samedi 25 novembre 2023

Journal du mois d’aout à Tokyo 3

Kabukichô will never die

…Mais ce que j’allais découvrir le lendemain dépassait tout ce que je pouvais imaginer…



A force de tourner autour du sanctuaire de Benzaiten (voir ici) et d’être fasciné par le château rouge qui le jouxte, j’ai fini par y entrer. 



La veille de mon départ, le 1er septembre, Constant Voisin m’invite à une soirée de performances au Kabukichô organisée par le collectif d’artistes Chim↑Pom. Constant m’apprend qu’Elli une des fondatrices du groupe et son compagnon, propriétaire des plus grands host clubs du Kabukichô, luttent contre la disneyisation du quartier, dont le symbole serait l’affreux bar-attraction Robot Restaurant (d’ailleurs fermé). 



Il est en effet capital que Kabukichô conserve son parfum de souffre, aux vieilles habitudes peut-être immorales, mais qui en font un quartier chargé d’histoire, de culture et pour moi un creuset de récits et de destins qui encore aujourd’hui continuent de se croiser. Constant me raconte que le compagnon d’Elli a aménagé dans ses clubs des salles de lectures pour que les Hosts puissent comprendre la valeur du quartier où ils travaillent. 




Le lieu des performances est donc Ojo, le château rouge à côté du sanctuaire de la déesse. Il serait à l’origine un restaurant, transformé en karaoké et désormais désaffecté. Quant aux artistes, il s’agit de Kumi, une performeuse vouant un culte à Benzaiten, et de TokyoQQQ, une troupe qu'on pourrait rapprocher de celle de Terayama dans les années 70. Ce soir va se dérouler une cérémonie pour invoquer l’esprit de Kabukichô contre les promoteurs et l’industrie du spectacle. La tour est en effet en déréliction, et pourrait faire un décor idéal de J-horror. Avant que les artistes ne l'investissent, on fait connaissance avec eux par des installations vidéo. Celle de Constant, sur quatre écrans, présente Kumi et une barre de pole-dance, d'abord avec sa robe et sa coiffe de prêtresse puis sans maquillage. 

Peu à peu, elle se met à pleurer. Kumi est d’origine coréenne, et elle vit un voyage intérieur vers ses origines. Ce que met à nu l’artiste, face à la barre métallique, n’est pas ce à quoi on s’attendrait. 

Dans un coin de la pièce, dans un petit espace en carton rose-bonbon, les membres d’un club érotique (le groupe Bonjour Tulipe), une naine (Chibi Moeko) et une jeune femme toute en rondeur (Juanita Yamada), sont en nuisette et perruque blonde.


Au fond de leur chambre, par une ouverture, un homme étrange les observe. Il rampe jusqu’à nous : c’est un artiste handicapé (Kenta Kanbara), aux jambes atrophiées, qui danse sur les mains avec une incroyable virtuosité, son fauteuil roulant lui servant d’accessoire.


Après cette sidérante performance, je décide d’explorer les étages. Dissimulé dans le recoin d'un palier, un garçon-rat (Kelo Hirai) me suit de ses petits yeux noirs et brillants.


Un barbu androgyne (Domo) en train de lentement se maquiller me sourit. 

Par la fenêtre, d’une des salles j’aperçois une séduisante créature (Kily shakley), showgirl scintillante, longiligne comme un insecte.


Je reste dans ce couloir pour ne pas rater l’entrée en scène des artistes : devant moi passe le garçon-rat, glissant le long des murs comme une créature du cinéma expressionniste, puis c'est au tour d'un écolier (Tuki Takamura) en uniforme, fardé,  semblant sortir de Cache-cache pastoral de Shuji Terayama. 

Enfin tout le groupe sort de la loge, mené par Kumi cette fois en grande tenue de Benzaiten, chantant des mélopées votives.

Ils vont parcourir tout le bâtiment, suivis par les spectateurs, jusqu’à parvenir au sommet du château rouge. Là, Kumi chante pour la lune, pour Kabukichô et pour Benzaiten, entourée de cette troupe qui chacun représente les esprits protecteurs du quartier, venus des clubs érotiques, des bars à hôtesses, ou du théâtre et cinéma underground.



Aujourd’hui j’ai écouté sur la chaîne Youtube de Blast l’émission de Pacôme Thiellement consacrée à Freaks de Tod Browning (voir ici). Les phénomènes comme derniers survivants de l’esprit du carnaval, la plus vieille fête religieuse du monde. A travers leur renvoi au statut d’infirme, et pour certain leur hospitalisation psychiatrique, le nouveau monde du capitalisme et de la norme essayait d’effacer ce qui, à travers les freaks, survivait de ces cultes venus du fond des âges. C’est le même processus qui a été mis en œuvre au Japon tout au long du XIX siècle et surtout à l’époque Meiji, prohibant les fêtes sexuelles campagnardes, les sento mixtes, les estampes érotiques, pour se donner l’allure d’un pays respectable aux yeux des visiteurs occidentaux. 



