jeudi 31 décembre 2015

Notes de chevet sur le Japon de Chris Marker


« Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. »
Le Dépays, 1982

Ce Japon qui n’est pas encore celui de Sans soleil



En 1964, Chris Marker se rend la première fois va au Japon, pour couvrir les Olympiades. Il ne s’intéresse pas aux jeux, filmés à la même époque par Kon Ichikawa avec un luxe de moyens inouïs, mais fait le portrait d’une jeune fille : Koumiko, 24 ans, qui devient sa première « passeuse » japonaise. Koumiko et « autour d’elle, le Japon » écrit-il dans Le Mystère Koumiko. Il filme fasciné, à la suite de sa guide, un pays où fleurissent les téléphones publics et où des médiums électroniques disent la bonne aventure dans les rues.
Koumiko raconte (1) :
« Ce jour-là, je travaillais dans le même bureau que mon patron à Unifrance Japon et quelqu’un est entré, un Français. Il a parlé à peine 5mn avec mon patron et celui-ci m’a demandé de le suivre pour l’accompagner dans Tokyo. C’était Chris Marker et en 5mn, mon destin a été décidé. »
Il venait à Tokyo pour la première fois. A l’époque, plus encore que maintenant, c’était très compliqué pour un occidental de se repérer, et pourtant, alors que son hôtel était assez loin, il était arrivé sans problèmes à Unifrance, au 3e étage de l’immeuble. Il avait cet instinct du voyageur qui lui faisait trouver, juste en marchant dans la rue, d’excellents petits restos populaire. Il était sûr de lui, calme et poli. Dès qu’on le regardait, on savait que c’était quelqu’un de très intelligent. 
Les jeux olympiques étaient pour lui un prétexte. Il préférait filmer les gens avec leurs parapluies et surtout les chats… C’était même complètement délirant. Dès qu’il voyait un chat, il s’arrêtait pendant plusieurs minutes, il lui parlait, le filmait. C’était un de ses sujets de conversation favoris. Il a beaucoup insisté pour que je parle du « chat qui salue » dans le commentaire. »

A son retour, Marker édite dans la collection Petite planète, qu’il dirige depuis 1954, le livre Le Japon écrit par Yefime. Bien que l’on puisse penser à une nouvelle incarnation de Marker, Yefime a réellement existé (2).Pourtant, qui est vraiment l’auteur du Japon ? Il ne fait guère de doute que, tout ou partie, ce soit l’œuvre de Marker, comme une suite à ses Commentaires. Yefime serait alors comme une première version de Sandor Krasna, le  caméraman de Sans soleil : un double à travers lequel passe Marker pour parler du Japon. Avec lui, il va explorer les frontières indécises entre les faits et le récit. (3) Parmi les photographies de l’ouvrage, deux sont signées Marker. La première, datant de 1964, est celle des passagers du métro à travers une vitre obscure, annonçant le train des rêves de Sans soleil. La seconde est la couverture de la réédition de 1970 : le visage de Koumiko, masque blanc aux yeux de chat, émergeant de l’ombre, comme les voyageurs du temps de La Jetée. En 1964, Koumiko était elle-aussi une émissaire du futur, venue d’un pays aussi mystérieux et lointain que la Planète Mongo de Flash Gordon.
Le mot Japon, comme la légende d’une photo, désigne alors tout autant la jeune femme que le pays.   

