu’en mon nom. La fin des années 90 coïncidait avec la fin du millénaire. Il y avait une sorte de pressentiment d’apocalypse et l’idée que le 21e siècle n’arriverait peut-être pas. Le monde pouvait prendre fin même si ce n’était pas très réaliste. A cette époque, je ne travaillais pas autant que je le voulais et je n'étais plus si jeune. J’avais conscience que si je n’arrivais pas à me renouveler, c’était peut-être aussi la fin pour moi. Il fallait que j’arrive à exprimer cela, et la façon la plus évidente était de faire intervenir des fantômes. Je pense que c’est cet élément qui a motivé mes films de la fin des années 90. 


En France on vous a découvert avec Cure. Comment avez-vous conçu le personnage absolument terrifiant de Mamiya, l'hypnotiseur amnésique?

Ma première idée, c'était de ne pas faire de la découverte du coupable le climax du film. En règle générale, l'enquête occupe le plus gros du film et à la fin arrive sa résolution.  Cela m’intéressait de déplacer la tension narrative en faisant arrêter le coupable relativement tôt par l’inspecteur. Ce qui ferait peur, ce serait l’interrogatoire et leur série de questions-réponses. À l'époque je lisais un livre médical sur les personnes atteintes d'amnésie ou n'ayant pas de capacités mémorielles à long terme. Je me suis un peu inspiré de cet ouvrage pour nourrir le personnage de Mamiya.



On a découvert vos films à peu près à la même époque que ceux de Takeshi Kitano comme Sonatine avec sa lumière solaire et ses couleurs vives. Au contraire, les votres éaient extrêmement sombre et oppressants.

Effectivement l'arrivée des films de Kitano et de Shiniya Tsukamoto, a ouvert la voie à d'autres cinéastes dont je faisais partie. L’information commençait à circuler à l’étranger qu’un nouveau genre de cinéma était produit au Japon.  J'ai profité de cet élan et c'est comme ça que Cure est arrivé sur les écrans français. Mais comme vous le dites aussi, mon cinéma est très différent de celui de Kitano.  Moi j'avais vraiment envie d’une image de film de genre puisqu’il s’agissait d’une sorte de thriller psychologique. Je voulais que l'image soit cohérente et avec mon chef opérateur, on a travaillé sur les notions d’ombres et de ténèbres. Je l’ai réalisé avec la même équipe que mes films de yakuza pour le V-cinéma. Le budget était plus conséquent, ce qui nous a permis d’avoir des acteurs connus comme Koji Yakusho, mais mon chef-opérateur était le même. Comme les films de yakuzas se passent dans les bas-fonds, cette atmosphère un peu sombre a probablement déteint sur Cure



Kairo montre des fantômes qui envahissent le monde notamment par l'Internet et les webcams. Je me souviens que lorsque vous êtes venu à Paris pour une masterclass au Louvre, c’était exactement le lendemain du tsunami de 2011 et de la catastrophe de Fukushima. Vous m’aviez dit que cela ressemblait à Kairo.  Aujourd’hui, on se parle par webcam et cela rappelle à nouveau Kairo

Je me souviens très bien de cette masterclass au Louvre, alors qu’au même moment à Tokyo, il y a eu ce très grand tremblement de terre et qu’un tsunami a ravagé le nord-est du Japon et provoqué l’accident de la centrale nucléaire. On avait effectivement évoqué Kairo. Bien sûr, je ne l'ai pas du tout réalisé avec des ambitions visionnaires ; il était surtout inspiré par le succès de Ring. Le personnage de Sadako était si effrayant, que j’ai pensé que moi-aussi je pourrais m’en inspirer. Donc au lieu de la télévision, j’ai choisi les écrans d’ordinateur et Internet.  La présence des fantômes devenait plus prégnante au fur et à mesure que le lien entre les êtres humains commençait à se distendre. Cette vision d’une civilisation en train de totalement disparaître alors que les gens ne se parlent plus qu’à travers des écrans était une façon un peu simpliste de représenter l’avenir. Mais aujourd'hui lorsque je vois ces images de villes quasiment déserte je ne peux m'empêcher de penser à ce film. Donc, il avait peut-être bien un côté visionnaire. 


C’est peut-être le cinéma lui-même qui a intrinsèquement un pouvoir visionnaire ?

Je pense que ce n’est pas seulement lié au seul réalisateur du film mais à une sorte de convergence de l’inconscient de toute l’équipe technique et des acteurs. Il peut y avoir des sortes de fulgurances inconscientes que l’on ne perçoit que longtemps après. 


Dans Creepy vous montrez la famille japonaise normale comme un lieu d'anesthésie. Est-ce pour vous une façon d'aller derrière les apparences ?

