Si on explore les chaînes Youtube consacrées à la chanson japonaise, impossible de manquer Mikami Kan : crâne rasé, visage marqué de voyou, et surtout un chant rocailleux qu’on pourrait rapprocher de Tom Waits. Si l’on regarde une de ses vidéos live, on est marqué par aussi par sa façon de chanter debout, râblé, en brutalisant sa guitare.
Est-ce du folk, du blues, du punk, une sorte de free jazz ou encore autre chose ?
Une chose est sûre, on a envie d’en savoir plus sur le personnage et sur sa musique. Mikami Kan, guitare au poing de Benjamin Mouliets, est autant une biographie qu’un voyage à travers l’angura (underground) japonais des années 70 jusqu’à nos jours.
Un livre qui semble avoir été conçu dans les petits bars de Golden Gai à Shinjuku qui portent en eux cette mémoire.
La première donnée importante est la région où Kan vient au monde en 1950 : la préfecture d’Aomori, mythique pour être également celle des deux figures fondatrices de l’Angura, le dramaturge Shûji Terayama et de l’inventeur de la banse butô Tatsumi Hijikata. Le cri de Mikami est fortement relié à cette terre paysanne froide, rude, empreinte de mysticisme mais c’est à Tokyo, marchant sur les traces de son mentor Terayama, qu’il fera ses débuts de poète et de chanteur alors qu’il est âgé d’une vingtaine d’année. Ce qui fascine dans le livre de Benjamin Mouliets est le caractère épique de cette destinée : Kan devient une sensation des festivals folks, signe sur des labels prestigieux, ne connait pas le succès, tente un virage commercial, se décourage, connait la dépression, devient un chanteur itinérant sillonnant les petites salles du nord du Japon, bifurque en acteur de films pinks et de yakuzas… et il n’a pourtant que 27 ans, et d’autres aventures artistiques et humaines aussi chaotiques l’attendent !
Parmi les étrangetés de cette vie hors du commun, la révélation quasi mystique qu’il eut, alors qu’il était au fond du trou et dépressif, devant Big Wenesday (1978), le film de surf de John Milius. « Cramponné à son siège, il n’en finit pas de pleurer. Il retourne voir le film trois fois d’affilée, et tire de ses séances un enseignement vital de la bouche de Bear, le gourou devenu clochard céleste. « Ce n’est pas de l’imprudence, c’est défier le destin. » (…) « Un simple garçon de plage avait traversé le temps et l’espace pour toucher un simple garçon de la côte de Tohoku. »
Benjamin Mouliets explore toutes les facettes de la vie de Kan avec la même curiosité, considérant que même le cinéma pink, creuset d’activisme politique et de recherche formelle, fait partie de son œuvre au même titre que sa carrière musicale. Mais il y a aussi ses liens avec l’illustrateur eroguro Toshio Saeki qui dessine ses premières pochettes, ou sa participation à des mangas undergrounds, qui font de Kan une passionnante personnalité transmédia. Une figure transpolitique aussi qui, tout en éclosant en pleine période contestataire, voue une admiration jamais démentie à Mishima et côtoie des personnalités d’extrême-droite.
Ce qui concerne la musique de Kan est cependant la partie la plus dense de l’ouvrage. Kan est défini comme un « chanteur passionné », catégorie désignant un chant chargé d’émotion et outré, proche du sanglot parfois. Son genre d’origine n’est cependant pas le folk où il a été rangé souvent faute de mieux mais la enka, la musique sentimentale japonaise qui connait un renouveau dans les années 60. Kan est ainsi un grand admirateur d’Akira Kobayashi, un des jeunes premiers "rebelles" de la Nikkatsu à la fin des années 50, reconverti dans le film de yakuza. Kobayashi est l’image-même de l’edoko, le titi de Tokyo, charmeur et gouailleur, et un excellent chanteur de enka. Même si Kobayashi évolue dans un cadre commercial on comprend comment sa puissance vocale et l’expressivité de ses interprétations, ont pu influencer Kan.
Le titre fétiche de Kan est ainsi son adaptation en 1969 de « Yumewa yoru hiaku (les rêves éclosent la nuit), popularisé quelques mois plus tard par Keiko Fuji. La liste des amours perdus chantées par Keiko, devient chez Kan une suite de mentor philosophiques comme Marx et Sartre, et les désillusions sentimentales laissent place à une faillite des idéaux. La enka, genre fétiche des yakuzas, avec son imaginaire proche du « réalisme poétique » français, avec ses bars, ses ports, ses files perdus, ses mauvais garçons est en soi une forme d’underground ou au moins de vie parallèle au miracle économique. Cette enka, il va lui faire subir toutes les distorsions, la replonger dans violence de la terre d’Aomori, l’hybrider au Coréen, au free jazz et au noise.
A partir de la fin des années 80 et jusqu’à nos jours, le chanteur solitaire se diversifie, anime des émissions de radio, multiplie les collaborations, voyage à l’étranger et monte des formations éphémères avec des personnalité de l’avant-garde comme Keiji Haino. Si comme moi vous avez une connaissance superficielle de la scène musicale d’avant-garde japonaise, il s’agit de consciencieusement corner et annoter le livre de Benjamin Mouliets pour en faire un futur guide de recherches.
Pour que la connaissance des chansons de Mikami Kan ne reste pas virtuelle, de très nombreuses paroles sont traduites et permettent d’appréhender sa poésie un peu hermétique mais aussi souvent humoristique.
Un précieux CD contient deux extraits de concerts de Kan l’un en solo à la Malterie (Lille, 2008) l’autre en trio au sein du groupe Sanja (Tokyo, 2007).
Mikami Kan de Benjamin Mouliets est publié aux éditions Lenka Lente.
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