mercredi 25 mai 2022

Un rêve japonais d’Andrzej Zulawski à Berlin



L’une des raisons d’être de ce blog est d’établir une sorte de cartographie de mes passions et obsessions. Je republie parfois des articles mais généralement je ne prétends pas y écrire des « textes » mais des esquisses qui me serviront peut-être dans le futur, comme c’est le cas pour mon interminable cycle de films de yakuzas. Ainsi ce billet que j’écris sous l’impulsion d’une « rencontre » d’images que je juge sidérante.

Quel lien peut-il exister entre Les Fleurs du mal de Kamimura et Possession de Zulawski ?

Le magazine Tempura m’a commandé un texte sur l’ero-guro et je me suis replongé dans les livres de Ranpo, Kyusaku et Tanizaki, et les mangas de Maruo et Kamimura. Une planche des Fleurs du mal (édité par Le Lézard noir) de Kazuo Kamimura était un hommage au classique d’Hokusai Le Rêve de la femme du pêcheur (1814). 





Les reprises de ce chef-d’œuvre sont innombrables sur tous les supports et dans tous les pays. Ainsi dans L’Enfant de Valentina (Guido Crepax, 1970), c’est au tour de la belle milanaise de connaitre une étreinte tentaculaire.



Dans Erotique du Japon (Veyrier 1978), Théo Lésoulac’h cite Huymans (Certains, 1889) : « La plus belle est une Japonaise couverte par une pieuvre ; de ses tentacules, l’horrible bête pompe la pointe des seins, et fouille la bouche, tandis que la tête même boit les parties basses. L’expression presque surhumaine d’angoisse et de douleur qui convulse cette longue figure de Pierrot au nez busqué et la joie presque hystérique qui filtre en même temps de ce front, de ces yeux cernés de morte sont admirables. »

Une autre surprise, bien plus folle et troublante, m’attendait quelques pages plus loin.



Je reconnaissais dans le découpage, le cadrage et même la posture du personnage, l’une des scènes les plus marquantes de Possession de Zulawski.



 

Je pensais tout d’abord à un « remake » par le mangaka puisque Possession était effectivement sorti au Japon. 



Cela s’avère en réalité impossible puisque le manga a été publié en 1975 et Possession est sorti en 1980. L’influence s’était donc faite dans l’autre sens: de Kamimura vers Zulawski. 

Comment une obscure BD ero-guro japonaise avait-elle pu se retrouver entre les mains d’un cinéaste polonais tournant un terrifiant drame de couple à Berlin ?

Est-ce que je délire ? 

Je n’aurais sans doute jamais la clé de l’énigme. Cependant, Possession est aussi, d’une certaine manière, une reprise du Rêve de la femme du pêcheur.






samedi 14 mai 2022

Le printemps des yakuzas. Paul Schrader : « Nous sommes des hors-la-loi mais nous sommes humains »

 


En 1974, Paul Schrader, scénariste du Yakuza de Sidney Pollack, écrit pour la revue FILM COMMENT un texte de plus de 50.000 signes sur le genre du yakuza-eiga. Cet article passionnant et érudit, explore avec un grand sens pédagogique un genre alors totalement méconnu et demeure une de ses plus brillantes analyses. On peut y voir une des plus profondes études historiques du cinéma japonais de la seconde moitié du XXe siècle mais aussi la réflexion de Paul Schrader sur ses futurs scénarios et réalisations.



Yakuza Eiga

« Nous sommes des hors-la-loi mais nous sommes humains »

Le film de gangsters japonais (ou yakuza-eiga) est, comme pourrait justement le dire un yakuza, un loup solitaire dans le clan des films de gangsters. Le yakuza-eiga ressemble peu à ses équivalents américains ou européens. Les règles du film de gangsters américain, telle qu’elles ont été formulées par Robert Warshaw, ne s'appliquent pas au yakuza-eiga, pas plus que les définitions plus récentes du film noir américain et français. Le film de yakuza ne reflète pas le dilemme de la mobilité sociale des films de gangsters des années 30, ni le désespoir du film noir de l'après-guerre.