Mais l’esprit d’Edo ne cesse de ressurgir : à l’époque Taisho, dans les années 20, avec le courant ero-guro et ses histoires d’horreur où des savants fous façonnent des monstres sur des îles (voir ici). Le patriotisme, le fascisme du gouvernement d’Hirohito et l’entrée en guerre détruiront cette poussée libertaire. Un même glas sonnait pour les années folles française et la république allemande de Weimar. Pacôme fait un lien entre les Freaks des cirques nomades et ceux des années 60, popularisés par Freak Out, l'album de Franck Zappa. Lors du miracle économique, sacré par les jeux Olympiques de 1964, c’est l’apparition de la danse butô de Tatsumi Hijikata, chevelu et décharné, n’ayant rien à envier aux freaks californiens, qui fait revenir les figures pauvres, malades, certains idiots ou déformés de sa jeunesse campagnarde ; c’est Koji Wakamatsu et ses films pinks hallucinés où les vierges sont crucifiées devant le mont Fuji ; c’est Shuji Terayama et Juro Kara les deux génies de l’avant-garde qui font revivre le kabuki travesti, sexuel et débraillé de l’ère Edo.  


La répression ne sera pas policière, mais économique comme dans tous les pays du monde. Les armes de la contre-révolution seront la télévision et les idolu, ces adolescentes proposant un monde acidulé et d’une apparente santé. Que pouvaient les monstres d’Hijikata face à la chanteuse adolescente Momoe Yamaguchi qui, bien qu’adorable et talentueuse, était la créature d’une industrie puissante ? Les années 80 seront donc, comme aux USA mais aussi en France, une fête du capitalisme, effrénée, grisante, où règnera le gaspillage. 



Le même combat se rejoue maintenant, au cœur de Kabukichô, dernier bastion d’un monde magnifique et vulgaire, déjà bien éprouvé lors du Covid. Bien sûr, je ne suis qu’un visiteur, et je mentirais si je disais que le chat de Shinjuku ne m’a pas charmé, et que je n’ai pas un frisson lorsque se met en mouvement l’immense Godzilla au-dessus du cinéma Toho. Mais je ne peux pas non plus m’empêcher de les voir comme les ambassadeurs de ce nouveau Kabukichô propre, kawai et inoffensif. 



Retrouvant dans une vieille « pocket camera » Kodak des images du Kabukichô en 2013, il n’y a donc pas si longtemps que ça, j’ai mesuré la différence. Aujourd’hui, des rues moins peuplées, moins de jeunes filles en goguettes et de regroupement de hosts, que j’adorais avec leurs cheveux oranges et leur allure de chats sauvages. Même les pittoresques rabatteurs sénégalais et nigériens semblent faire profil bas et ne tentent plus de m’attirer dans des bouges pour rencontrer les « real japanese girls ». 



Chim↑Pom, Kumi et TokyoQQQ sont héroïques, et je me demande ce que nous, en France, avons à opposer au racisme, à la rancœur à l’abrutissement des médias, et aux mauvais esprits qui ne cessent de ramper dans nos cerveaux depuis les années 40. 

Moi-aussi je dois prier une dernière fois Benzaiten pour la victoire de Kumi et la persistance de l’esprit du quartier. Je dois évidemment aller faire un dernier tour au Golden Gai. 



Dans un bar, deux jeunes gens me parlent de leurs tatouages : les bras de la fille sont couverts de papillons et de roses tandis que le garçon, canaille, soulève son t-shirt pour découvrir une chouette en vol. 



C’est une scène comme les autres, comme cent autres qui se déroulent toutes les nuits au Golden Gai, mais elle est empreinte de cette mystique de la rencontre, du plaisir de l'alcool, de l’amusement léger et partagé qui est tout l’esprit du Kabukichô.  



Pour en savoir plus sur TokyoQQQ ici






samedi 11 novembre 2023

Door (1988) de Banmei Takahashi



Attention, ce billet contient des spoilers. 

Door est un curieux film, entrant dans la catégorie du home invasion mais avec des préoccupations très japonaises. Le home Invader, celui qui s'introduit dans la maison, est davantage défini par un terme anglais passé dans le langage courant au Japon : le stalker. Un être anonyme, obsédé en général par une femme ou une jeune fille, qui se met à la suivre et se dissimule parfois chez elle. Ces personnages réels, au centre de fait-divers souvent tragiques, font partie des terreurs générées par la vie urbaine japonaise.



