Vous souvenez-vous de vos frayeurs d’enfance, lorsque la maison
familiale, plongée dans le silence et l’obscurité devenait menaçante ? Ce
territoire d’ombres, Junji Itô s’en est fait l’explorateur en dévoilant la peur
dissimulée sous les tatamis.
Le festival d’Angoulême m’a confié le commissariat de l’exposition
Junji Itô dans l’antre du délire. Dans les années 2000, j’étais un fanatique
des recueils édités par Tonkam avec leurs sublimes couvertures gravées ou
réfléchissantes. Junji Itô était le pendant des films de la J-horror et je
reconnaissais ses créatures cauchemardesques dans la terrifiante Madame Saeki
de la série Ju-on, descendant les
escaliers comme une araignée. Rémina, Spirale, La Femme limace et les fruits
sanglants sont toujours chez moi à portée de main. La réédition des chefs-d’œuvre
d’Ito chez Mangetsu, a donc été un évènement, faisant en France sortir le
mangaka du culte confidentiel pour lui donner la place qui lui revient :
un des plus authentiques « Masters of Horror » contemporain, égal d’un
Stephen King ou d’un John Carpenter.
Né en 1963, Junji Ito prend la suite de ses aînés Shigeru Mizuki
(Kitaro le repoussant) et Kazuo Umezz (La Femme serpent). Le
premier métier de Junji Ito est prothésiste dentaire, ce qui peut se percevoir
dans les dentitions parfois carnassières de ses personnages. Il se fait
connaître à la fin des années 1980, en publiant dans Gekkan Halloween, des
histoires courtes mettant en scène des jeunes japonais et leur cadre
quotidien : lycée, quartier, maison familiale. Ses thèmes de prédilection sont le culte de la
beauté, le harcèlement, la solitude, les névroses, l’aliénation familiale. Rarement
issu du folklore, l’horreur chez Junji Ito est d’abord sociale. Il peuple de
monstres le Japon de la bulle économique, cette illusoire période de
prospérité. Le Japon des années 80 connut
une épidémie de légendes urbaines telle la « femme défigurée »
agressant les enfants à la sortie des classes. Cette rumeur est née dans la
préfecture de Gifu, région d’origine de Junji Itô. Ce phénomène de société a
inspiré le mangaka pour ancrer l’horreur dans le quotidien.
On peut considérer ces rumeurs comme la version modernes des
« kaidan » (récits surnaturels) de l’ère Edo : des histoires
de fantômes, de chats diaboliques ou de meurtres colportés par les marchands. Les
récits de Junji Ito sont elle-aussi des « histoires du coin de la rue », qui
naissent entre l’école et la maison familiale, chuchotées par des groupes
d’adolescents. Ainsi celle de « L’oracle à la croisée des chemins » dans L’Amour
et la Mort : dans la ville de Nazumi, un ténébreux jeune homme
apparait les jours de brouillard et prédit les pires catastrophes aux
adolescents qui le consultent.
Dans ses récits fantastiques, les jeunes
lectrices et lecteurs retrouvaient leurs angoisses liées au harcèlement, à la
pression scolaire ou à l’étouffement familial. Chez Junji Itô, la famille fait
tout pour retenir en son sein les enfants jusqu’à posséder leur esprit et
modifier leur organisme. Ces peaux craquelées, tatouées, pustuleuses ou trouées,
ces sourires cruels, ces dents proéminentes et acérées, sont le fruit d’un
travail expressionniste du noir et blanc. Tel un scalpel, la plume de Junji Itô
déchire la surface du réel pour révéler des monstres. La terreur est tapie dans
l’embrasure des portes, au fond des couloirs, dans les profondeurs des caves et
saute en gros plan au visage du lecteur.
Pour mettre en scène ses huis-clos, le
mangaka use d’un art implacable du découpage. Par goût, Junji Itô se détourne
des architectures monumentales des métropoles japonaises préférant les bourgades
et quartiers résidentiels. A l’orée de ces petites communautés se trouvent des
cimetières, temples ou lacs, où se pratiquent encore des rituels ancestraux.
