Affichage des articles dont le libellé est Keiichi Hara. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Keiichi Hara. Afficher tous les articles

vendredi 21 janvier 2022

Miss Hokusai (2015) de Keiichi Hara

Le mystère Hokusai O-Ei



Miss Hokusai de Keiichi Hara, confirme le talent d’un cinéaste minutieux, bâtissant une œuvre personnelle en marge des épopées guerrières ou mecha de ses pairs. Après Un été avec Coo (2007) narrant l’amitié entre un enfant et un Kappa (lutin japonais), et Colorful (2010) qui abordait les thèmes du suicide et de la prostitution adolescente, son nouveau film est également ambitieux puisqu’il s’agit d’une biographie du mythique peintre d’estampes Hokusai. En ce début du XIXe siècle, le statut de l’artiste a changé et il a désormais pour interlocuteurs des éditeurs et les des imprimeurs. Avec Hokusai débute l’industrie des arts visuels dont l’animation deviendra une branche florissante. L’angle d’Hara est cependant oblique puisque le personnage principal n’est pas le peintre mais sa fille O-Ei. Autant que l’œuvre d’Hokusai ce sont les rapports complexes au sein d’une famille d’artistes et la notion de transmission qui intéressent Hara. Son autre objectif est l’immersion dans la ville d’Edo (ancien nom de Tokyo) bouillonnant d’une intense activité artistique, libertaire et sensuelle.



Comme son père, O-Ei est une artiste bohème. Célibataire à 23 ans, elle semble peu soucieuse de rentrer dans le rang. Cette indépendance est le premier trait du personnage, vocalement grâce à la voix grave et très présente d’Anne Watanabe, et bien sûr graphiquement. O-Ei, qui ne possède aucune dimension kawaï, est immédiatement singulière et attachante. Le visage est ovale et le front haut est barré de deux larges sourcils identiques à ceux de son père, soulignant leur similitude de regards. Le petit renflement de la lèvre inférieure renforce également son expression volontaire, presque butée. Autre signe distinctif : les deux mèches de cheveux qui flottent devant ses tempes. Comme la queue des chats, ces deux virgules sont dotées d’une vie propre et prennent des directions inattendues selon ses émotions.



Si nombre d’épisodes de la vie d’Hokusai sont sujets à caution, la biographie d’O-Ei est quasiment inexistante. Exceptée la brève parenthèse d’un mariage raté, on sait qu’elle assistât son père jusqu’à la fin de la vie de ce dernier, avant de disparaître purement et simplement. De sa production personnelle ne subsistent qu’une dizaine d’œuvres authentifiées dont le très beau « Courtisanes se montrant à travers les grilles de Yoshiwara » aux clairs obscurs flamands. Paradoxalement, c’est son talent qui la condamna à l’invisibilité puisque la majeure partie de son œuvre fut incorporée à celle de son père. Sous le nom d’ « Hokusai » devenu une marque, elle dessina un nombre considérable d’estampes commerciales comme les portraits de « belles femmes » ou les très populaires scènes pornographiques.



On peut bien sûr considérer Hokusai comme un ogre dévorant la vie et la production artistique de sa fille. Plus certainement, le dessinateur semblait peu concerné par l’idée de famille, voyant d’abord en O-Ei une collaboratrice douée. Ce père célèbre mais criblé de dettes, multipliant les commandes, et exécutant de spectaculaires performances publiques comme le dessin d’une immense tête de Dharma, menait la vie excentrique d’une rock-star. Cette existence précaire mais flamboyante est caractéristique d’Edo, dont Hara retient avant tout deux décors. D’abord le pont Ryogoku traversant la rivière Sumida, endroit à la mode où, sans distinction de classe, transitent nobles, marchands, geishas ou acteurs de kabuki. C’est là qu’O-Ei rencontre le peintre Hatsugoro, son grand amour et ancien apprenti de son père. Entre ciel et terre, le pont est la représentation idéale de ce « monde flottant » grouillant de vie et d’intrigues romanesques. Cet univers ensoleillé et chatoyant possède un pendant clandestin et nocturne : Yoshiwara, le quartier des plaisirs. Cette enclave où le culte de la beauté et des arts recouvre la prostitution fut l’un des lieux clés de la scène artistique d’Edo. Cette cour des plaisirs avait ses peintres, dont Hokusai, immortalisant les plus belles geishas. Hara fait de Yoshiwara un lieu davantage de mystère que de débauche, aux ruelles obscures hantées par les fantômes et les yokaïs. L’au-delà et le monde réel se rejoignent à Yoshiwara, de même que les genres, indifférenciés par le fard. L’une des scènes les plus troublantes du film prend place dans l’une de ces maisons de plaisir lorsqu’O-ei, vierge mais voulant perfectionner son art de l’estampe érotique, connait une brève étreinte avec un travesti.



