La place des handicapés, la condition féminine et la
mémoire de la guerre, sont des thèmes classiques du cinéma documentaire des
années 70, mais rarement ils ont été traités avec autant de d’invention
formelle et d’énergie transgressive. Méconnu en France où il n’a jamais fait l’objet
d’une rétrospective, Hara a capturé la vie tumultueuse des activistes japonais,
personnages excessifs et mystérieux devenant de réelles obsessions pour le
spectateur.
Goodbye CP (1972)
Kazuo Hara a 26 ans lorsqu’il tourne Goodbye CP en 1972 et dès la première séquence son cinéma est
lancé : un jeune homme atteint de paralysie cérébrale traverse
douloureusement un passage clouté en marchant sur les genoux. Ce que l’on voit n’est
pas seulement un handicapé mais un être en fureur, revendiquant sa visibilité
dans une société où la déformation physique est taboue.
« A l’origine
de Goodbye CP, il y a la rencontre entre Sachiko, ma productrice et compagne, et
un moine qui avait fondé une communauté pour paralysés cérébraux. Il les
considérait comme une force révolutionnaire jusque-là négligée. Voyant des
couples se former, il a mis à leur disposition des chambres individuelles. Les
enfants nés dans ces familles ne souffraient d’aucun handicap. » Epoux
et père, Yokoto n’a pas demandé à la société
le droit de fonder une famille et refuse d’être réduit à son seul handicap. Il
rejette également le fauteuil roulant censé
régler la question de l’intégration des handicapés dans la ville. Pour Hara,
cette radicalité passe aussi par le choix de ne pas sous-titrer les paralysés
cérébraux à l’élocution contrariée : « Ça aurait été comme les remettre de force dans leurs fauteuils roulants. »
Dans Goodbye CP,
les paralysés prennent possession de la ville avec violence, affrontent sa
forme, ses matières et ses habitants qui
vont jusqu’à les traiter de phénomènes de foire. Par leur visibilité, ils deviennent
des figures du chaos détruisant l’idée de norme et désarticulant la hiérarchie
sociale. Hara rejette lui-aussi les cadrages identifiables, comme si la
grammaire cinématographique avait elle-aussi été conçue pour répondre à une
certaine norme. Ainsi lors d’une
violente dispute entre lui et Yokoto, la caméra désorientée glisse sur les murs
de l’appartement, passe de l’homme désemparé à sa femme furieuse et aux enfants
en pleurs. Il est alors comme cet autre handicapé qui prend une multitude de
photos dont il ne peut maîtriser le cadrage. Hara termine le film par un plan qui
deviendra l’emblème de son cinéma : Yokoto exposant son corps nu, symbole
aussi fort que le poing levé des Black Panthers.
Extreme Private
Eros Love Song 74 (1974)
Le personnage principal de Extreme Private Eros Love Song 74 est l’ex fiancée de Hara, Miyuki
Takeda, jeune militante ayant quitté Tokyo pour s’installer à Okinawa,
« zone occupée » par les Américains, venant tout juste d’être rendue
au Japon. « Okinawa était la ville des bases militaires américaines et donc le
foyer de beaucoup d’activisme politique. Tout le monde à l’époque regardait
dans cette direction. » Sous les discours politiques de Miyuki et son
féminisme radical (le droit à une maternité hors du couple), se dissimule un
autre film, celui « privé » de Hara : la chanson d’amour 74,
recueillant les dernières images d’une femme qui s’éloigne de lui. Hara avoue que le film était d’abord une façon
de côtoyer la jeune femme après leur rupture. « Plus, elle me reprochait des choses, plus je la trouvais belle et
désirable. »
Hara rejoint cette interrogation éternelle du romantisme
cinématographique : comment capturer la vérité de la femme qu’on aime ?
C’est Miyuki qui lui en fournit l’occasion, lui faisant du même coup franchir
la ligne taboue entre le cinéaste et son sujet.
« Elle voulait
savoir à quoi elle ressemblait pendant l’orgasme. J’ai donc fait l’amour avec
elle en filmant son visage. Avec une main je me soutenais et avec l’autre je
filmais. La caméra une Arriflex 16mm, était assez lourde et à la fin j’avais le
dos brisé. » Même si ce type d’image a été depuis largement exploité,
en particulier par Antoine d’Agata, il est beau d’en retrouver l’innocence et
la fraicheur amoureuse. L’autre scène unique du film est l’accouchement de la
jeune femme. Le plan fixe est flou, Hara n’ayant pas réussi à faire le point.
