Il y a deux geishas dans Les
Musiciens de Gion (Gion bayashi, 1953) de Mizoguchi : la plus âgée, Miyoharu (Michiyo
Kogure), symbolise l’« avant » et la jeune Eiko (Ayako Wakao) l’« après ».
Il s’agit de l’avant et de l’après-guerre mais plus généralement du monde
traditionnel et du monde moderne. Ce Japon contemporain est celui de la constitution,
des hommes d’affaires, des industriels et des contrats.
Que deviennent alors les geishas,
ces femmes censées représenter l’apogée de la beauté japonaise ? Elles ne disparaîtront
pas mais serviront de monnaie d’échanges entre les hommes de la nouvelle
société. La patronne de la maison de geisha, qui n’est rien d’autre qu’une
maquerelle affiliée aux hommes de pouvoir, prête de l’argent à Miyoharu pour que celle-ci achète une parure
luxueuse à sa protégée Eiko lors de son intronisation comme geisha. L’endettement
a pour but de pousser Miyoharu dans le lit d’un homme d’affaire et permettre la
signature d’un contrat juteux. La geisha, sous une forme dénaturée, entre dans l’économie
du capitalisme japonais en devenir. Le système hiérarchique traditionnel séparant
les femmes de l’art et celles vouées au plaisir des hommes n’est plus qu’une
fiction et la geisha se confond désormais avec la prostituée.
Cette dégradation est signifiée
par l’un des plans les plus violents de Mizoguchi. Dans une chambre d’hôtel de
Tokyo, un haut fonctionnaire se jette sur Eiko pour la violer. La jeune fille
tombe et un panoramique la rattrape à travers l’ouverture de la cloison semblant
fermée par des barreaux.
La geisha, parée, coiffée et maquillée, est jetée au
sol, recadrée comme simple objet de plaisir à prendre et emprisonnée. Eiko
mordra pourtant l’homme jusqu’au sang, lui arrachant presque la lèvre.
La
geisha de l’« après » se montre ainsi la plus rebelle, prête à
combattre pour défendre son statut, tandis que Miyoharu capitule.
Le film s’achève sur un statuquo :
Miyoharu, ravalée au rang de courtisane, continuera à se faire entretenir par
cet homme qu’elle n’aime pas, et sans doute par d’autres, permettant à sa
cadette d’incarner la pure geisha. Mais Eiko n’est qu’une poupée, une publicité
nécessaire aux superstructures se réclamant du Japon traditionnel.
Mizoguchi n’avait cependant
jamais été dupe de ce mensonge et du destin de prostituée de la geisha. Dès 1936,
il achevait Les Sœurs de Gion par les sanglots d’Isuzu Yamada : « Pourquoi
faut-il qu'on nous fasse tant souffrir ? Pourquoi faut-il qu'il existe une profession
comme celle de geisha ? Pourquoi faut-il que ça existe ? Tout ça, c'est une
grossière erreur ! Ça ne devrait pas exister ! Vraiment, ça ne devrait pas
exister. »