samedi 16 avril 2022

Le printemps des fantômes : La vengeance du Bakeneko

Le chat démon est le grand oublié de la vague de J-horror contemporaine. Pourtant ce monstre féminin fut l'un des plus célèbres du répertoire classique. 



« Le déroulement est toujours le même: un homme est assassiné. Le chat, témoin du meurtre, fait entrer son esprit dans le corps d’une femme – et là, quelle que soit la version, il y a toujours une scène prodigieuse, celle où la femme commence à mêler, dans ses gestes, le comportement du chat au sien, quand elle se met à griffer lentement l’air avec sa… patte, quand elle se met à laper au lieu de boire. Cette femme va devenir l’instrument de la vengeance, et les meurtriers, elle va leur faire passer le goût du saké. » Chris Marker, Le Dépays (1982)

Les films de femmes chats Sans Soleil (1982) de Chris Marker


Les félins surnaturels, espiègles ou démoniaques, sont des motifs familiers des estampes japonaises . La première fonction des chats, arrivés avec les navires chinois en l’an 1000, fut de protéger les rouleaux sacrés des temples contre les rongeurs. Rien d’étonnant alors à ce qu’ils soient dotés d’une certaine dimension spirituelle et ce que leur place dans les cimetières, mais aussi dans les vieux quartiers de Tokyo, soit acquise. S’ils devinrent de parfaits animaux domestiques, leur nature mystérieuse et parfois cruelle donna naissance à une catégorie plus inquiétante, le bakeneko (chat démon), également appelé kaibyo (chat surnaturel).

Ghost Cat of The Cursed Swamp (1968) de Yoshihiro Ishikawa

La légende la plus connue attachée au bakeneko se nomme «la rébellion du chat démon de Nabeshima». Le seigneur Nabeshima Mitsushige (1632-1700) emploie un jeune homme pour lui servir d’adversaire au go. Celui-ci commet l’imprudence de ne pas laisser gagner son maître, qui, fou de rage, l’assassine. La mécanique fatale est alors enclenchée, menant au suicide de la mère du jeune homme et à la métamorphose du chat de la maison qui, lapant son sang, donne naissance au bakeneko

Yôko Higashi dans le rôle d'une femme chat pour l'exposition Enfers et fantômes d'Asie


La créature, apparaissant aussi bien sous la forme d’un chat géant que sous celle d’une vieille femme, s’introduit dans le palais pour tourmenter Nabeshima. La défaite du chat contre le collecteur d’impôts du palais est accessoire, le but de la légende étant de dénoncer la cruauté de Nabeshima. La légende devint une pièce kabuki en 1840, Hana Sagano Nekoma Ishibumi Shi (Histoire du monument de pierre du chat démon de Sagano), donnant lieu à une série d’estampes où l’on reconnaît l’imposante perruque blanche de l’acteur.

Ume no Haru Gojūsantsugi par Utagawa Kuniyoshi


La majorité des films de femmes chats seront des variations sur la pièce. La mère est souvent remplacée par l’épouse du jeune homme, qui, violée par le seigneur qui la convoitait, se suicide. Les scénarios ont pour particularité de ne pas faire du kaibyo le fantôme de l’épouse ni une métamorphose du chat domestique. En léchant le sang de sa maîtresse, le félin établit un relais entre le monde des hommes et celui des esprits et convoque la créature. 

Chat démon par Kuniyoshi Utagawa


Les plus anciens films à nous être parvenus sont Le Chat d’Arima (Shigeru Mokutô, 1937) et Le Mystère du shamisen hanté (Kiyoniko Ushihara, 1938) et son instrument de musique dont les cordes sont des boyaux de chat. Dans les années 1940 et 1950 suivront une multitude de petites productions telles que Ghost Cat of the Yonaki Swamp (Katsuhiko Tasaka, 1957), Ghost Cat of the 53 Stations (Bin Kato, 1954), Ghost Cat of Arima Palace (1953) ou Ghost of Saga Mansion (1953), tous deux dirigés par Ryohei Arai et qui firent de Takako Irie la première star japonaise du cinéma d’épouvante. La femme chat permet au cinéma japonais de combler un manque, celui de ne pas pouvoir intégrer des créatures ne relevant pas de son folklore telles que les vampires ou les loupsgarous. 

Ghost Cat of Yonaki Swamp (1957) de Katsuhiko Tasaka


L'attraction principale de ces films, moins sérieux que ceux consacrés à Oiwa, sont les métamorphoses du monstre, ses acrobaties et sa souplesse. La kaibyo possède aussi des pouvoirs particuliers comme celui de manipuler les humains à distance comme des marionnettes dont elle tirerait les fils. Les fantômes de la J-horror n’oublieront pas ces gestuelles étranges proches de la danse moderne. En 1958, un an avant Histoire de fantômes japonais, Nakagawa signe Le Manoir du chat fantôme. Dans le prologue en noir et blanc, qui se déroule à l’époque moderne, un médecin et sa femme emménagent à la campagne, à l’endroit même où se dressait le palais d’un seigneur. L’épouse devient la proie de cauchemars dans lesquels une vieille femme à la longue chevelure blanche se penche au-dessus de son lit et tente de l’étrangler. Nakagawa va retracer l’origine de la hantise en un long flashback en couleurs mélangeant Le Chat démon de Sagano et Le Chat noir d’Edgar Poe. Ainsi, le seigneur ne se contente pas de tuer l’infortuné joueur de go, mais l’emmure dans son palais. Nakagawa, dont c’est le premier film en couleurs, ébauche les expérimentations d’Histoire de fantôme japonais et de L’Enfer. Le méchant seigneur se débat dans un maelstrom d’ombres, de taches colorées abstraites et de visages géants flottant en surimpression. La femme chat, moins séduisante que ses prédécesseures, est cependant davantage conforme au kabuki avec sa grande chevelure blanche, son maquillage outrancier et ses oreilles félines. 

Ghost Cat Of The Okazaki Upheaval (Kaibyo Okazaki Sodo, 1954) de Bin Kato


Le personnage n’a pas vraiment survécu aux années 1960, du fait de scénarios répétitifs et d’une figure devenue plus comique qu’effrayante. On en retrouve cependant des traces dans la J-horror comme Toshio, l’enfant fantôme de la série des Ju-on (2002) de Takashi Shimizu, qui pousse des miaulements et commande à une tribu de félins. Cependant, c’est en Occident, dans Batman, le défi (1992) de Tim Burton, que naîtra une kaibyo inspirée de la tradition japonaise, la célèbre Catwoman interprété par Michelle Pfeiffer. Défenestrée par son patron, l’homme d’affaires Max Schreck (équivalent du méchant seigneur), Selina Kyle est ramenée à la vie par une meute de chats. La scène où les félins, attroupés autour de son cadavre écrasé dans la neige, la raniment à coups de canines et de langue rappelle par sa poésie funèbre et son allure de cérémonie magique le Kwaidan de Kobayashi. Selina est désormais mue par une âme féline et vengeresse. Pourtant, ce n’est pas seulement pour réclamer justice qu’elle revient d’entre les morts mais pour attaquer à coups de fouet et de griffes l’imaginaire des super-héros et leur apologie de la virilité. En puisant dans l’imaginaire japonais, Burton insuffle une dimension féministe à sa créature tout en vinyle couturé et rapiécé. 



Cet article est un extrait du catalogue de l’exposition Enfers et fantômes d’Asie.

Il fait partie de l’ensemble Trois femmes surnaturelles. 




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