Comme si des larmes brouillaient ses yeux, l’émotion du cinéaste est visible à
la surface de l’image. « Je ne suis
pas à l’écran mais ma présence produit les images du film. Donc je suis aussi
un personnage du film. C’est comme une double couche. »
Extreme Private
Eros Love Song 74, avec ses images fixes, granuleuses et surexposées, s’inscrit
dans une esthétique plus marquée que Goodbye
CP. A Okinawa, Hara donne la parole à un peuple en rupture sociale comme les
hôtesses de bar et les adolescentes déjà usées par le monde de la nuit comme l’émouvante
Chi-Chi. Il filme aussi les soldats noirs américains avec leurs fiancées
japonaises, dansant sur le funk de Joe Tex ou faisant le signe des Black Panthers.
« Même si les soldats n’étaient pas
politisés, il flottait dans l’air l’atmosphère du black is beautiful et du
mouvement des droits civiques. A Okinawa, il y avait une vraie ségrégation avec
des bars pour les blancs et des bars pour les noirs. Miyuki Takeda allait
dans les bars des soldats noirs et rencontrait les filles qui travaillaient
là-bas car elle s’identifiait aux discriminées. Elle avait l’idée de créer une
sorte de communauté avec ces gens et moi aussi je sentais que c’était important
de faire un film qui les représente.»
Hara est finalement exclu de l’entourage de Miyuki comme
il l’avait été de celui de Yokoto. Mais la transition se fait en douceur, avec
un certain optimisme. Miyuki rejoint une communauté féminine et le film se
remplit de femmes et d’enfants. Le cinéaste n’y a pas sa place et il ne reste
plus aux anciens amants qu’à se séparer.
The Emperor's
Naked Army Marches On (1987)
Dans ce troisième chef-d’œuvre, Kenzo Okuzaki, vétéran de
l’armée impériale, enquête sur l’exécution de déserteurs en Nouvelle Guinée pendant
la seconde guerre mondiale. Il interroge de vieux généraux et leur fait avouer
l’anthropophagie des soldats en proie à la famine. Davantage qu’un cas extrême
de survie, Hara dévoile une pratique encore plus glaçante. Il s’agit d’un cannibalisme
« hiérarchique », les sans-grades étant exécutés pour nourrir les officiers.
Au-delà de cette révélation qui provoqua une prise de conscience au Japon, Hara
est captivé par la personnalité d’Okuzaki, cet activiste qui ne se réclame
d’aucun mouvement politique. Pour suivre cet acteur-né, charismatique et
manipulateur, Hara adopte une forme davantage narrative que dans ses précédents
films, abandonnant l’esthétisme pop qui pointait dans Extreme Private Eros. Filmé en couleur, ce Japon hanté par les
spectres de la guerre est aussi banal que celui de AKA Serial Killer (1969) de Masao Adachi.
Ne craignant ni la police, ni la prison (où il a passé 13
ans), et encore moins les vieux généraux et l’Empereur, Okuzaki est en
définitive un homme qui n’a peur de rien. « Au début, il voulait tout simplement assassiner l’Empereur. Se rendant
compte que son action avait peu de chance d’aboutir, il a décidé de détruire le
système qui avait rendu possible l’existence de l’Empereur. Pour se convaincre
qu’il était plus fort que ce système, il a appelé son projet « l’armée de
dieu » qui est le titre japonais du film. Il en était l’unique soldat et
trouvait l’énergie de continuer son
combat en se projetant dans sa propre
fiction. Il me disait souvent que la seule personne qui pouvait jouer Kenzo
Okuzaki était Kenzo Okuzaki. » Fanatique, persuadé d’incarner la
justice historique, Okuzaki est un « démon » dostoïevskien dont l’équivalent
fictionnel serait le Travis Bickle de Taxi Driver. « Lorsque j’ai demandé à Okuzaki quel serait le Palais de l’armée de Dieu,
il m’a répondu : une cellule de prison pour un seul homme. »
Bien qu’il ne s’en réclame pas, Hara a été rattaché au
courant du cinéma-vérité. Il en incarne tous les paradoxes, lui et ses sujets
ne laissant jamais le réel en repos. Le destin de The Emperor's Naked Army Marches On est à cet égard étonnant
puisque le film lui-même est devenu la preuve de la réalité qu’il enregistrait.
« Quand le film a été terminé, Okuzaki
était déjà retourné en prison. Pendant le procès, il a demandé à ce qu’on
utilise le film comme la preuve que son action était juste. La cour a
accepté et nous avons projeté le film au tribunal. C’est de cette façon qu’il a
vu le film. »
Propos recueillis à Montréal le 22 novembre 2014 à l'occasion des Rencontres Internationale du Documentaire. Paru dans Les Cahiers du Cinéma n° 707. Janvier 2015.