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lundi 2 mai 2022

Le printemps des fantômes: Entretien avec Kiyoshi Kurosawa

Comment achever cette saison des fantômes, autrement que par une rencontre avec le maître Kiyoshi Kurosawa. Cet entretien a été réalisé pour le Festival de l'Histoire de l'Art de Fontainebleau où était projeté en avant-première Les Amant sacrifiés. COVID oblige, la masterclass a été enregistrée par webcam. En voici la retranscription.



Devant Les Amants sacrifiés, j’ai pensé que même une histoire d'amour se transformait chez vous en thriller d'espionnage. Le sentiment de peur est toujours présent. 

Je ne l’ai pas écrit moi-même. Il s’agit d’un scénario de Ryusuke Hamaguchi et Tadashi Nohara qui étaient mes élèves à l’université. Au cours d’une discussion anodine, j’ai dû leur dire que j’aimerais réaliser un film qui se passe pendant la guerre, et ils m’ont apporté ce scénario. C’est normal qu’en temps de guerre, la peur domine mais ça ne vient pas de moi à l’origine. 


Vous avez débuté par des films érotiques plutôt excentriques. 

On ne peut pas vraiment dire que j’étais un cinéaste de films érotiques. Ce n’était pas quelque chose que j’avais envie de faire à la base mais dans les années 80, c’était encore le meilleur moyen  de réaliser des fictions qui sortaient commercialement en salles.  J’avais vraiment la volonté de devenir cinéaste et j’étais prêt à réaliser n’importe quoi. Je n’étais seul dans ce cas et d’autres cinéastes ont suivi le même parcours. J’ai donc réalisé ces deux films, Kandagawa Wars (1983) et The Excitement of the Do Re Mi Fa Girl (1985), avant de comprendre que je n’étais pas du tout doué pour ça. C’était un genre où je ne pouvais pas me démarquer. Je suis donc allé voir ailleurs.



En effet, on vous connait bien mieux en France en tant maître du fantastique et plus particulièrement du film de fantômes. Comment est né ce courant spécifiquement japonais ?  

Dans les années 90, les films érotiques étaient déjà en perte de vitesse. J’avais tourné des films de yakuzas pour le marché de la vidéo mais ils n’étaient pas considérés comme faisant tout à fait partie de l’industrie. Il nous fallait trouver un genre nouveau qui ne soit pas tributaire du succès d'un acteur ou d’une œuvre originale ; un genre à part entière qui susciterait en lui-même l’intéret des spectateurs.  Le genre horrifique était tout à fait propice à ça, parce qu’avec un budget relativement restreint on pouvait tourner des films intéressants. Je pense que Ring est arrivé dans ce contexte de remise en question du cinéma japonais et c'est ce qui a provoqué son succès phénoménal.


Même avant le succès de Ring vous faisiez partie d’un groupe de cinéastes et de scénaristes qui s’intéressait particulièrement au film d'horreur.

Vous m’en parlez parce que vous connaissez aussi ce petit cercle. Je dis petit parce que nous n’étions pas plus de cinq. Effectivement, cela faisait déjà quelques années que nous réfléchissions sur ce genre. Norio Tsuruta et Chiaki J. Konaka avaient réalisé une série de courts métrages (Scary True Stories, 1991) s’inspirant parait-il d’histoires vraies. Hiroshi Takahashi, qui était amateur de ce genre de programme les avait vus et avait été terrorisé. C’est sans doute ce qui a provoqué notre envie d’aller plus loin dans ce type de production. 




Ces films disaient-ils quelque chose sur le Japon de cette époque ? 

Nous avions tous envie de raconter quelque chose sur la société japonaise. Nos idées étaient différentes, donc je ne peux parler qu’en mon nom. La fin des années 90 coïncidait avec la fin du millénaire. Il y avait une sorte de pressentiment d’apocalypse et l’idée que le 21e siècle n’arriverait peut-être pas. Le monde pouvait prendre fin même si ce n’était pas très réaliste. A cette époque, je ne travaillais pas autant que je le voulais et je n'étais plus si jeune. J’avais conscience que si je n’arrivais pas à me renouveler, c’était peut-être aussi la fin pour moi. Il fallait que j’arrive à exprimer cela, et la façon la plus évidente était de faire intervenir des fantômes. Je pense que c’est cet élément qui a motivé mes films de la fin des années 90. 


