dimanche 23 février 2020

Prisonnier de la rue Daido. Moriyama, New Shinjuku



C’est un de mes livres de photos préférés : "New Shinjuku" de Daido Moriyama, publié en 2014, et qui compte plus de 700 pages et 600 photos en noir et blanc. La jaquette est la vue abstraite d’une femme filée devant un mur mais sur la vraie couverture c’est un bar dont les murs sont couverts de photos de centaines d’yeux. 

Ces Tausend Augen sont ceux de Daido Moriyama, l’homme qui depuis 50 ans marche dans ce quartier, homme des foules, des gares et des ruelles. S’il entre dans les petits bars de Golden Gai, il reste à l’extérieur des clubs érotiques de Kabukicho, pour y pénétrer, il faudra aller voir du côté de son complice Araki.

C’est une vertigineuse énumération d’instantanés, principalement d’East Shinjuku, entre la gare, Kabukicho, Nichome, et Golden Gai… mes quartiers. C’est un ballet d’ombres où les hommes et les femmes, salarymen, office ladys, lycéennes, travestis et prostituées, se confondent avec les mannequins des vitrines, les affiches du dernier cinéma porno et les portraits en devanture des clubs à hôtesses. 

C’est aussi une collecte de murs en crépis, de carrelage, de goudron scintillant, de pavés, de grillages… de toutes les matières qui font Shinjuku.  Sur certaines pages, on peut sentir du bout des doigts le satiné de l’encre noire. Le sol est toujours ce qui semble attirer le regard de Daido : mégots, bouteilles en plastique, poubelles, clochards effondrés dans un amas de tissus, chats de gouttière, jambes de femmes chaussées de stilettos... Tokyo est aussi une ville qui sombre et Shinjuku sa dernière fête qui se poursuit nuit après nuit et les photos de Daido sont sa mémoire. Il y a aussi les multiplications et les empilements, dont le livre se fait l’écho dans ses dimensions-mêmes : perspective d'enseignes de clubs, cagettes de bouteilles de Coca, boîtes de conserves dans un konbini, photos de garçons nus sur les portes des bars de Nichome, étals de poissons, groupes d’office ladys, usagers du métro, vélos, autocollants sur les téléphones publics, centaines de bars de Golden Gai. 
La plupart sont sans qualité et valent pour leur multiplicité, l’effet de collection, retranscrivant la sensation exacte de traverser le quartier. 


Surtout en été, lorsque Daido photographie cette fille, la tête contre le comptoir du bar, la peau humide et les cheveux emmêlés et collés de sueur. 

Et dans cette suite minimaliste et fragmentaire, soudain un visage dans la nuit.



samedi 1 février 2020

15 Days de Suzuki Shiroyasu, un journal filmé à la fin des années 70

Suzuki Shiroyasu (né en 1935) est un poète et cinéaste relativement inconnu en France (par moi en tout cas). Le festival de Rotterdam projetait cette année 15 Days, un journal filmé à la fin de l’année 1979 et sorti en 1980. Suzuki semble très lié avec Image Forum, la salle mythique d’art et essais de Shibuya, et avec une cinéaste du nom de Wada Shinko réalisatrice de Song of the Earth (je n’ai pas réussi à retrouver sa trace). L’écrivain se fixe comme contrainte de se filmer lui-même, à raison d'une bobine de 16mm (à peu près cinq minutes) quotidienne pendant quinze jours. Il déclare ne pas savoir où le mènera cette expérience mais est certain qu’il en ressortira quelque chose. Sa problématique est d’abord d’être le sujet de son propre film, l’œil de la caméra devenant celui des futurs spectateurs, qui ne sont alors que des fantômes. Lui-même se considère comme un yurei en devenir ; ce qui n’est pas encore le cas puisque Suzuki, âgé de 85 ans est toujours vivant. 

Lors des premières journées, on le voit dans une posture étrange, tournant le dos à la caméra et ne se retournant que pour vérifier le minutage, comme s’il était lui-même angoissé par le dispositif qu’il avait mis en place. Une grande partie de ses monologues concerne sa production d’articles pour divers périodiques, dont le magazine féminin New Woman :  globalement, à part ses quelques sorties mondaines où il rencontre ses pairs, et le visionnage assidu de la série Les Incorruptibles, il écrit du matin au soir et ne dort que quelques heures. « Ce n’est pas une vie », lâche-t-il un moment. Mais bien vite, vient s’ajouter une autre angoisse : un auteur du nom d’Horikawa, lors d’un vernissage lui reproche de ne pas être dans la vie et finalement de n’être qu’un écrivain de chambre. « Lorsqu’il a bu, Horikawa peut se montrer acerbe et méchant » confie Suzuki. Le dispositif filmique, très claustrophobe, lui semble alors le révélateur de la réflexion de son collègue. La première faille dans le dispositif est un problème d’enregistrement du son de la caméra, qui l’oblige pendant quelques jours à utiliser à magnétophone. 
Peu à peu, Suzuki va installer sa caméra dans différents endroits de son appartement, insérer des plans d’objets, filmer des expositions de photos, faire le portait de son épouse Mari, et pointer sa caméra sur un miroir. 

L’écrivain se montre aussi de plus en plus à l’aise face à la caméra, abandonnant sa posture complexée. Ce qui apparaît au fil des quinze jours de tournage est le plaisir de l’expérimentation cinématographique. 
Les plans finaux de son quartier en hiver démontreraient alors qu’il a réussi à dépasser la critique d’Horikawa, accordant son travail artistique au monde extérieur. 15 Days, grâce à la personnalité drôle et volubile de son auteur, est à la fois un témoignage sur la vie littéraire de la fin des années 70 et l’autoportrait sincère d’un écrivain.

On peut lire un exemple de la poésie de  Suzuki Shiroyasu sur ce blog ici