Creepy est l'adaptation d'un roman inspiré d’un fait divers s’étant déroulé à Kyushu. Sept personnes d’une même famille ont fini par s’entretuer suite à l’intrusion d’un étranger dans leur foyer.  Il leur était complètement inconnu. Le procès est toujours en cours, car il est très difficile à juger. En effet, il n’a commis lui-même aucun crime même s’il est véritablement à l’origine de la tuerie.  J'ai beaucoup lu autour de cet incident. Ce qui m'intéressait, c’est qu’il révélait la faiblesse du lien qui unissait cette famille. Ils étaient probablement perdus ou en manque de repères  mais ils ont laissé un parfait inconnu diriger leur vie. Je trouve ça fascinant. 


On a découvert Teruyuki Kagawa dans Tokyo Sonata où il avait l’air très gentil et sympathique. Dans Creepy, il est absolument terrifiant et a une façon impressionnante de  modifier son visage. Comment travaillez-vous avec lui ou Koji Yakusho ?



Teruyuki Kagawa est un acteur passionnant cat il est très intelligent et comprend tout de suite les intentions de jeu que je lui demande.  Pour Creepy, je lui ai dit que c’était comme si trois personnalités s’intervertissaient instantanément à l'intérieur du personnage.  Il a une très grande intelligence et cette capacité d'alimenter lui-même le rôle. Une autre chose très appréciable, c’est qu’il n'a pas de limite et accepte des choses que  beaucoup d’autres acteurs refuseraient. C'est un très bon allié.  Ça fait un moment que je n’ai pas eu la chance de travailler avec Koji mais lui-aussi est un acteur étonnant. Il peut sembler banal et soudain avoir des éclairs de folie.  Il n’est peut-être pas aussi extrême que Teruyuki Kagawa mais il a la même capacité de passer de l'ordinaire à l’extraordinaire en un laps de temps très court. Les acteurs comme ça sont rares au Japon. 


On a l'impression qu'à un moment donné les actrices ont pris beaucoup plus d'importance dans votre cinéma. Je pense évidemment à Shokuzai qui leur est consacré. J'imagine que la condition féminine vous intéresse et que vous avez envie de promouvoir de grandes actrices pour le cinéma japonais. 

En effet Shokuzai a été le déclencheur de quelque chose. Il s'agissait, en cinq épisodes, de mettre en scène l'histoire de cinq femmes avec cinq actrices.  Donc j'ai été amené à travailler avec des actrices japonaises et ça a été une véritable prise de conscience pour moi. J'ignorais jusque-là qu'il y avait un tel vivier au Japon d’actrices de talent. Ça m'a donné envie de poursuivre mon travail avec elles. La seconde chose c'est que Shokuzai est adapté d'un roman de l’autrice Kanae Minato. Son succès m’a donné envie de poursuivre l’adaptation d’autres romans alors qu’auparavant j’écrivais seul mes scénarios.  Il y a beaucoup de romancières au Japon, et elles prennent souvent des femmes comme héroïnes. C’est aussi pour ça qu’après Shokuzai, j’ai beaucoup plus travaillé avec des actrices. En ce moment, j'aimerais aussi écrire un grand rôle masculin.  



Même dans Les Amants sacrifiés, c'est plutôt Yu Aoi qui est le focus du film.

En effet, c'est aussi le cas bien que le scénario soit l’œuvre de Ryusuke Hamaguchi et Tadashi Nohara.


Si je ne me trompe pas c'est votre premier film d'époque. Avez-vous travaillé de façon différente ?  

Il y a des différences fondamentales pour moi entre les films d'époque et les films contemporains. La première est que lorsqu'on réalise un film d'époque, les spectateurs savent ce que le monde est devenu. En l’occurrence, les gens qui vont voir Les Amants sacrifiés savent que le Japon a perdu la guerre. Donc on a une vision assez claire de ce que la société et le monde sont devenus après la guerre. Pourtant, il faut imaginer une histoire dans laquelle les héros, à l’inverse des spectateurs, ne savent pas encore ce qui va se passer. Dans les films contemporains, ni les héros ni les spectateurs n’ont une vision claire de l’avenir, ce qui laisse une plus grande liberté et un plus grand potentiel d'imagination. Dans un film d’époque, il faut être assez vigilant à ce que l'histoire tienne à l'intérieur d'un certain  cadre. La deuxième différence à laquelle je m'attendais c'est que chaque plan doit être conçu et préparé au millimètre près, que ce soit au niveau des costumes, des décors, etc. Dans un film contemporain, on peut placer sa caméra n'importe où, et cette liberté peut même devenir une sorte d'irresponsabilité. On pose la caméra et on se dit ça fera bien un plan, peu importe ce qu'il y a derrière le héros on peut se permettre de ne pas y prêter trop attention. Dans un film historique, un soin est apporté à chaque détail et ça vaut aussi pour les acteurs qui ne peuvent pas bouger de l'emplacement qui a été défini.  Toute l'équipe technique doit veiller à ce que rien ne dépasse de 1 cm car on risque de sortir du cadre et faire intervenir des éléments qui n'ont pas lieu d'être.  Donc c’est une contrainte mais aussi un très grand plaisir d’avoir l'impression de goûter à ce que devait être le cinéma des grands studios. Il devait y avoir cette excitation et cette joie de travailler d'une manière très précise. 