Plus introvertie que son père, O-Ei est elle-même une « folle du dessin », y sacrifiant sa vie sentimentale. Amoureux des mélodrames de Keisuke Kinoshita, l’auteur des Vingt-quatre prunelles, Hara en retrouve le souffle romanesque et les pointes d’émotion irrésistibles. Le mélo ne s’incarne cependant pas en O-Ei, trop volontaire pour être le jouet du destin, mais en sa petite sœur aveugle O-Nao. L’enfant, à laquelle Hokusai ne rend jamais visite, est littéralement le point aveugle de la vie du peintre. Quasiment abandonnée à la naissance, O-Nao devient une version souffrante et recluse d’O-Ei. La transmission d’un héritage artistique qui est au centre du film ne s’effectue pas seulement entre Hokusai et sa fille, voire ses assistants, futurs peintres de renom, mais aussi avec Keiichi Hara lui-même. Rarement un biopic aura exprimé aussi fortement le désir d’être là au moment précis où apparait une œuvre d’art. A l’exception d’une spectaculaire animation de « La Vague », Hara se garde bien d’imiter le style du maître. Ce qui l’émerveille davantage, tel Clouzot dans Le Mystère Picasso, est de reconstituer l‘acte de création : ce moment unique où le pinceau se pose sur la toile et dessine, par exemple, le colossal Dharma de Nagoya. L’animation alors devient le medium idéal pour redonner vie à Hokusai et son art.

 


Entretien

Keiichi Hara, recréer le monde flottant



Il y a un manga à l’origine de Miss Hokusai.

Oui, il s’agit d’une bande dessinée d’Hinako Sugiura. Elle est née en 1958, un an avant moi, et est morte très jeune, il y a une dizaine d’années. Nous sommes de la même génération. J’aime toute ses œuvres et Miss Hokusai est représentatif de son talent. Elle n’était pas très connue du grand public et je suis très heureux d’avoir pu lui rendre hommage.





Comment avez conçu le personnage d’O-Ei ?

Le personnage était bien sûr dans le manga original mais nous avons recréée son apparence. En fait, d’après les archives historiques et un petit portait dessiné par Hokusai, on sait que O-ei n’était pas une belle femme. Nous l’avons donc embellie. Il fallait aussi qu’elle soit dotée d’une forte volonté et pour cela nous lui avons fait des sourcils plus épais que dans le manga.


Sa voix est très marquante.

L’actrice qui l’interprète est Anne Watanabe, la fille de Ken Watanabe. Elle s’intéresse beaucoup à l’histoire et elle aime les mangas d’Hinako Sugiura. Elle est même venue à la post-synchronisation en kimono.


Votre film reflète-t-il la condition féminine au Japon sous Edo ?

Contrairement aux idées reçues, à cette période, les femmes étaient très respectées, surtout dans la ville d’Edo où les hommes célibataires étaient en surnombre. Donc les femmes étaient précieuses et choyées.


Les rapports entre O-Ei et son père semblent durs et peu affectueux.