Ces voyages que l’on commence en s’endormant


Les Voyages extraordinaires de Jules Vernes sont moins importants en tant qu’œuvre littéraire, qu’enclencheur de rêverie. Les mots de Vernes et les gravures en noir et blanc de Riou pour les éditions Hetzel nous plongeaient dans un sommeil d’encre où nous réinventions les expéditions polaires du capitaine Hatteras ou celles de Nemo à bord du Nautilus. Le Little Nemo de Winsor McKay rêvant d’un New York vertigineux et art-déco, c’était nous dans notre vie aventureuse et nocturne dont les adultes étaient exclus. « A l’aube nous serons à Tokyo » écrit le cameraman de Sans soleil. On croirait une légende des illustrations de Vernes, invitations au voyage plus évocatrices que les récits eux-mêmes. « Il y avait loin de l’embarcadère au télégraphe ! » (Michel Strogoff) ; « C’était un calmar de dimensions colossales» (20.000 lieues sous les mers) ; « Ce n’est qu’une forêt de champignons, dit-il » (Voyage au centre de la Terre). « C’est l’histoire d’un homme hanté par un souvenir d’enfance » est une autre de ces légendes, tout comme chez Duras « Le Navire Night est face à la nuit des temps ».
C’est d’abord par le sommeil et le rêve que l’on entre dans le Japon de Sans soleil.
Qui a pris le métro de Tokyo sait combien il est difficile de ne pas s’y endormir, bercé par le doux roulement du wagon, les voix féminines annonçant les stations, la présence à peine sensible des autres voyageurs… Dans Sans soleil, Marker filme le wagon du métro encore plongé dans la brume des rêves de la nuit.
" Toutes les galeries aboutissent à des gares, les mêmes compagnies possèdent les magasins et le chemin de fer qui porte leur nom, Keio, Odakyu, ces noms de ports. Le train peuplé de dormeurs assemble tous les fragments de rêve, en fait un seul film, le film absolu. Les tickets du distributeur automatique deviennent des billets d’entrée. "
Le Japon, on ne peut espérer y entrer par les voies officielles mais toujours de façon oblique et clandestine, en passant par le rêve et en se laissant guider par les fantômes.
Dans la géographie onirique de Marker, le Japon est multiple. Il y a le Japon des chats, le Japon des jeunes filles qui ressemblent à des chats, comme Koumiko et l’actrice Natsume Masako (« La beauté absolue a aussi un nom et un visage »),  et le Japon des fantômes qui bien souvent sont des filles-chats. Il y a aussi celui des mangas, alors mal connus. Marker note comment les personnages s’évadent des cases pour envahir la ville sur des panneaux gigantesques accrochés aux immeubles. La version japonaise de Sans soleil est d’ailleurs lue par la grande mangaka Ryoko Ikeda, l’auteure de La Rose de Versailles (en France, Lady Oscar). Soit une Japonaise rêvant de la France qui lit les lettres d’un Français rêvant du Japon. Il y a le Japon de l’électronique (on ne connaissait pas encore le terme otaku) alors qu’apparaissent les premiers jeux comme le Pacman. Marker a le pressentiment que ces jeux, encore sous leur forme rudimentaire, deviendront une industrie de masse concurrente du cinéma, et l’enjeu de guerres économiques à venir. « Les  livres  d’histoire  de  l’avenir mettront peut-être la bataille des circuits intégrés sur le même plan que Salamine ou Azincourt. »
Marker élabore une collection japonaise, sur le modèle avoué des listes de la princesse Sei Shônagon. Mais au fond, la seule liste qui compte est celle des choses qui font battre le cœur.