Le film de gangsters japonais vise un objectif plus élevé que son équivalent occidental : il cherche à codifier une moralité positive et praticable. En termes américains, il s'agit plus d'un western que d'un film de gangsters. Comme le western, le yakuza-eiga choisit l'intemporalité plutôt qu’un contexte déterminé, le mythe plutôt que le réalisme ; il ne cherche pas le commentaire social, mais la vérité morale. Bien que le film de yakuza courant soit techniquement inférieur au film de gangsters américain ou européen, il a atteint une noblesse que ses derniers ne possèdent pas, une noblesse qui est habituellement réservée au western.

L'histoire. Le terme "yakuza" signifie littéralement "joueur" ou "bon à rien", mais il a fini par signifier "gangster" ou "mafieux" et désigne les quelque 125.000 truands bien réels que compte aujourd'hui la pègre japonaise. Le yakuza-eiga est récent parmi les genres cinématographiques. Les premiers films de yakuzas sont apparus il y a moins d'une décennie et ce n'est que depuis quelques années qu’ils occupent une place prépondérante dans l'industrie cinématographique japonaise. Une centaine de films de gangsters sont maintenant réalisés chaque année au Japon et constituent, avec les films érotiques, l'épine dorsale d'une industrie cinématographique en déclin.

Le yakuza-eiga n'est pas né, comme le film de gangsters américain, d'un désir de capitaliser sur les gros titres de l’actualité, mais a plutôt évolué à partir d'un genre plus ancien, le film de samouraïs - une évolution plus fortuite que voulue. Avant 1964, tous les films de sabre japonais étaient des jidai-geki, des films d'époque.

Le gouvernement de Meiji avait banni les samouraïs et interdit le sabre long en 1868. Il n'existait donc aucun film se déroulant après 1868 dans lequel les protagonistes utilisaient des sabres longs. Selon la loi, ce type de bretteur était un hors-la-loi ; aucun cinéaste ne souhaitait attribuer le code samouraï du giri-ninjo ("devoir-humanité") à un hors-la-loi. Les films de samouraï des années 50 représentaient souvent des jeunes samouraïs au teint pâle et en pleine santé qui affrontaient des clans entiers de yakuzas, mais il y avait toujours une distinction claire entre le code des samouraïs et celui des yakuzas. Il pouvait aussi y avoir des portraits réalistes de yakuzas - Toshiro Mifune jouant un gangster à la petite semaine dans L’Ange ivre (1948) de Kurosawa - mais, privés du code du samouraï, ces portraits n'avaient pas de dimensions épiques ou héroïques.

Au début des années 60, la démarcation rigide entre les anciens samouraïs et les yakuzas modernes commença à se dissoudre. Les films de samouraïs perdaient en popularité et les studios cherchaient un moyen de les moderniser pour un nouveau public. Comme ce sera le cas pour chaque évolution importante des yakuza-eiga, ce fut la Toei qui pris les devants. La transition du jidai-geki au yakuza-eiga est visible pour la première fois dans la série JIROCHO produite par Toei de 1962 à 1964.

Cette série, mettant en vedette Koji Tsuruta dans le rôle de Jirocho était réalisée par Masahiro Makino, a été qualifiée de "chonmage yakuza-eiga" (Le chonmage est le style de coiffure du samouraï). Toei considère la série Jirocho comme un jidai-geki car ils relèvent du film d'époque surtout par leurs costumes ; par leur caractère et leurs conflits, ils préfigurent la première phase des yakuza-eiga.

Le premier film authentiquement yakuza a été BAKUTO (GAMBLER), réalisé en juillet 1964 par Shingehiro Ozawa, avec Koji Tsuruta dans le rôle principal. Ozawa réalisait des films d'époque pour Toei depuis 1954, mais après le succès de BAKUTO, il s'est consacré exclusivement à l'écriture et à la réalisation de films de yakuza. La Toei elle-même n'a réalisé que trois films de yakuza purs en 1964, mais ils ont été si bien accueillis qu'en 1965, elle s'est lancée dans la production ininterrompue de yakuza-eiga.

La vague initiale de yakuza-eiga a duré environ de 1964 à 1967. C'était une période de petits budgets et de tournages rapides. Toei a exploré ce nouveau marché, développé de nouvelles stars et fait évoluer les motifs et rituels de ce nouveau genre. Il est vite devenu évident que le public préférait le yakuza-eiga aux films d'époque, et un à un des réalisateurs plus anciens et établis ont rejoint le genre : Ozawa et Makino en 1964, Tai Kato et Tomu Uchida en 1965. Koji Tsuruta est la grande vedette de cette première période yakuza, mais il fut bientôt rejoint par les deux autres stars du triumvirat yakuza de la Toei : Ken Takakura et Junko Fuji.