En France on vous a découvert avec Cure. Comment avez-vous conçu le personnage absolument terrifiant de Mamiya, l'hypnotiseur amnésique?

Ma première idée, c'était de ne pas faire de la découverte du coupable le climax du film. En règle générale, l'enquête occupe le plus gros du film et à la fin arrive sa résolution.  Cela m’intéressait de déplacer la tension narrative en faisant arrêter le coupable relativement tôt par l’inspecteur. Ce qui ferait peur, ce serait l’interrogatoire et leur série de questions-réponses. À l'époque je lisais un livre médical sur les personnes atteintes d'amnésie ou n'ayant pas de capacités mémorielles à long terme. Je me suis un peu inspiré de cet ouvrage pour nourrir le personnage de Mamiya.



On a découvert vos films à peu près à la même époque que ceux de Takeshi Kitano comme Sonatine avec sa lumière solaire et ses couleurs vives. Au contraire, les votres éaient extrêmement sombre et oppressants.

Effectivement l'arrivée des films de Kitano et de Shiniya Tsukamoto, a ouvert la voie à d'autres cinéastes dont je faisais partie. L’information commençait à circuler à l’étranger qu’un nouveau genre de cinéma était produit au Japon.  J'ai profité de cet élan et c'est comme ça que Cure est arrivé sur les écrans français. Mais comme vous le dites aussi, mon cinéma est très différent de celui de Kitano.  Moi j'avais vraiment envie d’une image de film de genre puisqu’il s’agissait d’une sorte de thriller psychologique. Je voulais que l'image soit cohérente et avec mon chef opérateur, on a travaillé sur les notions d’ombres et de ténèbres. Je l’ai réalisé avec la même équipe que mes films de yakuza pour le V-cinéma. Le budget était plus conséquent, ce qui nous a permis d’avoir des acteurs connus comme Koji Yakusho, mais mon chef-opérateur était le même. Comme les films de yakuzas se passent dans les bas-fonds, cette atmosphère un peu sombre a probablement déteint sur Cure



Kairo montre des fantômes qui envahissent le monde notamment par l'Internet et les webcams. Je me souviens que lorsque vous êtes venu à Paris pour une masterclass au Louvre, c’était exactement le lendemain du tsunami de 2011 et de la catastrophe de Fukushima. Vous m’aviez dit que cela ressemblait à Kairo.  Aujourd’hui, on se parle par webcam et cela rappelle à nouveau Kairo

Je me souviens très bien de cette masterclass au Louvre, alors qu’au même moment à Tokyo, il y a eu ce très grand tremblement de terre et qu’un tsunami a ravagé le nord-est du Japon et provoqué l’accident de la centrale nucléaire. On avait effectivement évoqué Kairo. Bien sûr, je ne l'ai pas du tout réalisé avec des ambitions visionnaires ; il était surtout inspiré par le succès de Ring. Le personnage de Sadako était si effrayant, que j’ai pensé que moi-aussi je pourrais m’en inspirer. Donc au lieu de la télévision, j’ai choisi les écrans d’ordinateur et Internet.  La présence des fantômes devenait plus prégnante au fur et à mesure que le lien entre les êtres humains commençait à se distendre. Cette vision d’une civilisation en train de totalement disparaître alors que les gens ne se parlent plus qu’à travers des écrans était une façon un peu simpliste de représenter l’avenir. Mais aujourd'hui lorsque je vois ces images de villes quasiment déserte je ne peux m'empêcher de penser à ce film. Donc, il avait peut-être bien un côté visionnaire. 


C’est peut-être le cinéma lui-même qui a intrinsèquement un pouvoir visionnaire ?

Je pense que ce n’est pas seulement lié au seul réalisateur du film mais à une sorte de convergence de l’inconscient de toute l’équipe technique et des acteurs. Il peut y avoir des sortes de fulgurances inconscientes que l’on ne perçoit que longtemps après. 


Dans Creepy vous montrez la famille japonaise normale comme un lieu d'anesthésie. Est-ce pour vous une façon d'aller derrière les apparences ?

Creepy est l'adaptation d'un roman inspiré d’un fait divers s’étant déroulé à Kyushu. Sept personnes d’une même famille ont fini par s’entretuer suite à l’intrusion d’un étranger dans leur foyer.  Il leur était complètement inconnu. Le procès est toujours en cours, car il est très difficile à juger. En effet, il n’a commis lui-même aucun crime même s’il est véritablement à l’origine de la tuerie.  J'ai beaucoup lu autour de cet incident. Ce qui m'intéressait, c’est qu’il révélait la faiblesse du lien qui unissait cette famille. Ils étaient probablement perdus ou en manque de repères  mais ils ont laissé un parfait inconnu diriger leur vie. Je trouve ça fascinant. 