Junji Itô est un maître du mystère qui a popularisé la
« folk horror » japonaise inspirée de ses traditions rurales. Les
habitants des champs et des montagnes conservent jalousement leurs secrets et
mieux vaut ne pas s’égarer sur les routes secondaires du Japon sous peine
d’être transformé en épouvantail, séduit par une femme-oiseau, ou voir surgir
d’un puits un monstre de pierre.
Les villes et les campagnes sont le théâtre
des légendes urbaines et folkloriques. Les monstres attendent les adolescents
dans les rues de ville nocturnes ou baignées dans le brouillard. Les
cimetières, les temples et les villages, abritent des démons ancestraux. Les spirales envahissent le décor, les plantes prolifèrent de
façon autant végétale qu’organique, les corps et les visages bourgeonnent de
façon incontrôlable, et les espèces mutent. La société se dérègle et l’horreur
devient cosmique.
Au découpage strict des planches et aux décors réalistes succèdent
des dessins immersifs fourmillants de détails. Une plante bourgeonne sur le cou
d’une jeune fille, et comme un vampire la vide de son sang. L’excroissance
devient une forêt d’arbres fruitiers qui emplit toute une pièce. A partir d’un
élément insolite, l’horreur prolifère jusqu’à envahir totalement la case. Les
mangas de Juni Itô peuvent nous faire perdre la tête… où au moins la faire
gonfler et s’envoler tel un ballon d’hélium.
L’un de ses inspirations majeures est l’écrivain américain Howard
Philip Lovecraft, l’inventeur de la mythologie de Cthulhu, et maître d’une
horreur dépassant les limites la perception humaine. Au découpage strict des
planches et aux décors réalistes succèdent des dessins immersifs fourmillants
de détails. Ces dérèglements provoquent chez les hommes d’incontrôlables altérations,
autant organiques que sociales. Obsédés par les spirales les habitants d’un
village s’enroulent sur eux même comme des escargots. La planète Rémina,
monstrueux cyclope galactique, fait retourner la Terre à la barbarie. Les
requins à pattes de Gyo, nous attaquent sur la terre ferme, entrainant
une mutation biomécanique des êtres humains. Comme Lovecraft, Juni Itô est l’Inventeur de
son propre folklore fantastique. Le père de Tomie possède le talent exceptionnel d’imaginer des situations
totalement inédites, des monstruosités jamais vues, qui distordent notre vision
du monde.
Tomie est la créature la plus
célèbre de Junji Itô. C’est elle qui, en 1987, le pousse à devenir mangaka
professionnel lorsque sa première aventure remporte la mention spéciale du Prix
Kazuo Umezz. Junji Itô pose dès cet épisode le principe de résurrection de la
lycéenne. Ses camarades de classe vont jusqu’à l’assassiner et font disparaître
le cadavre en se partagent les morceaux. Pourtant, comme si de rien n’était, Tomie
revient à l’école… Il doit donc beaucoup à Tomie : elle à la fois comme sa
bienfaitrice et le spectre qui le pousse à toujours la faire revivre dans de
nouvelles aventures. Elle est aussi la muse qui l’a poussé à raffiner son trait
comme pour mieux sublimer sa beauté.
Qu’est-ce qui donne
sa force à la créature et l’emprisonne dans un cycle infernal ? Sa beauté
exceptionnelle est sa malédiction, suscitant autour d’elle le désir de
possession, la jalousie et la haine. Les hommes qui prétendent aimer Tomie,
veulent la peindre ou photographier sa beauté, souhaitent en réalité la
capturer. Tomie est le révélateur de la violence, souvent sexuelle, et de la
domination masculine. Tomie venge-t-elle les femmes japonaises ?
Assurément. Tel un fantôme japonais classique, Tomie pousse ses assassins à la
folie et à l’autodestruction. Personne n’est innocent dans le monde de Tomie. Tomie
est-elle une mutante ou un être venu d’ailleurs ? Qu’on la découpe en morceau et chaque membre donnera
naissance à une nouvelle Tomie. Si on la décapite, sa tête continue de vivre et
le corps d’une Tomie pousse sous son cou. Fait-elle partie d’une autre
espèce ? Est-elle un clone qui en se multipliant pourrait envahir le
monde ? Entité virale, comme Sadako, Tomie est un mosntre abstrait et presque métaphysique.
L'exposition Junji Itô dans l'antre du délire se tiendra au festival d'Angoulême du 26 au 29 janvier 2023