mardi 18 avril 2023

A new springtime of yakuza 5 : la légende de Jirocho



Jirocho Shimizu (1820 - 1893) est considéré comme le plus puissant chef yakuza de son temps puisqu’il régna sur la région de Tokaido, contrôlant le port de Shimizu ainsi que les routes menant à Edo et à Kyoto. Une position évidemment stratégique. Pourtant ce qui fit sa réputation résidait surtout dans sa condition de « bandit d’honneur », philanthrope, proche de ses hommes et de son peuple. Cette légende est dû bien sûr aux hagiographies célébrant une carrière, il est vrai, visionnaire. Jirocho fut le premier à « syndiquer » les clans yakuza, c’est-à-dire tout simplement incorporer de gré ou de force de petits groupes rivaux, quitte à les exterminer. Ses nombreux crimes lui firent passer 20 ans en clandestinité, ce qui ne l’empêcha pas de disposer d’une armée de 2000 hommes. Il est donc bien l’ancêtre des gigantesques « gumi » du XXe siècle. Autre particularité, établir une frontière entre les yakuzas et les citoyens qu’il fallait laisser vivre en paix. On peut le considérer sa légende comme le ferment du ninkyo : l’esprit chevaleresque des yakuzas. Jirocho fut sans doute le premier yakuza à nouer des liens avec les mondes politiques et industriels, ce qui le fit sortir de la clandestinité en 1868. C’est en soutenant avec ses hommes les révolutionnaires, qu’il se voit pardonner ses crimes et est chargé de veiller sur la sécurité du port de Shimizu. En 1868, lors de l’attaque du navire de guerre Kanrin Marui de l'ancien shogunat d'Edo, les 3 000 soldats de l'armée des Tokugawa sont anéantis. Faisant fi de l’opinion défavorable du gouvernement de Meiji, Jirocho récupère les cadavres et leur offre des funérailles. Là s’est bâtie la légende de Jirocho comme homme d’honneur doué d’humanité. Il privilégiait également le sabre au pistolet : "Le pistolet est froid. Le pistolet est un mécanisme. Il n'y a pas de personnification en lui. Le sabre est une extension de la main humaine, de la chair humaine". La fin de la carrière de Jirocho fut celle d’un entrepreneur éclairé allant de la mise en valeur des terres près du mont Fuji, à la construction de temples Shinto, au développement de la culture de thé, de l’exploitation pétrolière, etc. Ses funérailles attirèrent plus de 8000 hommes. 



Quelques films retraçant la destinée romancée du plus célèbre des yakuzas de la fin de l’époque Edo. 


9 avril

The man from Shimizu / Shimizu Minato no meibutso otoko: Enshûmori no Ishimatsu (1958) de Masahiro Makino



Jirocho a évidemment généré une importante série de biopics autant au cinéma qu’à la télévision. C’est l’occasion pour moi d’aller voir du côté des yakuza-eiga façon jidai-geki, se situant aux époques Edo et Meiji. J’ai commencé par trois films de Masahiro Makino, spécialiste du personnage à la Toei. The man from Shimizu raconte l’odyssée d’un disciple de Jirocho (qui n’a qu’un rôle secondaire), car certains membres de son clan sont devenus aussi des célébrités du monde yakuza. C’est donc une sorte de spinoff.  La plupart du temps, il s’agit d’une comédie menée par l’excellent Kinnosuke Nakamura dans un rôle d’Ishimatsu, le jeune yakuza borgne, qui décide de partir sur les routes pour trouver l’amour. Il le rencontrera sous les traits d’une candide geisha. Il refuse de coucher avec elle (il est timide et prude), seul l’intéresse de l’admirer quand elle coiffe ses cheveux comme une jeune mariée,  et de plonger ses yeux dans les siens. La fin joue sur un tout autre registre : affrontant dans les bois, sous la lune, un clan ennemi, Ishimatsu déclare qu’il ne peut pas mourir car il est béni par l’amour. 



Ses deux yeux sont alors grands ouverts, son visage est d’une pâleur extrême sous la clarté lunaire, et en transe il avance, tuant ses adversaires. On retrouve le Kinnosuke Nakamura hanté de la série Musashi de Tomu Uchida.