Le yakuza-eiga a principalement été légitimé par deux films. ABASHIRI BANGAICHI (La prison d'Abashiri), réalisé en avril 1965 par Teruo Ishii et mettant en vedette Ken Takakura, a été le premier grand succès commercial yakuza. L'histoire de la prison d'Abashiri a eu un tel succès que Takakura l'a refaite dix-huit fois à ce jour (quand un film japonais a du succès, le studio ne le ressort pas, il le refait). Bien que sa valeur artistique soit marginale, ABASHIRI BANGAICHI a clairement démontré que les films de yakuzas possédaient un important public potentiel.

MA MERE DANS MES PAUPIERES /LIENS DE SANG, réalisé en janvier 1966 par Tai Kato et mettant en vedette Kinnosuke Nakamura, a été le premier succès artistique yakuza. La même année, Kosaku Yamashita réalise l'étonnant KYODAI JINJI (OBLIGATIONS FAMILIALES), également le premier d'une série. Le genre possède désormais non seulement ses stars mais aussi ses deux meilleurs réalisateurs.

Dans sa deuxième période, de 1968 à 1971, le yakuza-eiga a bénéficié de gros budgets et d’importants succès publics, lui conférant le statut de genre authentique. Toei a réalisé vingt-six films de yakuzas en 1969 et considère qu’il s’agit de son année la plus rentable. Les films de yakuzas utilisent désormais des décors extérieurs (avec parcimonie) et ont un style visuel plus élégant. BAKUCHIUCHI : SOCHO TOBAKU (GAMBLING HOUSE : PRESIDENTIAL GAMBLING) de Yamashita, considéré comme le "chef-d'œuvre" du genre, est sorti en 1968. Toujours en 1968, Tomu Uchida, l'un des réalisateurs les plus anciens et les plus respectés du Japon, a tourné l'un des meilleurs films de yakuzas, JINSEI GEKIJO : HISHAKAKU TO KIRATSUNE (THÉÂTRE DE LA VIE : HISHAKAKU ET KIRAT-SUNE).

A cette époque, les autres studios réalisèrent qu'ils ne peuvent plus se permettre d'ignorer le lucratif genre "B" de Toei et s'y mirent à leur tour. Toho, Shochiku, Nikkatsu et la défunte Daei ont tous investi dans des productions de yakuzas. La version de trois heures de JINSEI GEKIJO (THEATRE DE LA VIE) de Shochiku, réalisée par Kato en 1971, est certainement le film de yakuza le plus cher et le plus ambitieux produit à ce jour. C'est aussi l'un des meilleurs.



À l'heure actuelle, le yakuza-eiga se trouve à nouveau dans une période de transition, se dirigeant avec incertitude vers sa troisième époque. La production reste élevée (Toei a produit trente films de gangsters en 1972), mais les goûts du public fluctuent. L'énorme succès du PARRAIN au Japon a incité la Toei, toujours à l'avant-garde, à financer davantage de films de yakuzas de type documentaire. Dans ces films, le cadre des conflits entre yakuzas est passé de la période "classique" (1915-1935) à l'époque contemporaine. Alors que les films de yakuza de style classique étaient des contes moraux, les nouveaux films de style documentaire présentaient une approche beaucoup plus ouverte et une moralité plus douteuse. Cette transition a provoqué un tollé à la Toei, et Koji Tsuruta, la star la plus ancienne et la plus respectée du genre, a déclaré publiquement que les nouveaux films de style documentaire "étaient dénués de kokoro" (cœur). Dans BAKUTO KIREKOMTAI (CONTRE-ATTAQUE DU JOUEUR, 1971), par exemple, Tsuruta est contraint de tirer sur un policier corrompu - non seulement dans le dos, mais avec un pistolet plutôt qu'un sabre, ce qui constitue une violation impardonnable du code pour un yakuza samurai. La Toei réalise actuellement des films de yakuza de style classique et de style documentaire, et on ne sait pas lequel des deux dominera la troisième vague du yakuza-eiga.