On a découvert Teruyuki Kagawa dans Tokyo Sonata où il avait l’air très gentil et sympathique. Dans Creepy, il est absolument terrifiant et a une façon impressionnante de  modifier son visage. Comment travaillez-vous avec lui ou Koji Yakusho ?



Teruyuki Kagawa est un acteur passionnant cat il est très intelligent et comprend tout de suite les intentions de jeu que je lui demande.  Pour Creepy, je lui ai dit que c’était comme si trois personnalités s’intervertissaient instantanément à l'intérieur du personnage.  Il a une très grande intelligence et cette capacité d'alimenter lui-même le rôle. Une autre chose très appréciable, c’est qu’il n'a pas de limite et accepte des choses que  beaucoup d’autres acteurs refuseraient. C'est un très bon allié.  Ça fait un moment que je n’ai pas eu la chance de travailler avec Koji mais lui-aussi est un acteur étonnant. Il peut sembler banal et soudain avoir des éclairs de folie.  Il n’est peut-être pas aussi extrême que Teruyuki Kagawa mais il a la même capacité de passer de l'ordinaire à l’extraordinaire en un laps de temps très court. Les acteurs comme ça sont rares au Japon. 


On a l'impression qu'à un moment donné les actrices ont pris beaucoup plus d'importance dans votre cinéma. Je pense évidemment à Shokuzai qui leur est consacré. J'imagine que la condition féminine vous intéresse et que vous avez envie de promouvoir de grandes actrices pour le cinéma japonais. 

En effet Shokuzai a été le déclencheur de quelque chose. Il s'agissait, en cinq épisodes, de mettre en scène l'histoire de cinq femmes avec cinq actrices.  Donc j'ai été amené à travailler avec des actrices japonaises et ça a été une véritable prise de conscience pour moi. J'ignorais jusque-là qu'il y avait un tel vivier au Japon d’actrices de talent. Ça m'a donné envie de poursuivre mon travail avec elles. La seconde chose c'est que Shokuzai est adapté d'un roman de l’autrice Kanae Minato. Son succès m’a donné envie de poursuivre l’adaptation d’autres romans alors qu’auparavant j’écrivais seul mes scénarios.  Il y a beaucoup de romancières au Japon, et elles prennent souvent des femmes comme héroïnes. C’est aussi pour ça qu’après Shokuzai, j’ai beaucoup plus travaillé avec des actrices. En ce moment, j'aimerais aussi écrire un grand rôle masculin.  



Même dans Les Amants sacrifiés, c'est plutôt Yu Aoi qui est le focus du film.

En effet, c'est aussi le cas bien que le scénario soit l’œuvre de Ryusuke Hamaguchi et Tadashi Nohara.


Si je ne me trompe pas c'est votre premier film d'époque. Avez-vous travaillé de façon différente ?  

Il y a des différences fondamentales pour moi entre les films d'époque et les films contemporains. La première est que lorsqu'on réalise un film d'époque, les spectateurs savent ce que le monde est devenu. En l’occurrence, les gens qui vont voir Les Amants sacrifiés savent que le Japon a perdu la guerre. Donc on a une vision assez claire de ce que la société et le monde sont devenus après la guerre. Pourtant, il faut imaginer une histoire dans laquelle les héros, à l’inverse des spectateurs, ne savent pas encore ce qui va se passer. Dans les films contemporains, ni les héros ni les spectateurs n’ont une vision claire de l’avenir, ce qui laisse une plus grande liberté et un plus grand potentiel d'imagination. Dans un film d’époque, il faut être assez vigilant à ce que l'histoire tienne à l'intérieur d'un certain  cadre. La deuxième différence à laquelle je m'attendais c'est que chaque plan doit être conçu et préparé au millimètre près, que ce soit au niveau des costumes, des décors, etc. Dans un film contemporain, on peut placer sa caméra n'importe où, et cette liberté peut même devenir une sorte d'irresponsabilité. On pose la caméra et on se dit ça fera bien un plan, peu importe ce qu'il y a derrière le héros on peut se permettre de ne pas y prêter trop attention. Dans un film historique, un soin est apporté à chaque détail et ça vaut aussi pour les acteurs qui ne peuvent pas bouger de l'emplacement qui a été défini.  Toute l'équipe technique doit veiller à ce que rien ne dépasse de 1 cm car on risque de sortir du cadre et faire intervenir des éléments qui n'ont pas lieu d'être.  Donc c’est une contrainte mais aussi un très grand plaisir d’avoir l'impression de goûter à ce que devait être le cinéma des grands studios. Il devait y avoir cette excitation et cette joie de travailler d'une manière très précise. 