Hokusai ne comptait pas former quelqu’un et encore moins sa fille mais le destin a fait qu’elle s’est retrouvée là, avec ce don extraordinaire, et qu’elle a été en mesure de l’aider. O-Ei n’avait sans doute pas non plus la vocation d’être peintre. Pour ce qui est de sa liberté, je suppose qu’Hokusai ne lui imposait rien. Elle pouvait aussi bien partir que rester dessiner avec lui. Après, quand il avait besoin de sa fille, il l’utilisait mais cela ne concernait que la peinture. En tant que père, il désirait sans doute qu’elle se marie. Dans le film, elle a 23 ans, ce qui à l’époque d’Edo est l’âge d’être une mère.





Quels éléments de la vie d’O-Ei sont véridiques.

Je me suis surtout basé sur le récit d’Hinako Sugiura. La séquence du dessin du dragon sur lequel O-Ei fait tomber les cendres est consigné dans les archives. On sait qu’O-Ei buvait et fumait alors que son père était très sobre.


Hokusai avait donc une vie plus saine que les autres artistes d’Edo ?

Je pense qu’il voulait vivre très longtemps. Il écrivait qu’à 120 ans son œuvre serait accomplie. Il n’a atteint que 90 ans mais à cette époque c’était un âge exceptionnel.


Avait-il vraiment une fille aveugle ?

On sait qu’il avait une fille de cet âge, mais la cécité est une invention de Sugiura. C’est une création extraordinaire car on peut voir la différence entre elle et son père, peintre de génie pour qui les yeux et la vision sont primordiaux.





L’intrusion de la musique rock lors du générique de début est surprenante.

Hokusai et O-Ei, mais aussi les personnages secondaires comme les apprentis sont comparable, à cause de leur mode de vie marginal, à des musiciens de rock. L’autre raison est que raison et que Sugiura écoutait de la musique rock lorsqu’elle dessinait ses mangas sur Edo.


Quelle est votre définition du « monde flottant » d’Edo ?

Je ne connaissais pas si bien cette époque avant de lire les œuvres de Sugiura. J’ai appris que les gens vivaient à un rythme plus lent. Ils avaient moins de stress, travaillaient moins et vivaient au jour le jour. Mettre de l’argent de côté était considéré comme une chose absurde.


C’était aussi une période d’intense activité artistique.

Le mot « artistique » est très relatif. Hokusai et les autres peintres d’estampes n’avaient pas conscience d’être des artistes. Ils se voyaient plutôt comme des artisans produisant du divertissement. La postérité ne les intéressait pas. Ça ne voulait pas dire qu’ils n’étaient pas ambitieux. Je crois qu’Hokusai voulait réaliser des œuvres et des performances jamais vues auparavant comme l’immense peinture du Dharma de Nagoya.


Vous avez réalisé en 2013 un film en prises de vues réelles : Dawn of a Filmmaker: The Keisuke Kinoshita Story.

Oui, c’est tiré d’un petit essai autobiographique que Kinoshita avait publié dans un journal. C’est un cinéaste que j’adore et, comme c’était le cas avec Hinako Sugiura, j’ai voulu montrer ma reconnaissance à un artiste que j’admire et aider à faire connaître son travail.





Quel est le sujet du film ?

Le film se passe pendant la guerre. A cette époque, Kinoshita réalisait des films de propagande à la demande de l’Etat. Un jour, il a filmé une mère qui pleurait en voyant son fils partir au front. Ça n’a pas été bien perçu par les autorités qui voulaient que les mères japonaises soient fières que leurs enfants combattent pour l’Empereur. Il a donc fait une pause dans sa carrière pour justement s’occuper de sa mère. Celle-ci avait la moitié du corps paralysée à cause d’une attaque cérébrale. Comme c’était la fin de la guerre et que les bombardements s’intensifiaient, Kinoshita a voulu la mettre à l’abri. Il l’a mise dans une brouette et a quitté Tokyo pour gagner la campagne. Le film raconte leur périple.


Comptez-vous persévérer dans le cinéma en prises de vues réelles ?

J’ai un tel respect pour Kinoshita que je savais que si je ne réalisais pas ce film j’en aurai des regrets toute ma vie. A part ce projet très précis, je pense être davantage fait pour les films d’animation.




Propos recueillis à Paris le 12 juin 2015.