Le dilemme actuel des yakuza-eiga vient en partie du fait qu'il est en train de passer d'un genre "B" à un genre "A". Les films de yakuzas ont toujours été réalisés avec de petits budgets et des durées de tournage courtes. Aujourd'hui encore, un film de yakuza à "gros" budget coûte 300 000 dollars et est tourné en trois semaines. Dans l'ensemble, le genre a été ignoré par la critique au Japon - bien que des écrivains aussi estimés que Yukio Mishima, Ryuho Saito et Tadao Sato aient pris sa défense - et reste pratiquement inconnu en Occident. Les plus prestigieux réalisateurs japonais, même lorsqu’ils se retrouvaient inactifs, refusaient de travailler dans le cadre du genre (bien que LA FLEUR PALE de Shinoda, soit une variante yakuza). Mais aujourd'hui, le yakuza-eiga est devenu respectable. Ses stars sont les plus grandes du Japon, ses films les plus populaires. Ken Takakura jouera bientôt aux côtés de Robert Mitchum dans un film de yakuza à gros budget, réalisé par Sydney Pollack et financé par la Warner Brothers. Le film de gangsters japonais n'est plus un genre "B". Le film traditionnel yakuza-eiga répondra aux exigences accrues qui lui sont imposées, soit en atteignant la maturité, soit en glissant dans l'auto-parodie.

 Les thèmes. Le yakuza-eiga a deux thèmes principaux : le devoir (giri) et l'humanité (le ninjo). Le fait que le genre ait deux thèmes, giri et ninjo, plutôt qu'un seul, giri-ninjo, est plus qu'une distinction sémantique. Elle permet d'expliquer non seulement comment le yakuza-eiga a vu le jour, mais aussi pourquoi il continue de prospérer.

Le film de samouraï, bien sûr, n'avait qu'un seul thème, le giri-ninjo ; les thèmes siamois du devoir et de l'humanité étaient tellement imbriqués qu'ils étaient indissociables l'un de l'autre. Pour le samouraï, le devoir était l'humanité, et vice versa. Mais ce thème unique s'est avéré financièrement limité dans un contexte contemporain. Le noble code du giri-ninjo ne pouvait pas être appliqué à un gangster moderne qui, par le fait même qu'il portait un long sabre, était un hors-la-loi et violait donc le devoir qu'on attendait de lui en tant que membre de l'État. Ergo : il ne pouvait y avoir de héros yakuza.








Cette inhibition a été éliminé par un cadre de la Toei qui a divisé ce mot unique en deux, transformant un concept unique en un oxymoron. Giri-ninjo devint giri et ninjo ; devoir-humanité devint devoir ou humanité, contournant ainsi la dichotomie samouraï/yakuza. Il est désormais possible pour un gangster d'avoir un sens du devoir mais sans humanité, de l'humanité sans devoir, ou une combinaison des deux. Dans certaines circonstances, le yakuza peut être à la fois honorable et criminel.

"Le monde des yakuzas - où le devoir est plus important et où l'humanité est dans la balance", proclame une affiche de film de yakuzas - une déclaration qui n'aurait jamais été applicable à un film de samouraïs. Le thème oxymoronique du giri-ninjo chez les yakuzas est le sujet du long essai de Tadao Sato, "Reflex of Loyalty ", peut-être le meilleur article écrit à ce jour sur le yakuza-eiga. Sato explique, puis déplore la bifurcation du concept traditionnel de giri-ninjo ; il considère que le yakuza-eiga a créé une nouvelle moralité situationnelle où le devoir peut se révéler "plus important" que l'humanité - ouvrant ainsi de nouvelles portes à d’anciennes formes de fascisme. Cela explique l'engouement de la nouvelle gauche (le Zenkyoto, les étudiants radicaux) et de la nouvelle droite (la Force d'autodéfense de Mishima) pour le yakuza-eiga. On sait que les étudiants radicaux passaient des heures à regarder des films de yakuzas en prévision d'un affrontement avec la police ; de même, le romancier d'extrême droite Yukio Mishima a interviewé Koji Tsuruta et a écrit de longs articles à la gloire des yakuza-eiga. La gauche et la droite peuvent toutes deux tirer une grande nourriture spirituelle d'un genre qui permet à un individu de renoncer à son devoir si l'humanité doit être servie, et à un autre de renoncer à l'humanité au nom du devoir. Dans le KYODAI JINJI de Yamashita, les mots suivants sont chantés lorsque Tsuruta part au combat : "Je ne suis peut-être qu'un fou, mais il faut peut-être un fou pour réveiller le peuple." Quels sentiments plus nobles pourrait-on demander à un radical ?