Dans Les Amants sacrifiés, comme dans vos films de fantômes, il a l'idée d'un film un peu maudit qui va dévoiler une vérité.  

Oui, dans Cure j'avais utilisé des extraits de films documentaires et dans Kairo, il y avait les écrans d'ordinateur, donc la présence d'images dans l’image.  Dans ce film, on a poussé le dispositif un peu plus loin parce que, comme je vous le disais, nous ne pouvions pas faire dévier le cadre d’1cm. Dans un film se déroulant à l'époque contemporaine, un des personnages pourrait ouvrir une fenêtre ou une porte et faire apparaître une réalité extérieure. L’inverse est aussi possible et quelque chose d’extérieur pourrait faire irruption dans l’histoire. Dans Les Amants sacrifiés, on s’est dit qu’une image projetée pourrait tenir lieu de cette fenêtre sur une autre réalité. Il se trouve qu'à chaque fois que ce film est projeté, l'intrusion de ces images perturbe un équilibre préexistant. Le documentaire tourné en Mandchourie permet une forme d’altérité et en cela il est un vrai moteur qui fait avancer l'histoire.

Propos recueillis le 20 mai 2021, traduits par Léa Le Dimna. 




samedi 23 avril 2022

Le printemps des fantômes : Ju-on 2, une anthologie des apparitions




Le panfleto n’étant pas un dossier de presse mais un fascicule destiné aux spectateurs, certains prennent des formes très amusantes comme celui de Ju-on 2 qui comprend un pop-up de Kayako surgissant des pages, un plan de la maison Saeki, un jeu de l’oie nous faisant sauter de possédé en possédé, et des masques de Kayako et Toshio. Cela correspond parfaitement au caractère ludique de la série de Takashi Shimizu. 

Cependant, la série des Ju-on est une série viscérale, riche en jumps-scares terrorisant, mais aussi cérébrale, obligeant le spectateur a recomposer une continuité brisée où le contre-champ fantomatique des vivants peut se retrouver à l’extrémité du film et jeter une ombre sinistre sur ce qui a précédé.

Voilà ce que j’écrivais dans mon livre Fantômes du cinéma japonais.


De quelle espèce relève cette meute de femmes aux longs cheveux noirs qui se balancent doucement sous la pluie ou pourchassent leurs victimes en rampant comme des araignées ? 

L'apparition a toujours chez Shimizu son corollaire : la frayeur mortelle qu'elle provoque. Celle-ci possède trois conséquences. La première est évidemment la mort. C'est ce qui advient au couple de Ju-on 1 qui emménage dans la demeure. On retrouve leur cadavre dans la soupente, les yeux exorbités et la bouche ouverte en un cri muet, réplique des déformations qu'entraîne la vision de Sadako. L'autre conséquence de la rencontre avec Madame Saeki est la folie. Kayako imprime aux corps ses propres torsions, comme une calligraphie de la terreur. 

Dans Ju-on 2 version vidéo, Kyoko, la médium, agite métronomiquement son corps, balancier infernal qui prend ses parents dans son rythme et les désarticule. Lorsque l'agent immobilier rend visite à Madame Kitada, celle-ci adopte également une attitude névrotique : les jambes raides, le dos penché, les cheveux tombant à la verticale. C'est Toshio, miaulant sur le canapé, qui semble manipuler sa victime comme une marionnette, à la façon des femmes-chats du kaidan eiga classique. La troisième conséquence, pas la moins étonnante, est l'éclipse pure et simple des personnages. La disparition est une névrose sociale japonaise et un vrai mystère : chaque année des centaines de Japonais s'«évaporent » sans laisser de trace. 

