Affichage des articles dont le libellé est théâtre. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est théâtre. Afficher tous les articles

samedi 23 mars 2024

Tamasaburo Bando, princesse d’ivoire et d’ivresse

Visage écrit (1995) de Daniel Schmid




Il existe une race de vampires qui ne se nourrit pas de sang mais de fard, de bijoux et de parfum. Délicieuses mais peu nourrissantes substances, qui leur permettent à peine de tenir debout, et les plongent dans la langueur, dans des salons à l’air raréfié ou des cabarets où tout semble bouger au ralenti.



Loin de sa Suisse natale, Daniel Schmid alla chercher un de ces vampires sur les scènes du théâtre Kabuki : Tamasaburo Bando, la jeune star des onnagata, ces acteurs spécialisés dans les rôles féminins. Onnagata veut dire « forme de femme », précieuse dénomination qui, à la différence des occidentaux travestis ou transgenre évoque moins l’habit ou la norme sociale que le tracé d’un pinceau… L’acteur qui dessine sur scène cette « forme de femme » a fait de la féminité un art ne pouvant se réduire au visible. 

Au naturel, Tamasaburo Bando a quelque chose de Ryuichi Sakamoto. Mais le naturel a-t-il un sens pour les onnagata ?



Ce qui le sépare de la femme est une fine pellicule de fard blanc et dès qu’il franchit cette frontière, un fantôme bien sûr vient à sa rencontre. Le maquillage est un rituel exécuté par le comédien lui-même, ce qui est une des caractéristiques du kabuki. La peau réelle de Tamasaburo, avec sa couleur réelle, ses imperfections réelles, disparaît, remplacée par la peau idéale, de la princesse qu’il va interpréter sur scène.



« L’onnagata nait de l’union illégitime du rêve et de la réalité » écrivait Mishima dans la nouvelle Onnagata à propos du comédien Mangiku. Celui-ci était inspiré par le plus célèbre onnagata de l’après-guerre Nakamura Utaemon VI (1917-2001). Même si Utaemon était un collectionneur passionné d’ours en peluches, Mishima le décrit comme une créature quasi maléfique, hypnotisante et pouvant mener plonger les hommes dans les gouffres d’amours impossibles. 



« Masuyama éprouvait une sorte de terreur à chaque fois qu'il en était témoin. Une ombre diabolique avait en un seul instant balayé à la fois la scène éclatante de splendides décors et de magnifiques costumes et les milliers de spectateurs attentifs. Cette force émanait sans conteste du corps de Mangiku, mais transcendait aussi sa chair. A ces moments-là, Masuyama sentait jaillir de cette silhouette sur la scène quelque chose comme une source sombre, de cette silhouette tellement empreinte de douceur, de charme féminin, de grâce, de délicatesse, de fragilité. Il ne pouvait pas l'identifier, mais il lui semblait qu'une étrange présence néfaste, dernier résidu de ce qui fascine chez l'acteur, séduisant maléfice qui détourne les hommes et les fait s'abimer dans un éclair de beauté, émanait de la source sombre qu’il avait décelée. Mais simplement nommer une chose n'explique rien. »  

Pour Tamasaburo, simplement nommer « femme » la forme qu’il projette sur scène n’explique rien non plus. Schmid va convoquer une série d’actrices et musiciennes pour tenter de cerner le mystère du comédien. 





Haruko Sugimura, 88 ans, actrice de Derniers Chrysanthèmes (1954) de Naruse, déclare qu’un onnagata « parvient à cueillir et reproduire des détails dont les femmes n’ont pas conscience. Les onnagata nous enseignent beaucoup sur la féminité. » Puis c’est au tour de Han Takahara, geisha et chanteuse de 92 ans, maîtresse d’un art codé de la séduction féminine, d’exprimer la « gestuelle des sentiments et des émotions ». Enfin Tsutakyomatsu Asaji, 101 ans, geisha et joueuse de shamisen (on a l’impression que les femmes pourraient se succéder jusqu’à atteindre des âges impossibles). Son corps est frêle, ses bras et ses mains ne sont que des os, mais au fond de son regard peut-être peut-on encore voir luire cette source sombre dont parle Mishima. La geisha et Tamasaburo sont les légataires d’un art séculaire, mystérieux et primordial puisqu’il concerne le désir et ses illusions.

