Poupées ricanantes, séduisantes femmes chats, larmes de sang, marais fétides, lune ensorcelante, sinistres manoirs, démons musiciens, papillons empoisonnés, assassins fardés, masques Nô maléfiques, belles en kimono persécutées…
Qui a fouillé dans les librairies de Tokyo est forcément tombé sur ces livres de poche promettant des terreurs surannées. Il s’agit des rééditions par Kadokawa des romans de Seishi Yokomizo dont on connait en France les romans La mélodie du démon, Le Village aux huit tombes et La Hache, le koto et le chrysanthème (La Famille Inugami). Le héros en est le détective aux cheveux en bataille Kosuke Kindaichi. Abondant en complots machiavéliques, malédictions ancestrales et assassins masqués, ces romans datant des années 40 n’appartiennent pas au registre de l’eroguro malgré leur cruauté mais au genre très populaire du « mystery », récits à énigme où l’ambiance et les frissons comptent plus que l’horreur pure et les perversions sexuelles.
L’un des symboles du genre est tiré de La famille Inugami : le personnage de Kyo l’héritier défiguré d’une riche famille, dont le visage est recouvert d’un masque en caoutchouc blanc.
Mais est-ce bien Kyo qui se trouve sous le masque ou un imposteur ? Les illustrations des livres de poche Kadokawa évoquent le gothique mais surtout le giallo.
Les adaptations cinématographiques, la plupart réalisées par Kon Ichikawa, pourraient en être l’équivalent japonais. Leur illustrateur Ichibun Sugimoto est aussi facilement identifiable au Japon que chez nous Siudmak pour les couvertures de SF chez Presse Pocket. Les romans s’étant écoulés à des millions d’exemplaires, ces images font partie de l’imaginaire de la dernière partie de l’ère Showa. Une couverture de Sugimoto est un collage mystérieux représentant en général un visage, souvent féminin, un élément de décor et un motif énigmatique.
« Ma première commande a été pour le Village des huit tombes. J'ai reçu le manuscrit mais c'était beaucoup trop difficile pour moi. Je travaille dans le domaine du design, donc je ne suis pas très doué pour lire des documents imprimés. J'ai donc survolé le document et je me suis dit : voilà le genre de personnage qui apparaît. Je me suis dit que comme beaucoup de gens mourraient dans cette histoire, je ne devais pas être trop explicite. Je pense que c'est une bonne chose de ne pas avoir lu le roman en profondeur. J'ai représenté des personnages dans un type de situation plutôt qu’une illustration fidèle du contenu. Ainsi, la personne qui le lira pourra se faire sa propre image de l'œuvre. C’était l’époque où Haruki Kadokawa commençait à produire des films, et il a eu l'idée d'un mélange de médias qui relierait les livres et les films. Son slogan "Lisez avant de regarder ou regardez avant de lire" est devenu célèbre."
"Le premier mix média a été l'adaptation cinématographique du Clan Inugami en 1976, et j’ai été chargé de redessiner la le catalogue des œuvres de Yokomizo en parallèle. Il n'y avait pas de consignes précises parce qu’ils venaient tout juste de commencer leur projet. »
Ce « mix media » est aussi une des origines de la popularité intacte des illustrations de Sugimoto. Pour donner un unité à cette opération, il a également dessiner les affiches de film, qui se retrouvent en pochettes de vinyls pour l’édition des BO et de nos jours sur youtube. Le succès de la réédition de The Adventure of Kindaichi Kosuke signée par Kentarō Haneda sous le nom de The Mystery Kindaichi Band, avec son démon flutiste a encore renouvelé le culte autour de l’illustrateur.
Il faut par ailleurs jeter une oreille aux BO des adaptations de Yokomizo sur Youtube, celles de Kunihiko Murai et Shinichi Tanabe n’ayant rien à envier à celles de Stelvio Cipriani ou Piero Umiliani.
« Je n’illustrais pas seulement Seishi Yokomizo et Kadokawa me faisait travailler sur les couvertures d’autres auteurs. Heureusement, j'ai toujours été un dessinateur rapide et j'utilisais un aérographe, encore rare à l'époque, ce qui me permettait de peindre très rapidement. Je travaillais sur plusieurs couvertures en parallèle mais je devais achever une peinture par jour. Kadokawa me demandait de dessiner une nouvelle couverture pour chaque réédition afin que le livre se vende mieux. C'est pourquoi il y a plusieurs couvertures différentes pour un même roman. Plus tard, des fans m’ont dit qu’ils avaient acheté sans s’en rendre compte plusieurs fois le même livre parce que la couverture était différente.
Je suis quand même heureux d'avoir pu laisser derrière moi un très grand nombre d'œuvres. Normalement, les auteurs populaires ont tendance à passer de mode, mais les fans de Yokomizo n'ont pas diminué du tout. Les jeunes me disent souvent : "Je fais le tour des librairies d'occasion pour dénicher un exemplaire avec cette couverture". Je reçois souvent des demandes de travail de la part d'auteurs contemporains qui me disent : " Je rêvais que vous dessiniez la couverture d’un de mes livres. "
Propos de Ichibun Sugimoto tirés de cette interview