On pense à Kaïro et à une forme d'invasion inversée. Dans Ju-on, c'est comme si les personnages «vivants» glissaient entre les jointures du récit, se perdaient dans la temporalité brisée et ne parvenaient plus à revenir au présent. Ils s'égarent dans cette maison dont les recoins sont d'abord temporels. S'évanouir de peur équivaut ici à un évanouissement plus radical : la femme-araignée tisse autour d'eux un cocon de terreur et les dévore totalement. En perturbant le temps et la narration, Shimizu n'a de cesse de placer la peur à l'origine de l'apparition des spectres. Il annonce la théorie de Marebito (2004) « Ce n'est pas parce que nous voyons quelque chose que nous avons peur. C'est parce que nous avons peur que nous voyons des choses. » 












mardi 19 avril 2022

Le printemps des fantômes : Ring + Ring Spiral (panfleto)

Les images de ce billet sont extraites du panfleto de Ring d'Hideo Nakata et Ring Spiral de Joji Iida*. La présence des deux films dans un même livret s'explique par leur sortie conjointe le 31 janvier 1998. L'insuccès de Spiral entraînera la production de Ring 2 de Nakata, sur une histoire originale et non l'adaptation d'un livre de Koji Suzuki. Ring 2 sortira le 23 janvier 1999. 
































*Un "panfleto" est un livret que les spectateurs peuvent acheter dans les salles de cinéma diffusant le film. 


samedi 16 avril 2022

Le printemps des fantômes : La vengeance du Bakeneko

Le chat démon est le grand oublié de la vague de J-horror contemporaine. Pourtant ce monstre féminin fut l'un des plus célèbres du répertoire classique. 



« Le déroulement est toujours le même: un homme est assassiné. Le chat, témoin du meurtre, fait entrer son esprit dans le corps d’une femme – et là, quelle que soit la version, il y a toujours une scène prodigieuse, celle où la femme commence à mêler, dans ses gestes, le comportement du chat au sien, quand elle se met à griffer lentement l’air avec sa… patte, quand elle se met à laper au lieu de boire. Cette femme va devenir l’instrument de la vengeance, et les meurtriers, elle va leur faire passer le goût du saké. » Chris Marker, Le Dépays (1982)

Les films de femmes chats Sans Soleil (1982) de Chris Marker


Les félins surnaturels, espiègles ou démoniaques, sont des motifs familiers des estampes japonaises . La première fonction des chats, arrivés avec les navires chinois en l’an 1000, fut de protéger les rouleaux sacrés des temples contre les rongeurs. Rien d’étonnant alors à ce qu’ils soient dotés d’une certaine dimension spirituelle et ce que leur place dans les cimetières, mais aussi dans les vieux quartiers de Tokyo, soit acquise. S’ils devinrent de parfaits animaux domestiques, leur nature mystérieuse et parfois cruelle donna naissance à une catégorie plus inquiétante, le bakeneko (chat démon), également appelé kaibyo (chat surnaturel).

Ghost Cat of The Cursed Swamp (1968) de Yoshihiro Ishikawa

La légende la plus connue attachée au bakeneko se nomme «la rébellion du chat démon de Nabeshima». Le seigneur Nabeshima Mitsushige (1632-1700) emploie un jeune homme pour lui servir d’adversaire au go. Celui-ci commet l’imprudence de ne pas laisser gagner son maître, qui, fou de rage, l’assassine. La mécanique fatale est alors enclenchée, menant au suicide de la mère du jeune homme et à la métamorphose du chat de la maison qui, lapant son sang, donne naissance au bakeneko

Yôko Higashi dans le rôle d'une femme chat pour l'exposition Enfers et fantômes d'Asie


La créature, apparaissant aussi bien sous la forme d’un chat géant que sous celle d’une vieille femme, s’introduit dans le palais pour tourmenter Nabeshima. La défaite du chat contre le collecteur d’impôts du palais est accessoire, le but de la légende étant de dénoncer la cruauté de Nabeshima. La légende devint une pièce kabuki en 1840, Hana Sagano Nekoma Ishibumi Shi (Histoire du monument de pierre du chat démon de Sagano), donnant lieu à une série d’estampes où l’on reconnaît l’imposante perruque blanche de l’acteur.

Ume no Haru Gojūsantsugi par Utagawa Kuniyoshi


La majorité des films de femmes chats seront des variations sur la pièce. La mère est souvent remplacée par l’épouse du jeune homme, qui, violée par le seigneur qui la convoitait, se suicide. Les scénarios ont pour particularité de ne pas faire du kaibyo le fantôme de l’épouse ni une métamorphose du chat domestique. En léchant le sang de sa maîtresse, le félin établit un relais entre le monde des hommes et celui des esprits et convoque la créature. 