Parmi la multitude d’histoires qui se croisent dans Visage écrit, il y a celle-ci : sur un bateau longeant le port de Yokohama, deux hommes, dont on imagine qu’ils appartiennent à la pègre, se disputent l’amour de la Geisha du crépuscule. Sur un phonographe tourne Noche de Biarritz des Lecuona Cuban Boys. 



Sommes-nous encore chez les onnagata ou chez Jean Genet, dans Querelle de Brest ou Notre-Dame-des-Fleurs. Les habitués des nuits de Kabukichô savent que cela revient au même. Même s’ils l’enlacent sur le pont du navire, jamais elle ne leur appartiendra car la Geisha du crépuscule n’est que « l’union illégitime du rêve et de la réalité ». Peut-être n’existe-t-elle que par l’amour impossible que se portent ces deux hommes, et qui bien sûr ne peut se réaliser que par les couteaux et le sang. 


Parmi les magiciennes, se glisse le danseur butô Kazuo Ohno, âgé de 89 ans, dansant les pieds dans l’eau du port de Yokohama. Mais est-ce bien lui qui danse où sa création, la Argentina ? Celle-ci se nommait Antonia Mercé et naquit à Buenos Aires en 1890. Admirée par Federico Garcia Lorca, elle subjugua, les scènes mondiales, par ses interprétations de la Danse du feu de L’Amour sorcier, des compositions aux titres énigmatiques tels que La Danse des yeux verts.  En 1977, Ohno fait renaître la Argentina en même temps qu’il fit renaître sa danse abandonnée en 1968. 



Vieillard poudré, vêtu de voiles et de chiffon, coiffé d’un chapeau piqué des fleurs, il ressemble aux squelettes travestis et souriants de la Santa Muerte mexicaine. Ohno, qui put voir Antonia Mercé à Tokyo, déclara : « la Argentina dansait avec son âme ». Désormais c’est lui qui danse avec l’âme de la Argentina. La Argentina était-elle déjà présente en lui avant qu’il ne la convoque d’entre les morts?  Nommer "La Argentina" cette chose qu'Ohno fait apparaître sur scène n’explique rien non plus. 

Tamasaburo fait évoluer sur scène une femme, comme le manipulateur vêtu de noir des marionnettes Bunraku, qui se tient à la lisière de la perception des spectateurs. Mais cette femme, qui est-elle vraiment ? Je est-il une autre ?



« J’ai longtemps cru que je jouais comme une femme, explique Tamasaburo. Mais un jour j’ai compris que je ne pouvais pas voir le monde avec de vrais yeux de femme. Mon regard est celui d’un homme et non d’une femme. Je joue une femme à travers les yeux d’un homme, comme un peintre dessine une femme à travers sa propre perception, avec la distance d’un écrivain décrivant un sentiment féminin. Je me sers de mon âme comme d’un intermédiaire, pour mettre en scène mon image idéale de la femme. J’essaie de rendre la symbolique, l’essence de la femme. Je crois que c’est cela un onnagata.»


Derrière la sublime créature qu’il offre à notre regard, Tamasaburo n’est-il pas lui-même une « forme d’homme », aussi imaginaire et fantastique. Ne risque-t-il pas de se dissoudre sous le fard ?

Le comédien rêve qu’il marche dans une ville déserte plongée dans la nuit, seulement éclairée par les lanternes des théâtres. Il entre dans l’un d’entre eux, se glisse dans les coulisses et observe sur scène celle qui est son double : la princesse héron, qui agite les ailes blanches de son kimono et meure de ne pouvoir s’envoler.


Visage écrit est édité en bluray par Carlotta Films

voir ici





samedi 26 février 2022

L’Etang du démon. A la découverte de Tamasaburo Bando.

Reflet brouillé



L’Etang du démon de Masahiro Shinoda (1969) nous entraîne au cœur d’un Japon ensorcelant, celui des dragons tapis sous les étangs, des créatures magiques des forêts et cours d’eaux, des princesses prisonnières pour l’éternité d’amours impossibles. Il se conclut par un raz de marée qui dévaste un village en en luxe d’images composites et de maquettes restant encore très spectaculaires. Mais l’effet spécial le plus sidérant est dissimulé au cœur du film, secrètement, sous le fard de son actrice principale. Celle-ci joue le double rôle de Yuri l’épouse d’un collecteur d’histoires surnaturelles, sonnant avec celui-ci la cloche du village pour empêcher le réveil du dragon, et de Shirayuki, la Princesse de l’étang séparée de son amour.