Kingdom of Jirocho 1&3 / Jirochô sangokushi daiichibu (1963-1964) de Masahiro Makino



Sur les quatre Jirocho de Masahiro Makino interprété par Koji Tsuruta, je n’ai trouvé que les épisodes 1 et 3, ce qui est fort embêtant pour la compréhension de cette saga, mais au fond suffisant pour saisir l’importance des films consacrés à ce personnage pour le ninkyo-eiga à venir. Le premier raconte la formation du clan de Jirocho, à partir d’un seul homme rencontré alors qu’il n’est qu’un joueur itinérant. 



Le 3e le voit bien installé à Shimizu, son clan a grandi et même s’il ne compte qu’une dizaine d’hommes les autres chefs se rendent à ses évènements, tel un tournoi de sumo. Jirocho a ainsi forgé la figure du « bon » chef yakuza : humble, compréhensif, mais sachant aussi se montrer ferme. Au fond rien d’autre, voudrait-on nous faire croire, qu’un maire de village. Ses hommes développent également entre eux de forts sentiments fraternels. Tous les éléments sont en place lorsqu’il s’agira de passer du film de yakuza historique au ninkyo-eiga se déroulant des années 10 aux années 30. C’est ici également que Koji Tsuruta a forgé son personnage des Brutal Tales of Chivalry : un yakuza mûr et réfléchi, d’une bonté et d’un honneur inébranlable, la voix et le regard doux, et empreint d’une autorité naturelle. 



Ce parcours rend d’autant plus surprenant son passage chez Fukasaku et les films de yakuzas modernes, Guerre des gangs à Okinawa par exemple, où il dévoilera une intensité et une sauvagerie insoupçonnée (ce que Ken Takakura refusera). La saga Jirocho est fondatrice, à une différence près cependant : ce sont des films familiaux, ce qui éclaire sur la nature consensuelle du personnage. 



Violence plus chorégraphiée que graphique, beaucoup de scènes de comédies burlesques ou sentimentales, des jeunes filles pures interprétées par Junko Fuji et des chansons. Car la légende Jirocho est aussi une chanson de geste. 




10 avril

Jirocho Fuji (1959) Kazuo Mori 



Premier épisode du diptyque de la Daei consacré à Jirocho. Le film s’ouvre et se ferme sur l’emblème du yakuza : le mont Fuji. Même s’il s’agit de la région sur laquelle règne Jirocho, le mont indique aussi sa place dans le monde des yakuzas. Le personnel de la Daiei  est réuni pour offrir un film de prestige. L’excellent Kazuo Mori, qui plus tard sera l’un des maîtres d’œuvre de la série Kiyoshiro Nemuri à la mise en scène, et Kazuo Hasegawa (la revanche d’un acteur) composant un Jirocho plus mûr que Koji Tsuruta mais aussi plus imposant et vindicatif. 



Hasegawa laisse percer le yakuza sans pitié que devait être Jirocho. A ses côté Raizo Hichikawa, Ayako Wakao et même Machiko Kyo dans un rôle très bref. Shintaro Katsu se voit attribuer le rôle d’Ishimatsu, le yakuza borgne (plus tard héros de The man from Shimizu) et fait déjà preuve de toute sa verve comique. Le jeune acteur crève littéralement l’écran et se conduit déjà comme une star à part entière. 



Le film s’achève comme le premier épisode de Kingdom of Jirocho par la bataille sur les rives de la rivière Fuji contre Kurogama, mais avec bien plus d’ampleur. Un des épisodes du récit montre Raizo Ichikawa divorcer instantanément de son épouse Ayako Wakao car il doit aller combattre son beau-frère. 




Cette mini tragédie, qui montre combien la vie des yakuzas est complique même les affaires matrimoniales, est en soi une mini tragédie typique des rôles de maudits d’Hishikawa. 