Chat démon par Kuniyoshi Utagawa


Les plus anciens films à nous être parvenus sont Le Chat d’Arima (Shigeru Mokutô, 1937) et Le Mystère du shamisen hanté (Kiyoniko Ushihara, 1938) et son instrument de musique dont les cordes sont des boyaux de chat. Dans les années 1940 et 1950 suivront une multitude de petites productions telles que Ghost Cat of the Yonaki Swamp (Katsuhiko Tasaka, 1957), Ghost Cat of the 53 Stations (Bin Kato, 1954), Ghost Cat of Arima Palace (1953) ou Ghost of Saga Mansion (1953), tous deux dirigés par Ryohei Arai et qui firent de Takako Irie la première star japonaise du cinéma d’épouvante. La femme chat permet au cinéma japonais de combler un manque, celui de ne pas pouvoir intégrer des créatures ne relevant pas de son folklore telles que les vampires ou les loupsgarous. 

Ghost Cat of Yonaki Swamp (1957) de Katsuhiko Tasaka


L'attraction principale de ces films, moins sérieux que ceux consacrés à Oiwa, sont les métamorphoses du monstre, ses acrobaties et sa souplesse. La kaibyo possède aussi des pouvoirs particuliers comme celui de manipuler les humains à distance comme des marionnettes dont elle tirerait les fils. Les fantômes de la J-horror n’oublieront pas ces gestuelles étranges proches de la danse moderne. En 1958, un an avant Histoire de fantômes japonais, Nakagawa signe Le Manoir du chat fantôme. Dans le prologue en noir et blanc, qui se déroule à l’époque moderne, un médecin et sa femme emménagent à la campagne, à l’endroit même où se dressait le palais d’un seigneur. L’épouse devient la proie de cauchemars dans lesquels une vieille femme à la longue chevelure blanche se penche au-dessus de son lit et tente de l’étrangler. Nakagawa va retracer l’origine de la hantise en un long flashback en couleurs mélangeant Le Chat démon de Sagano et Le Chat noir d’Edgar Poe. Ainsi, le seigneur ne se contente pas de tuer l’infortuné joueur de go, mais l’emmure dans son palais. Nakagawa, dont c’est le premier film en couleurs, ébauche les expérimentations d’Histoire de fantôme japonais et de L’Enfer. Le méchant seigneur se débat dans un maelstrom d’ombres, de taches colorées abstraites et de visages géants flottant en surimpression. La femme chat, moins séduisante que ses prédécesseures, est cependant davantage conforme au kabuki avec sa grande chevelure blanche, son maquillage outrancier et ses oreilles félines. 

Ghost Cat Of The Okazaki Upheaval (Kaibyo Okazaki Sodo, 1954) de Bin Kato


Le personnage n’a pas vraiment survécu aux années 1960, du fait de scénarios répétitifs et d’une figure devenue plus comique qu’effrayante. On en retrouve cependant des traces dans la J-horror comme Toshio, l’enfant fantôme de la série des Ju-on (2002) de Takashi Shimizu, qui pousse des miaulements et commande à une tribu de félins. Cependant, c’est en Occident, dans Batman, le défi (1992) de Tim Burton, que naîtra une kaibyo inspirée de la tradition japonaise, la célèbre Catwoman interprété par Michelle Pfeiffer. Défenestrée par son patron, l’homme d’affaires Max Schreck (équivalent du méchant seigneur), Selina Kyle est ramenée à la vie par une meute de chats. La scène où les félins, attroupés autour de son cadavre écrasé dans la neige, la raniment à coups de canines et de langue rappelle par sa poésie funèbre et son allure de cérémonie magique le Kwaidan de Kobayashi. Selina est désormais mue par une âme féline et vengeresse. Pourtant, ce n’est pas seulement pour réclamer justice qu’elle revient d’entre les morts mais pour attaquer à coups de fouet et de griffes l’imaginaire des super-héros et leur apologie de la virilité. En puisant dans l’imaginaire japonais, Burton insuffle une dimension féministe à sa créature tout en vinyle couturé et rapiécé. 



Cet article est un extrait du catalogue de l’exposition Enfers et fantômes d’Asie.

Il fait partie de l’ensemble Trois femmes surnaturelles.