L’enfance du vampire
C’est un souvenir d’enfance. J’avais dix ans et j’étais en CM1 à Sillans-la-Cascade, petit village du var. A cette époque, la télévision diffusait des émissions pédagogiques l’après-midi, et notre instituteur tenait absolument à ce que nous regardions un documentaire sur la betterave sucrière. Si je m’en rappelle aussi bien c’est parce que ces images de tubercules terreuses, un peu monstrueuses, s’empilant à l’arrière d’un camion, dans une campagne française sinistre, se sont couplées à d’autres images venant à l’improviste infiltrer, pour ne pas dire féconder, mon imagination. Pour qu’on ne manque pas le début de l’émission, l’instituteur avait allumé la télévision en avance, en nous demandant de ne pas la regarder. Evidemment, il suffisait qu’on me l’interdise pour que j’ai envie d’y jeter un œil. Et je le vis : un visage à la pâleur impossible, un crâne comme un os, des oreilles pointues, des yeux rougis et surtout des dents de lapins pointus. Je n’avais jamais vu de plus terrifiante créature. J’étais happé : mes camarades, l’instituteur, la classe, et le petit village du Var avaient disparu, et là sans aucun doute c’est conclu mon pacte avec le fantastique et le désir frénétique de voir encore d’autres images. Je venais de rencontrer Nosferatu.
Il s’agissait d’un reportage sur le film d’Herzog et sans doute y voyait-on aussi Reiko Kruk en train de maquiller Kinski. Reiko Kruk, ce nom étrange je l’assimilais longtemps à un maquilleur des pays de l’est avant d’apprendre qu’elle était japonaise. Alors que le métier n’existait pas et qu’elle était obligée d’inventer ses propre techniques, Reiko Kruk a été la première maquilleuse d’effets spéciaux en France où elle s’est installée en 1971 avec son mari Maurice Kruk. Si Nosferatu reste sa création la plus célèbre, elle a aussi réalisé les vieillissements et rajeunissements des Uns et les autres de Lelouch, travaillé pour la pub, le théâtre et l’art lyrique. Dans son autobiographie Métamorphose, comme une seconde peau (IMHO, 2022), elle évoque son travail au fil des années, ses rencontres dont sa relation mouvementée avec Kinski, et revient aussi sur sa jeunesse au Japon. Elle a neuf ans et vit dans le petit village d’Onojima, à 20 km de Nagasaki lorsqu’explose la seconde bombe atomique. Une neige de cendre tombe sur le jardin, des « irradiés noirs comme du poisson grillé arrivent par camions entiers », les cheveux de sa cousine, seule survivante de sa famille habitant à Nagasaki, tombent par poignées entières lorsqu’elle se peigne. C’est une hypothèse de ma part mais le crâne chauve de Nosferatu, son maquillage blanc, les postures de Kinski entre la larve, le fœtus et l’infirme, ce corps tout à la fois humain, animal et végétal, je les ai retrouvés chez les danseurs butô et Akaji Maro.
Ces créatures, comme Nosferatu venaient d'une terre glacée, celle paysanne et archaïque du nord du Japon. Mais, et c’est à quoi les réduisirent rapidement les Occidentaux, elles étaient aussi les corps irradiés de la guerre atomique. Le « cri de la peau » comme le nomme Reiko Kruk dans l’un des derniers chapitres s’est-il fait d’abord entendre dans son enfance ? Les œuvres fascinantes de l’exposition Skin Art (2000), avec leurs matières translucides, suaires et épiderme détachées de leurs corps et pendus à des cordes à linge, sont-elles une façon de trouver dans la peau elle-même un moyen de combattre l’horreur ?
On ne saurait évidemment réduire son art des métamorphoses à la seule catastrophe. Elle se rappelle aussi les yokaïs et les femmes-renardes vivant près de l’« étang au lotus » qui, dit-elle, sont « plus amusants » que « le démon de la banalité qui se cache derrière mon écran d’ordinateur. » Le Nosferatu de Reiko Kruk hante également les dessins de Suehiro Maruo (voir ici) et pourrait prendre place parmi les samouraïs fantômes de Kwaidan de Kobayashi avec leurs visages à la pâleur lunaire et leurs yeux rouges. En franchissant le Pacifique, Reiko Kruk n’aurait-elle pas emmené dans ses bagages un démon du kabuki ?
Pour commander Métamorphose, comme une seconde peau de Reiko Kruk aux éditions IMHO.