Cette femme hors du temps, au visage semblant sortir d’une estampe, aux gestes lents et à la voix mélodieuse est en réalité l’un des plus grands acteurs de kabuki : le trésor national vivant, Tamasaburo Bando alors âgé de 29 ans. Il appartient à cette catégorie crée en 1629 lorsque les actrices furent interdites de scènes, pour limiter la prostitution, et remplacées par des jeunes garçons. Le culte des éphèbes étant vivace au Japon, ce sont des acteurs majeurs qui reprirent en 1642 ce concept nommé onnagata ou « forme de femme », que Mishima nommait « la fleur du kabuki ».




L’homosexualité, si elle est présente chez les onnagata, n'est cependant pas une norme. L’orientation sexuelle est secondaire car seule compte leur façon de travailler et rendre unique une créature existant en dehors d’eux : leur propre « forme de femme ». Bando affirme que le personnage qui évolue sur scène est l’image idéalisée d’une femme imaginée par un homme. Il se compare à un peintre d’estampes travaillant l’attitude, les gestes ou la carnation d’un visage. Si comme tout registre actoral, ces gestes peuvent être appris et reproduit, le plus difficile à acquérir est le kokoro, l’esprit, le cœur où l’âme qui rendra vivante cette femme imaginaire. Si Bando est immensément célèbre au Japon, on peut parier que la plupart des spectateurs occidentaux ne verront qu’une femme tout au long du film. Shinoda ménage cependant un soupçon sur la nature du personnage lors de sa première apparition devant une mare, observée par un voyageur. 



Bando se tient alors de dos, puis tourne très légèrement la tête vers la gauche, laissant voir sa joue et son nez. Pourquoi le cinéaste dissimule-t-il le visage de l’actrice ? Ce maintien légèrement théâtral, cette voix composée laisse planer un doute. Pourtant c’est bien une femme qui finit par se dévoiler, sa beauté éblouissant le voyageur. Cependant persiste l’ombre d’une illusion. Comme chantait Christophe, autre voix transgenre : « Les choses les plus belles au fond restent toujours en suspension. » Sa nature androgyne est très différente de celle de Kazuo Hasegawa dans La Vengeance d’un acteur (1963) de Kon Ichikawa qui interprète donc un acteur, un onnagata, d’ailleurs amoureux d’une jeune femme. Shinoda fait de l’onnagata une créature magique, un charme d’amour puissant à l’intérieur de son film. Le plan qui dirait la vérité du personnage serait son reflet brouillé par l’eau de la mare.



La filmographie de Tamasaburo Bando, avant tout homme de scène, est courte. Parmi ses expériences les plus intéressantes : Nastassja (1994) d’Andrzej Wajda, adaptation du dernier chapitre de L’Idiot de Dostoïevski, où il interprète à la  fois le Prince Mychkine et Nastassja. 



Wajda raconte comment il a découvert Bando à Kyoto dans le rôle de Violetta dans La Dame aux Camélias. Pour Nastassja, qui était au départ une pièce de théâtre, Bando devait relever le défi d’interpréter pour la première fois un homme. Les costumes de la pièce avaient été conçus pour lui permettre de se métamorphoser en un clin d’œil. « D’un seul geste il enlevait ses boucles d’oreille, se retournait et soudain il était un homme. »


Autre grande apparition cinématographique de Bando : Visage écrit (1994), le fascinant documentaire de Daniel Schmid. 



On peut y voir un autre génie de la scène japonaise, le danseur butô Kazuo Ono, dansant sur port de Yokohama, travesti en son alter ego La Argentina. Ce qui intéresse Schmid est le pouvoir ensorcelant du fard, permettant à l’artiste de moduler une nouvelle identité. 



Bando y raconte comment son art vient aussi de l’observation des femmes et de leur geste et comment il les réinterprète avec un œil masculin. Il évoque Garbo et Dietrich transformées par Hollywood en archétype de la féminité.

On trouve de nombreuses vidéos avec Tamasaburo Bando sur YouTube, dont celle-ci, magnifique.


L’Etang du démon de Masahiro Shinoda est disponible en DVD et Bluray chez Carlotta Films. En bonus Fabien Mauro décrypte les effets spéciaux et je parle de la tradition fantastique du film et bien sûr de Tamasaburo bando. 

La boutique Carlotta