Yasuzō Masumura, La Bête aveugle (Mōjū, 1969)
Visitant l’exposition du photographe Yamana dont elle est le
modèle, Aki est témoin d’un étrange spectacle. Au milieu des photos qui la
représentent diffractée, enchaînée ou perdue dans les ténèbres, se tient un visiteur
mystérieux. Le regard vide, il palpe une statue la représentant. Aki, troublée,
se met à ressentir sur sa peau ses caresses indiscrètes. Cet homme, c’est la
bête aveugle, le masseur pervers du célèbre roman policier d’Edogawa Ranpo. Il
va enlever le modèle et la séquestrer dans son atelier : un immense
sous-sol plongé dans les ténèbres, planète étrangère dont les dunes et les
vallons se révèlent un gigantesque corps de femme. Aki et Michio, vont s’engager
dans une passion hors norme, se mutilant jusqu’à quitter l’espèce humaine pour
devenir des créatures des profondeurs, dont la seule conscience est celle de la
chair.
Pour représenter l’exposition de Yamana, Yasuzô Masumura filme une véritable galerie de Tokyo où sont accrochées les photos d’Akira Suzuki : « Les Fleurs du mal - Réhabilitation par Mon Sexe » dont l’actrice Mako Midori est effectivement le centre. Masumura ne cherche d’ailleurs pas à dissimuler la source réelle de ces images. Il y a un réel dialogue entre le photographe et le cinéaste, les photos de Suzuki défilant également pendant le générique. Masumura est coutumier des génériques en images fixes, comme les photos de presse à scandale du Grand salaud ou celles d’Un amour insensé (La Chatte japonaise) composé de clichés de Naomi. Le choix de Suzuki rattache La Bête aveugle au courant d’avant-garde japonais dont la figure de proue était le traducteur, écrivain et collectionneur Tatsuhiko Shibusawa. Ce passionné de littérature française transgressive rendit familier à l’intelligentsia artistique, dont Masumura, Mishima et Tatsumi Hijikata, les noms de Baudelaire, Sade, Genet et George Bataille. L’étrange sous-titre de l’exposition, en français, « Réhabilitation par Mon Sexe » porte la marque de Shibusawa.
Le recueil de photographie du même nom est un fascinant objet noir à fourreau, dont le titre est gravé en lettres dorées.
Les poèmes de Baudelaire qui alternent avec les photographies sont traduits par Daigaku Horiguchi (1892-1981) à qui l’on doit la popularisation du surréalisme au Japon mais aussi de Cocteau, Radiguet, Verlaine, Apollinaire ou encore Paul Morand. Deux textes demeurent en français : « Au lecteur » et « Femmes damnées ».
Lorsque Mako Midori pose pour Akira Suzuki et tourne pour Masumura, elle a déjà quitté la Toei, lassée des rôles de starlettes qu’on lui confie. L’année 1968 est pour elle-aussi une révolution, et elle deviendra une actrice de théâtre d’avant-garde, jouant dans les pièces du légendaire Juro Kara et avec son mari Renji Ishibash. Le choix des œuvres de Suzuki, s’il est en partie dicté par Mako Midori, n’est en rien décoratif. Que racontent ces photos ? La recherche d’une femme obscure et primitive. Les découpages et les collages du corps de Mako, sont déjà comme les amputations que lui fera subir la bête aveugle, qui loin de l’affaiblir la renforcent.
En un kaléidoscope de jouissance tournoient les cent visages de Mako. La survivante de l’apocalypse. La femme vampire aux cheveux d'or. La grande prostituée dont les chaînes, loin de l’asservir, deviennent les bijoux. La prêtresse couverte de terre blanche dansant devant les flammes. La déesse descendant parmi les hommes dans un œuf cosmique.
On peut alors rajouter à ces figures mythiques la Vénus mutilée de
La Bête aveugle, ultime incarnation de ce grand cycle de corps douloureux, détruits
et reconstruits de Masumura, commencé avec La Femme de Seisaku (1963) et dont L’Ange
rouge (1966) avait été la première apothéose.
En cette fin des années soixante Mako Midori était l’actrice
totale.