La morale yakuza du giri-ninjo peut sembler potentiellement fasciste à Sato, mais pour les Américains, habitués au fascisme décomplexé de films comme LE GODFATHER et DIRTY HARRY, les films de yakuza semblent clairement humanistes. Le conflit entre devoir et humanité est toujours complexe ; et l'humanité, même lorsqu'elle est rejetée, fait l'objet d'un examen beaucoup plus riche que dans les films de gangsters américains, où elle semble avoir été écartée avant même que le projecteur ne démarre.

Le protagoniste yakuza est dépourvu de la sécurité morale du samouraï. La guerre totale qu'il mène contre ses ennemis est moins importante que le conflit moral qu'il doit mener sur le champ de bataille de sa propre conscience. Invariablement, le protagoniste du yakuza-eiga est un homme (ou une femme) aux principes moraux élevés, pris dans un réseau de circonstances qui les compromettent. Il tente de poursuivre à la fois le devoir et l'humanité, mais il constate qu'ils s'éloignent de plus en plus. À la fin, il doit choisir entre le devoir et l'humanité, une décision qui ne peut être prise que dans un bain de sang.

Un film typique de Toei sur les yakuzas - il est inutile de citer des titres précis car la plupart des quelque trois cents films de Toei sur les yakuzas ont la même structure d'intrigue - s'ouvre sur la libération du héros de prison. Il est allé en prison pour éviter à son clan une enquête de police, mais à son retour, il découvre que le clan est tombé sous la coupe d'un Oyabun (parrain) maléfique. Fidèle à son devoir, il rejoint néanmoins le clan et tente d'exercer une influence morale de l'intérieur. Il se rend vite compte qu'il n'a que peu d'influence et qu'on lui demande de commettre des actes totalement étrangers à sa morale personnelle. Pourtant, il n'hésite pas à faire son devoir. Même au service d'un Oyabun ouvertement vil, le héros yakuza souffrira d'intenses douleurs physiques, rejettera l'amour d'une femme, verra des personnes sans défense opprimées et, dans certains cas, tuera un homme décent et bon.

Mais à mesure que le yakuza poursuit son devoir, son monde devient plus ouvertement schizophrène. D'un côté, le devoir et les vertus qui en découlent sont rassemblés ; de l'autre, l'humanité et ses vertus. Avec les forces du devoir se trouvent des vertus telles que l'obéissance au Oyabun, l'obligation envers le clan (ou kyodai jinji, littéralement, "obligations familiales"), l'humilité, le stoïcisme et la volonté de mourir pour le devoir. De l'autre côté, il y a l'humanité et ses vertus : la conscience sociale, la sympathie pour les opprimés, l'amour pour la femme, l'amie, les amis et les parents, l'humilité, le stoïcisme et la volonté de mourir pour l'humanité. Qu'il choisisse le devoir ou l'humanité, l'attitude du héros yakuza sera la même. Il sera humble, stoïque, prêt à mourir.

Pendant les quelque soixante-quinze premières minutes, le film de yakuza construit soigneusement cette toile de devoirs et d'obligations humanistes. Ces forces sont en conflit permanent, elles imprègnent chaque conversation et chaque action. Des phrases comme "Nous, les yakuzas, obéissons à notre code, quoi qu'il arrive" sont contrebalancées par des déclarations selon lesquelles "le mal n'a pas de code". Dans CHIZOME NO KARAJISHI (BLOOD-STAINED COURAGE, Toei, 1967) un Oyabun déclare : "Nous sommes des hors-la-loi mais nous sommes humains", puis dix minutes plus tard : "Un ami est un ami, et un travail est un travail".

Piégé dans ce monde schizophrène, le yakuza doté d’un sens moral n'a pas grand-chose à espérer. "Il n'y a que deux chemins pour un yakuza", dit un personnage secondaire dans HISHAKAKU TO KIRATSUNE : "la prison et la mort". Avant de partir en marche vers le combat final dans la série ABASHIRI BANGAICHI, Ken Takakura chante : "Je m'en vais tuer l'ennemi, mon sabre à la main, Et quand c'est fini, c'est le retour à la prison d'Abashiri."