Le décor est typique des années 80, et deviendra celui favori de la J-horror : un grand ensemble moderne et aseptisé qui, s’il était laissé à l’abandon, aurait le même destin que celui de Dark Water. La solitude et une mère de famille persécutée sont aussi les thèmes de Door. Yasuko, une jeune femme au foyer, y réside avec son mari et son fils de 5 ans, Takuko. Le mari est un salaryman travaillant dans une société informatique, encore une fois un métier de la bulle économique. Il rentre épuisé du travail, fait une sieste, avant de s’occuper un peu de son fils.



La scène où Takuko est endormi dans leur lit indiquerait que ce couple poursuit une existence sans passion ni sexualité, centré autour de leur enfant. Cette vie conjugale morne et répétitive donne lieu à un désastreux retour du refoulé, pulsions qui chercheront à forcer la « porte » de l’appartement. Celles-ci s’incarnent en la figure d’un représentant proposant des cours d’anglais qui, blessé par la jeune femme refermant la porte sur sa main, va être pris d’une passion violente pour elle. Réduire le home invasion à son élément principal, la porte séparant la menace extérieur de l’intimité, est une idée particulièrement brillante. C’est sur celle-ci que l’héroïne trouve inscrit  : « Je suis sexuellement frustrée, faites-le avec moi. » Graffiti autant obscène que révélateur de son refoulement.



Alors que son mari est absent pendant trois jours, les coups de téléphone se multiplient, comme si l’un devenait de plus en plus présent alors que l’autre s’efface. Le « Je vous aime » du harceleur téléphonique lui revient perpétuellement à l’esprit, sans doute parce qu’on ne lui a pas dit ces mots depuis longtemps. Peu à peu, toujours à coup d’appels téléphoniques, l’homme étend son emprise sur sa vie, devinant lorsqu’elle sort de son bain ou l’épiant à la piscine. 



Paradoxalement, cette femme d’une trentaine d’année, ni belle ni laide, à la sexualité dévitalisée, se met très légèrement à retrouver une forme de sensualité. 



Avec ses traits fins et enfantin, le stalker échappe au cliché du pervers forcément repoussant. Comme le mari, il est un agent dépersonnalisé de la surconsommation des années 80. Les deux acteurs pourraient sans problème échanger leurs rôles. Après des années à œuvrer dans le domaine du roman porno et du film pink, Banmei Takahashi en connait bien les mécanismes. Pourtant Door n’est absolument pas un film érotique, ne flatte à aucun moment le voyeurisme du spectateur, comme si la sexualité refoulée de l’héroïne fermait aussi à double-tour cette porte-là.



Le stalker parvient finalement à s’introduire chez la jeune femme et, sous la menace, la force à préparer le dîner pour son fils et lui. Il occupe alors la place du mari absent, et tente ensuite de la violer. Un travelling étourdissant (et furieusement depalmien) en plongée totalement verticale, suit leur combat à travers tout l’appartement qui révèle son statut de décor, mais surtout d’espace mental.



Door a la réputation d’être l’un des premiers films gore japonais, au même titre que Evil Dead Trap sorti la même année. Mais il faut noter que les effets sanglants s’exercent exclusivement sur la figure du violeur, massacré par la jeune femme, à la fourchette à rôti et à la tronçonneuse. Pourtant, il semble que sa mort ne résout rien, à part faire basculer la mère et le fils dans la folie. Alors même que l’agresseur était dans l’appartement, un autre pervers téléphonait à Yasuko, faisant planer un doute : les appels anonymes, le mouchoir remplis de sperme déposé dans sa boîte à lettres, l’inscription obscène étaient-ils tous l’œuvre du représentant. Combien de pervers se cachent dans la ville pour l’épier ?



En 1991, Banmei Takahashi offre une suite érotique, Door 2, Tokyo Diary, délaissant le réalisme pour le baroque et un personnage de call-girl. La porte devient celle que va pousser la prostituée sans savoir quel homme se trouve derrière. Kiyoshi Kurosawa tourne Door 3 en 1996, ne retenant du premier film que l’idée du démarchage à domicile pour dévier ensuite sur un récit à la Body Snatchers. Kurosawa avait saisi que l’angoisse principale de Door résidait dans l’impossibilité de préserver son intimité dans un monde parcouru de réseaux téléphoniques. Des êtres spectraux, envoyés par les entreprises, pouvaient se glisser dans les maisons, cherchant autant à nous vendre leur marchandise, qu’à s’emparer de nos âmes et de nos corps.