11 avril

Gale of Tokai (1962) de Masahiro Makino



Jirocho est ici interprété par Kinnosuke Nakamura qui en 1958 tenait le rôle d’ Ishimatsu le yakuza borgne dans The man from Shimizu du même Makino. Avec son gang, il a va libérer le village de Kofu, sous la coupe d’un gouverneur et d’un mauvais yakuza qui persécutent ses habitants pauvres. Jirocho apparaît encore en redresseur de torts dans ce film très bien écrit, entre western et cape et d’épée. On retiendra le dernier tiers ou Jirocho s’introduit dans le village, se laisse volontairement mettre en prison tandis que ses hommes, disséminés incognitos, mettent en place leur stratégie. La bande du yakuza, dont fait partie Ishimatsu, mais aussi Ocho son épouse, revient de films en film et a apparemment un statut aussi mythique au Japon que les compagnons de Robin des Bois. Le grand intérêt vient surtout de Kinnosuke Nakamura, plus jeune qu’Hasegawa (il a ici l’âge de ses hommes) et plus fougueux que Koji Tsuruta. 



Nakamura est sans doute avec Ichikawa l’un des acteurs les plus hors-normes du chanbara, d’une grande beauté, mais ambigüe (il commença sa carrière comme onnagata), et avec un regard où transperce une certaine folie.  Bien que son Jirocho adopte parfois la stoïcité du chef, des sourires étranges et une forme de sensualité, le rapprochent du Musashi qu’il interpréta pour Tomu Uchida. Un détail insolite : Jirocho tient en garde ses adversaires avec un revolver et n’hésite pas à faire feu, alors qu’un de ses principe était de toujours privilégier le sabre. 



Un des charmes de cette série est le Matatabi, c’est-à-dire le vagabondage à travers le Japon, entre les villages, les auberges, et les belles voleuses que l’on croise sur la route, et qui charment les jeunes yakuzas naïfs pour mieux les dépouiller.


12 avril

Road of Chivalry / Ninkyo Nakasendo (1960) de Sadatsugu Matsuda




Un film de vétérans puisque Sadatsugu Matsuda commença sa carrière au temps du muet, tout comme l’interprète de Jirocho, Chiezo Kataoka. Encore une fois c’est un Jirocho mûr qui nous est présenté mais au jeu moins subtil que Kazuo Hasegawa. Lorsqu’il prend un visage furieux, Chiezo Kataoka a plutôt tendance à ressembler à un acteur de kabuki. La bande de Jirocho est cette fois moins typée, au point que même un jeune Tomisaburo Wakayama passe inaperçu. 



Kinnosuke Nakamura interprète ici un nouveau personnage dont l’histoire est également contée dans Kingdom of Jirocho. 



Tombé dans un traquenard, Jirocho et ses hommes sont contraints de prendre la route pour échapper à la police. Ils font escale dans l’auberge d’un couple d’amis en difficulté et pour les aider Jirocho les rétribue généreusement. Le mari (Kinnosuke Nakamura), joueur invétéré perd la somme aux dés et parie même les vêtements des yakuzas. Il se confesse piteusement à Jirocho, qui, bien que ses hommes doivent voyager en sous-vêtements lui pardonne et confie à sa femme une autre somme d’argent. Kinnosuke Nakamura se rachètera en montrant sa bravoure au combat. Jirocho passe par une ville où réside Hatsugoro l’un de ses frères de sang, mais celle-ci est sous la coupe de deux mauvais clans. Hatsugoro est assassiné et le crime est attribué à un autre yakuza, Chunji, dans le but de le faire tuer par Jirocho. Chunji et sa bande dévalisent les tripots des clans adverses, mais considèrent qu’il s’agit d’une rétribution puisque l’argent servira à acheter du riz pour les paysans opprimés. Cela nous vaut la plus belle scène du film où Jirocho et Chunji se tiennent face à face, immobiles, et le sabre dégainé. Devant l’attitude parfaite de Chunji, Jirocho se trouble et arrête le combat, déclarant qu’une pose à ce point digne ne peut être celle d’un meurtrier. Ces deux-là seront donc frères jusqu’à la mort. 