Le dilemme moral est invariablement résolu par le sang. À un moment donné, le méchant Oyabun commet un acte si répréhensible que le devoir ne peut plus être accompli et que l'humanité exige sa mort. Toute lutte morale repose sur les épaules du héros lorsqu'il tient son sabre à la main et marche vers la maison du méchant Oyabun où il tuera ou sera tué. Il est tout à fait libre de punir le mal et de tuer son Oyabun. L'ancien samouraï se tuait avant de tuer son maître maléfique ; le yakuza contemporain, en revanche, parce que le ninjo a été séparé du giri, est libre d'abandonner son devoir et de tuer son maître. Dans le long massacre de dix minutes qui suit, le méchant Oyabun meurt toujours. Le héros yakuza meurt dans certains cas, mais il peut aussi survivre pour repartir à zéro dans d'autres films. Le contraste avec le film de samouraï est total : le samouraï va contre son devoir et meurt, le yakuza va contre son devoir et survit. Ainsi, l'éthique de l'après-guerre se superpose à la grille du film de samouraï.

Ces thèmes sont présentés dans leur forme la plus riche dans SOCHO TOBAKU, un film que Mishima a qualifié de chef-d'œuvre et sur lequel Sato a longuement écrit. Réalisé par Toei en 1968, SOCHO TOBAKU (PRESIDENTIAL GAMBLING) a été dirigé par Kosaku Yamashita et écrit par Kazuo Kasahara. Techniquement, il n'est guère meilleur que la plupart des yakuza-eiga ; thématiquement, c'est le plus complexe et le plus inaugural de tous les films de yakuza.

Nakai (Koji Tsuruta) et Matsuda (Tomisaburo Wakayama) sont frères de sang et yakuzas de haut rang au sein du syndicat Tenryu. Leur Oyabun bienveillant meurt et Nakai, par humilité, refuse la succession. Semba, un Oyabun extérieur affairiste, persuade les dirigeants du clan d'écarter Matsuda et de confier le poste d'Oyabun à un pantin. Nakai, la personnification du devoir, accepte cette injustice et tente de servir la nouvelle direction de la meilleure façon possible. En revanche, Matsuda, force d'humanité brute, s'engage à combattre les nouveaux dirigeants. Matsuda est d'abord réprimandé, puis rétrogradé, et enfin ostracisé. Nakai réprimande Matsuda en public à chaque occasion, mais en privé, il tente de l'amener à se soumettre au nouvel Oyabun. Dans une longue et bouleversante scène se déroulant dans un cimetière, Nakai, au milieu d'une pluie battante, rompt son lien de sang avec Matsuda. "Rien, lui dit Nakai, n'est plus important que la loyauté."

Matsuda se prépare à attaquer le clan de l'extérieur tandis que Nakai tente vainement de le réformer de l'intérieur. Matsuda tue l’Oyabun d’opérette et les forces de Semba prennent le contrôle du syndicat. Nakai est alors accusé par Semba de protéger Matsuda, son ancien frère de sang. Fidèle à son Oyabun, Nakai recherche Matsuda et le tue sans mot dire. Il revient ensuite et se prépare à tuer Semba. "Où est votre loyauté ?"  Semba pleure. "Loyauté ?" Nakai répond : "Qu'est-ce que je sais de la loyauté ? Je ne suis qu'un vulgaire criminel." Il tue Semba par vengeance, est capturé par la police et emmené en prison où, nous dit le narrateur, il passera sa vie de meurtrier "au-delà de toute réhabilitation."

SOCHO TOBAKU est le yakuza-eiga le plus riche et le plus complexe réalisé à ce jour ; c'est aussi le plus sombre et le plus pessimiste. Le devoir et l'humanité se terminent tous deux par la mort ; aucune voie médiane n'est offerte. C'est le seul film de yakuzas que j'ai vu qui n'offre même pas au public la scène de combat cathartique finale.