Choses dont le Japon ne se souvient pas


Ce que tente de délimiter Marker est une « zone » tout autant spatiale que temporelle. C’est celle dans AK du tournage de Ran où évoluent les samouraïs, ramenés d’entre les morts au pied du mont Fuji. Des figurants bien sûr, choisis parmi les habitants de la région, mais qui soudain retrouvent les gestes et postures de leurs ancêtres guerriers. Ce sont aussi dans Sans soleil des militants protestant contre la construction de l’aéroport de Narita. Comme dans une version nippone de Brigadoon, Marker les retrouve 10 ans plus tard, avec les mêmes slogans. La seule différence est que l’aéroport a été construit et qu’ils sont devenus les fantômes de leur révolte. La zone, c’est bien entendu celle que construit Hayao Yamaneko le « vidéo-artiste », solarisant les images des manifestations des sixties et des avions en flamme des kamikazes.
« Sur la machine d’Hayao, la guerre ressemble aux lettres qu’on brûle, et qui se déchirent elles-mêmes dans un liseré de feu. »
Marker veut atteindre ce point d’incandescence. Il lui faut percer la surface des apparences, si séduisante au Japon, où le passé traditionnel, préservé avec soin, rencontre la modernité technologique. Cette surface est celle de la mémoire. De quoi le Japon ne se souvient-il pas ? Le parcours de Krasna est d’aller au-delà de la surface des images, comme le voyageur de La Jetée à la recherche d’un souvenir perdu. Ici la mémoire n’est pas individuelle mais historique, c’est celle de la guerre. Dans Level Five, le voyageur des réseaux constate : « J’étais devenu tellement Japonais que je participais de l’amnésie générale, comme si cette guerre n’avait jamais eu lieu. » La guerre la voit-on dans l’humanisme d’Ozu ? A peine. Et que dire de l’occupation en Corée, véritable tentative d’éradication d’une culture, dont aucun film japonais ne rend compte avant-guerre ? Dans Level Five, le frère d’images de Marker est Oshima dont la volonté de parler de la guerre et de la Corée est une des origines de la Nouvelle vague japonaise. Le Journal de Yunbogi (1964), tourné en Corée, est un film photographique, comme La Jetée, racontant le quotidien d’un enfant pauvre. Dans Le retour des trois soulards, Oshima dit lui-même « Je suis Coréen » (sur le modèle  de « nous sommes tous des Coréens japonais ») et fait apparaître à la sortie de la gare de Shinjuku cette communauté d’invisibles.
Pour atteindre la zone, l’endroit où la mémoire est refoulée, Marker suit une piste féline : ce dont les hommes ne veulent pas se souvenir, peut-être les chats en gardent-ils la trace.  « Le nom de code de Pearl Harbour était Tora, tora, tora : le nom de la chatte pour laquelle priait le couple de Go To Ku Ji. Ainsi, tout cela aura commencé par un nom de chatte prononcé trois fois. »


Ce Japon qui n’est plus celui de Sans soleil


Sorti en 1996, soit 15 ans après Sans soleil et à la lisière de la révolution internet, Level Five est un fossile informatique, à la fois film et un CD-rom sous le nom de Immmory. Marker cherche, à travers les réseaux, le chemin qui lui permettra de reconstituer cette mémoire tronquée.  Au début de Level Five, on rend hommage à William Gibson, l’inventeur en 1984 du terme Cyberespace. Les guerres de l’information, la collusion des sociétés pharmaceutiques et cybernétiques, avec Tokyo comme plaque tournante, font parties de ses thèmes de prédilection. Pourtant ce ne sont pas les guerres du futur qui intéressent Marker mais d’exhumer la mémoire de celles du passé.  A savoir la bataille d’Okinawa où les Japonais préférèrent le suicide de masse plutôt que tomber aux mains des vainqueurs américains. Ce qu’il explore dans cette amnésie est cette blessure sans contours qui fait l’objet du plus beau passage de Sans soleil : «Qui a dit que le temps vient à bout de toutes les blessures ? Il vaudrait mieux dire que le temps vient à bout de tout, sauf des blessures. Avec le temps, la plaie de la séparation perd ses bords réels. Avec le temps, le corps désiré ne sera bientôt plus, et si le corps désirant a déjà cessé d’être pour l’autre, ce qui demeure, c’est une plaie sans corps.»
L’amnésie du pays est une façon illusoire, forcément vouée à l’échec, d’essayer de se retrouver par-delà la déchirure, de réaliser un impossible raccord. L’harmonieuse cohabitation des temps ne peut alors s’effectuer que par-dessus l’oubli de la guerre. Révélateurs de cette névrose historique : les grandes épopées de science-fiction comme Evangelion (Hideaki Anno, 1996) qui parlent d’un monde en flammes, où des géants de métal sont pilotés par des enfants-guerriers devenus fous. En eux résonnent encore les mots du kamikaze de Sans soleil : « Dans l’avion je suis une machine, un bout de fer aimanté qui ira se fixer sur le porte-avions, mais une fois sur terre je suis un être humain, avec des sentiments et des passions… » Dans Level Five, reconstituer la mémoire de la bataille d’Okinawa c’est partir à la recherche de Kinjo, « le gosse qui avait tué toute sa famille pour obéir à un ordre, même pas énoncé, gravé dans sa cervelle d’enfant : « Ne pas tomber vivant entre les mains de l’ennemi ! ». Cette face, monstrueuse et cannibale, du pays aimé on ne peut pas la représenter, sinon par quelques gravats dans le petit musée de Mabuni.
Si on n’a pas vu l’horreur dans l’image, au moins on en verra le noir.
« Faut-il être mort pour atteindre Level Five ? »