Le film se conclut par une magnifique bataille au sabre entre les hommes des quatre clans. Ce très bon jidai-geki, dernier (évidement) d’une trilogie est aussi notable pour les superbes décors naturels que traversent les files de yakuza. Un petit gimmick très jouissif que l’on retrouve dans les matatabi :  avant d’engager un combat, les yakuzas envoient en l’air leurs chapeaux de paille blancs. 

 

16 avril

Jirocho Fuji 2 (1960) de Kazuo Mori



Deuxième épisode du diptyque mettant en scène Kazuo Hasegawa dans le rôle de Jirocho. Hasegawa est toujours fascinant par la grâce et la précision de ses gestes, comme à la fin où il nettoie son sabre avec des feuilles de papier qu’il jette ensuite en l’air.  Parmi les adversaires du clan de Jirocho, un sabreur aveugle qui déclare qu’il ne voit que les homes qu’il va tuer. Raizo Ichikawa revient mais dans un autre rôle, celui d’un « daikan », un gouverneur qui rassemble les oyabun pour fermement leur intimer de cesser leurs querelles qui troublent la population. Les yakuzas ne sont que tolérés par les autorités, mais c’est justement cette tolérance qui est pour nous le plus intrigante.  Les récits de Jirocho sont donc indispensables pour percevoir leur statut unique dans le monde de la pègre, sorte d’apartheid entre le monde des truands et des honnêtes gens. Le grand moment du film est la mort d’ Ishimatsu, exceptionnellement sanglante, et sans doute l’un des sommets de la carrière de Shintaro Katsu. 





Le yakuza, tailladée, couvert de sang, percé par une lance à la cuisse, se bat jusqu’à son dernier souffle, rampant pour boire l’eau d’une rivière et repartant au combat. Katsu est autant démoniaque dans le combat que bouleversant lorsqu’il embrasse avant de mourir la broche de la jeune fille dont il est tombé amoureux. 



17 avril

The Man Who Came to Shimizu Harbor / Shimizu Minato Ni Kita Otoko (1960) de  Masahiro Makino



Film appartenant à la même série que The man from Shimizu qui racontait l’histoire d’Ishimatsu, c’est-à-dire davantage centré sur certaines figures du clan que sur Jirocho lui-même. Masa un apprenti yakuza, pleutre et arnaqueur, débarque à Shimizu pour intégrer le clan de Jirocho. Il apparaît surtout au cours d’un des évènements cruciaux du clan : l’assassinat d’Ishimatsu, le yakuza borgne et favori de l’oyabun. Restant au village avec Masa, nous ne verrons pas cet assassinat (mais on peut se référer au second épisode de Jirocho Fuji) ni la revanche de Jirocho sur le clan Miyakodori. En revanche le traquenard où est tombé le yakuza mythique est narré sous la forme d’une pièce de kabuki écrite et intrerprétée par Masa – habile façon de montrer le glissement immédiat de la geste yakuza dans la culture populaire, au théâtre et plus tard au cinéma.




Le jeune yakuza est en réalité un espion des rebelles. Il écrit un monologue final où le récitant déclare qu’Ishimatsu est mort trop tôt sans pouvoir se battre pour le peuple aux côtés de la rébellion. Le but est d’épier la réaction de Jirocho pour savoir de quel côté, du shogunat ou de l’empereur, il se tiendra. De la part de Jirocho, quelles que soient ses convictions, c’est un choix capital puisque son engagement auprès des rebelles lui permettra de quitter la criminalité et devenir un entrepreneur respectable. Le dosage de comique, d’épisodes sentimentaux et de scènes d’action (très belle bataille finale) est parfaitement orchestré par Makino. Bien que Ryutaro Otomo ne compose pas un Jirocho mémorable, une scène intéressante le montre confronté à la douleur d’une veuve lors des funérailles d’un homme de son clan. L’oyabun semble incapable de dévier de sa morale yakuza, c’est-à-dire de sortir un tant soit peu du giri (devoir) pour aller vers le ninjo (humanité). 



Les hagiographies de Jirocho sont évidemment bien antérieures aux années 50. Ainsi Jirocho (1938) de Denjiro Okochi.