Avant de passer à 2026, il est temps de régler son compte à cette année maudite.
Jadis les choses se dégradaient plus au moins lentement ; maintenant, avec l’effrayante rapidité de notre époque, elles disparaissent purement et simplement. J’en ai fait l’expérience avec une expo sur laquelle je travaillais depuis plus de deux ans et qui, en juillet, trois mois avant son ouverture a été annulée par son commanditaire, la structure en charge du Grand Plais Immersif.
Il s’agissait d’une nouvelle exposition sur les fantômes d’Asie qui cette fois aurait été composée de projections, de théâtres d’ombres, dans des couloirs de métro hantés et de maisons d’Edo. Le but était de créer une attraction de maison hantée terrifiante et poétique. La raison de l’annulation : les images étaient, parait-il, trop effrayantes pour un public familial et d’enfants. En quoi bien sûr une exposition sur les fantômes asiatiques devrait ne pas être effrayante et destinée à des enfants ? Je vous laisse juge. Une réflexion quand même : certaines puissances financières au lieu de s’investir dans la création, et de prendre des risques, préfèrent détruire des projets sur lesquels une dizaine d’artistes étaient en train de travailler.
Parmi ces images il y avait celles tournées à Tokyo en mars avec Charles Carcopino et Constant Voisin. Il n’en reste que les photos que j’ai prises. Quant aux films je ne sais pas ce qu’il en est advenu, et j’en ferai encore des cauchemars pendant longtemps. Nous avions tourné avec le Dairakudakan, la mythique troupe de danse butô d’Akaji Maro. Il reste ces photos mais aussi mes souvenirs de moments exceptionnels : voir les fantômes que j’avais imaginé prendre vie grâce aux géniaux danseurs du Dairakudakan. Ce fut une semaine de transe où dans le studio de Maro, nos journées ressemblaient à des séances de spiritismes.
Laissez-moi vous présenter nos fantômes.
Oiwa, la star des fantômes classiques
Oiwa est interprété par Yang Jongye et maquillée par Maria Colarossi qui a parfaitement recréée la défiguration d'Oiwa, rendue folle par son mari, Iemon le samouraï cruel.
Tomoko Miura, la collégienne spectrale du métro
Interprète : Yuka
Tomoko n’est pas rentrée chez elle après les cours, et jamais plus sa famille n'a entendu parler d'elle. Elle apparaît parfois à l’heure du dernier métro, dans les stations les plus désertes de la banlieue de Tokyo, demandant son chemin aux usagers.
Interprète : Takakuwa Akiko
Alors qu’elle quittait l’école où elle enseigne, Rei Takahashi a été assassinée. Stalker ? Vengeance ? Meurtre sans mobile ? L’affaire n’a pas été résolue. Plusieurs élèves ont déclaré avoir vu mademoiselle Takahashi errer en pleurant dans les couloirs de l’école.
Koji Tanaka, l'esprit vengeur du salaryman
Interprète Oda Naoya
Koji Tanaka est mort à son travail (karoshi), d’une crise cardiaque. Depuis il apparaît dans l’immeuble où habitaient sa femme et ses enfants. On suppose qu’il cherche à rentrer chez lui.
Akaji Maro
Et bien sûr Maro lui-même personnifiant les spectres des kaidan de l’ère Edo, ces terrifiantes histoires surnaturelles rapportées par Lafcadio Hearn.
La disparition de Golden Gai
Qu’en était-il d’ailleurs de Golden Gai, l’un de mes endroits préférés au monde, et mon inspiration depuis de nombreuses années ? Le moins qu’on puisse dire est que le quartier filait un mauvais coton. Bien sûr peu à peu, au fil de mes séjours, la ville fantôme était devenue un lieu touristique mais cette année pour la première fois, je voyais des guides avec leur petit fanion se déplacer dans les ruelles, entourés de grappes de voyageurs dégainant leur iPhone devant les fenêtres des bars du rez-de-chaussée, comme s’ils étaient au zoo. Certains jeunes serveur en rajoutait par ailleurs dans la connerie, balançant de la musique débile pour faire consommer toute la nuit des Américains ou Australiens. Certes, les mama-san, dont le quotidien est précaire faisaient leur chiffre d’affaires mais jamais elles ne m’ont semblé si fatiguées et sans entrain. Je prenais des verres avec quelques amis, dont la délicieuse fan de manga d’horreur Chiemi, mais je désespérais de retrouver mon Golden Gai ténébreux.
Jusqu’au moment où par hasard, je tirais le rideau d’un bar sombre et lugubre où je pense n’être jamais entré. Un seul usager, et de petite bougies posées sur le comptoir. Quelques touristes passaient leur tête sous le rideau mais décampaient prestement. La serveuse était une belle jeune fille aux longs cheveux noirs, excessivement pâle. Pas de R’N’B comme dans les bars pour jeunes mais un envoûtant morceau de piano. Je demandais de quoi il s’agissait. « Morisu Rabelu » me répondit le joli spectre. Comprendre « Maurice Ravel ». Et soudain ses yeux se révulsèrent et elle fut saisie de tremblement comme si la musique la traversait. Même si ce bar, comme tous les autres, ne faisait que quelques mètres carrés, il conservait l’ambiance unique de Golden Gai, tout comme l’éternelle photo d’Asakawa Maki, usée par la pluie, sur la porte de l’Utamaro.
