Ces films qui gagnent à être écoutés autant qu’à être vus

J’ai copié sur mon iPhone la bande-son de Sans soleil, une opération que l’on peut facilement réaliser sur un de ces divx qui circulent dans l’immense cinémathèque virtuelle de l’Internet. L’expérience révèle que Sans soleil, comme Le Navire Night de Duras ou Orphée de Cocteau, est un film sonore et parlé, un film raconté par des voix fantômes. Ainsi, marchant dans Paris, je peux écouter les sons futuristes de la Zone d’Ayaho Yamaneko, la musique sur laquelle s’entraînent les Takenoko, les bébés martiens du parc Yoyogi ou les tambours du matsuri de Dondo-yaki. Je peux aussi substituer les sons du métro de Tokyo à ceux du métro parisien, peuplant mon wagon de salarymen fantômes. Grâce à la bande-son, certaines images reviennent à la mémoire, mais évidemment pas toutes. Des parties manquent, alors que d’autres, imprévues semble naître de cette cécité. On marche alors à tâtons à l’intérieur d’un film dont la forme nous échappe ; comme ce personnage de Mark Twain qui, dans sa chambre plongée dans l’obscurité, tourne en rond et parcours des kilomètres.  Cette mémoire des images, évidemment tronquée, Marker l’a lui-même incluse au début du film : c’est l’amorce noire qui précède les « trois enfants sur une route, en Islande en 1965 ». L’expérience évidente, mais trop évidente, aurait été d’écouter Sans soleil à Tokyo. Mais on aurait vite fait de tomber dans le jeu des comparaisons. Les rockers de Yoyogi sont toujours là mais vieillis et certains marchent avec des béquilles. Les petites filles font et défont toujours les modes à Takeshita Street, cette rue d’Harajuku envahie par les fashionistas de 12 ans et au  109 de Shibuya. Il y a toujours des lycéens qui se suicident et d’autres qui poussent dans le vide leurs camarades de classe. On ne doute pas non plus que pour certains le mot printemps soit toujours aussi difficile à supporter. Parti à la recherche de Sans soleil dans le Japon d’aujourd’hui ne présente pas tellement d’intérêt, sinon celle de céder à la dévotion facile. Il vaut mieux séparer le film et le pays comme j’avais séparé le son et l’image. Il n’y a aucune raison de voir ou écouter Sans soleil à Tokyo, puisqu’une fois débarqué à Narita il vaut mieux oublier Sans Soleil et écouter et voir Tokyo.



1. Un été avec Koumiko, Stéphane du Mesnildot, in Cahiers du Cinéma n°681, septembre 2012.
2. De son vrai nom Yefime Zarjevsky (Istambul 24 août 1920 - Génolier 31 mars 2005), résistant et déporté à Buchenvald, militant et humaniste.
3. Le Japon, Yefime, Petite Planète, 1964, p. 81.

Texte paru dans la Revue Vertigo, nº 46, Automne 2013.


Tokyo 2015 #1. Les étranges enfants d’Etsuko Miura

En octobre, la Bunkamura Gallery à Shibuya consacrait une exposition croisée à Trevor Brown et ses peintures de démons aux traits enfantins et à Etsuko Miura la doll artist.

En octobre 2013, j’avais interviewé Etsuko pour Chronicart  (voir ici) mais, pour la première fois, je voyais ses œuvres exposées : ces étranges enfants voûtés, aux jointures en boule, aux mains et aux pieds de squelette, à la peau de cuir rapiécée et aux yeux rougis d'où s’écoulent des larmes d’encre. Si l’on a la chance de croiser Etsuko à l’exposition, on se rend compte que c’est son propre visage qu’elle offre à ses sculptures, poursuivant son travail autobiographique douloureux, transgressif et unique. 













Photos prises le 07/11/2015


Le site de la Bukamura Gallery



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