Dans Les Amants sacrifiés, comme dans vos films de fantômes, il a l'idée d'un film un peu maudit qui va dévoiler une vérité.  

Oui, dans Cure j'avais utilisé des extraits de films documentaires et dans Kairo, il y avait les écrans d'ordinateur, donc la présence d'images dans l’image.  Dans ce film, on a poussé le dispositif un peu plus loin parce que, comme je vous le disais, nous ne pouvions pas faire dévier le cadre d’1cm. Dans un film se déroulant à l'époque contemporaine, un des personnages pourrait ouvrir une fenêtre ou une porte et faire apparaître une réalité extérieure. L’inverse est aussi possible et quelque chose d’extérieur pourrait faire irruption dans l’histoire. Dans Les Amants sacrifiés, on s’est dit qu’une image projetée pourrait tenir lieu de cette fenêtre sur une autre réalité. Il se trouve qu'à chaque fois que ce film est projeté, l'intrusion de ces images perturbe un équilibre préexistant. Le documentaire tourné en Mandchourie permet une forme d’altérité et en cela il est un vrai moteur qui fait avancer l'histoire.

Propos recueillis le 20 mai 2021, traduits par Léa Le Dimna. 




samedi 23 avril 2022

Le printemps des fantômes : Ju-on 2, une anthologie des apparitions




Le panfleto n’étant pas un dossier de presse mais un fascicule destiné aux spectateurs, certains prennent des formes très amusantes comme celui de Ju-on 2 qui comprend un pop-up de Kayako surgissant des pages, un plan de la maison Saeki, un jeu de l’oie nous faisant sauter de possédé en possédé, et des masques de Kayako et Toshio. Cela correspond parfaitement au caractère ludique de la série de Takashi Shimizu. 

Cependant, la série des Ju-on est une série viscérale, riche en jumps-scares terrorisant, mais aussi cérébrale, obligeant le spectateur a recomposer une continuité brisée où le contre-champ fantomatique des vivants peut se retrouver à l’extrémité du film et jeter une ombre sinistre sur ce qui a précédé.

Voilà ce que j’écrivais dans mon livre Fantômes du cinéma japonais.


De quelle espèce relève cette meute de femmes aux longs cheveux noirs qui se balancent doucement sous la pluie ou pourchassent leurs victimes en rampant comme des araignées ? 

L'apparition a toujours chez Shimizu son corollaire : la frayeur mortelle qu'elle provoque. Celle-ci possède trois conséquences. La première est évidemment la mort. C'est ce qui advient au couple de Ju-on 1 qui emménage dans la demeure. On retrouve leur cadavre dans la soupente, les yeux exorbités et la bouche ouverte en un cri muet, réplique des déformations qu'entraîne la vision de Sadako. L'autre conséquence de la rencontre avec Madame Saeki est la folie. Kayako imprime aux corps ses propres torsions, comme une calligraphie de la terreur. 

Dans Ju-on 2 version vidéo, Kyoko, la médium, agite métronomiquement son corps, balancier infernal qui prend ses parents dans son rythme et les désarticule. Lorsque l'agent immobilier rend visite à Madame Kitada, celle-ci adopte également une attitude névrotique : les jambes raides, le dos penché, les cheveux tombant à la verticale. C'est Toshio, miaulant sur le canapé, qui semble manipuler sa victime comme une marionnette, à la façon des femmes-chats du kaidan eiga classique. La troisième conséquence, pas la moins étonnante, est l'éclipse pure et simple des personnages. La disparition est une névrose sociale japonaise et un vrai mystère : chaque année des centaines de Japonais s'«évaporent » sans laisser de trace. 

On pense à Kaïro et à une forme d'invasion inversée. Dans Ju-on, c'est comme si les personnages «vivants» glissaient entre les jointures du récit, se perdaient dans la temporalité brisée et ne parvenaient plus à revenir au présent. Ils s'égarent dans cette maison dont les recoins sont d'abord temporels. S'évanouir de peur équivaut ici à un évanouissement plus radical : la femme-araignée tisse autour d'eux un cocon de terreur et les dévore totalement. En perturbant le temps et la narration, Shimizu n'a de cesse de placer la peur à l'origine de l'apparition des spectres. Il annonce la théorie de Marebito (2004) « Ce n'est pas parce que nous voyons quelque chose que nous avons peur. C'est parce que nous avons peur que nous voyons des choses. »