Des films comme SOCHO TOBAKU ne semblent pas, du moins pour mon esprit occidental, ouvrir les nouvelles possibilités de fascisme suggérées par Sato. Des films comme LE GODFATHER promeuvent ouvertement la communauté fasciste des familles de gangsters ; les yakuzas-eiga luttent contre elle. SOCHO TOBAKU met en avant plusieurs thèmes fondamentaux - des thèmes qui mènent au désespoir individuel plutôt qu'au militantisme de groupe : (1) les valeurs traditionnelles japonaises de devoir et d'humanité se sont désunies et ont été polarisées par la société contemporaine (c'est-à-dire que "le centre ne tient pas"). (2) une recherche effrénée de devoir ou d'humanité conduit à la mort ; (3) un homme noble peut survivre s'il maintient continuellement le bon équilibre entre devoir et humanité, mais sa vie sera pleine de solitude, de souffrance et de désespoir.






 Les conventions du genre. La Yakuza-eiga est probablement le genre le plus restreint qui ait jamais été conçu. Seul un nombre limité d'évènements peuvent se produire dans un film de yakuzas. Les personnages, les conflits, les résolutions et les thèmes sont prédéfinis par les conventions du genre. Certes, la notion même de genre est celle de la prévisibilité, mais les films de yakuzas la poussent encore plus loin que nécessaire. Il n'est pas rare de trouver quatre ou cinq films pratiquement identiques par leurs vedettes, leur scénario et leur réalisation.

Les films de gangsters japonais puisent dans un catalogue d'attirail de genre bien plus étendu que celui de leurs homologues occidentaux. Les films de yakuzas sont des litanies d'argot local, de langage corporel subtil, de codes obscurs, de rites élaborés, de costumes iconiques et de tatouages. Un film entier peut ne consister qu'en une série de décors. Un spectateur non initié peut voir défiler devant ses yeux des pans entiers de film sans jamais avoir la moindre idée de leur signification.

Le yakuza-eiga étant un genre très jeune, il est encore possible d'en décrire la circonférence - de parler d'une intrigue ou d'un personnage yakuza "typique". Les yakuza-eiga controversés de style documentaire des dernières années sont les premiers dissidents de ce qui était un genre remarquablement orthodoxe. Le film de gangsters américain, quant à lui, a connu des dizaines de schismes et de mouvements séparatistes.

En moyenne, le travail du scénariste de yakuza-eiga consiste davantage en une organisation qu'en une imagination libre. A partir d’une structure de base, le scénariste détermine plusieurs choses : le cadre et l'époque, le type d'industrie pour laquelle les clans se disputent, les nuances des relations, et la séquence des différents éléments du genre.








Il y a une vingtaine de scènes de base du yakuza-eiga. Toutes ces scènes ne se retrouvent pas dans tous les films de yakuzas, mais chaque film en comporte de six à dix. À partir d'une hypothétique liste principale, un scénariste peut sélectionner une séquence de ces scènes et les assembler comme les perles d'un chapelet. Lorsqu'il a enfilé suffisamment de perles pour remplir une heure et demie de film, le chapelet est terminé. Une hypothétique liste de pièces maîtresses du yakuza-eiga contiendrait certainement ces scènes :

1. Le protagoniste sort de prison.

2. Le méchant Oyabun prépare la prise de contrôle du clan.

3. Les sbires du méchant Oyabun, tout feu tout flamme, brutalisent les marchands ou les ouvriers locaux.

4. La scène des jeux de hasard. En dehors de leurs rackets de protection, les clans de yakuzas gagnent leur argent dans les salles de jeu. Dans la scène de jeu, des cartes à fleurs hanafuda colorées sont étalées sur une longue table blanche. Ces scènes se terminent par une confrontation mineure non résolue.

5. Scène de présentation d'un yakuza. Un yakuza se présente à un autre gangster lors d'une cérémonie. Il pose sa main droite sur son genou droit, tend sa main gauche, paume tournée vers le haut, et énonce son nom, son lieu de naissance et son appartenance à un clan. Ces présentations rituelles peuvent durer plusieurs minutes.

6. La révélation du tatouage. La plupart des yakuzas portent un tatouage complet sur le haut du corps. Le dévoilement spectaculaire de ce tatouage révèle la profession du porteur et constitue une invitation au combat. Le travail et le motif du tatouage (dragons, pivoines, etc.) servent à définir encore davantage la personnalité du porteur.

7. Le rituel du frère de sang. De petites coupes en porcelaine sont échangées. Si, plus tard, cette coupe est brisée volontairement, les frères de sang officiels sont désormais des ennemis mortels.

8. Scènes de comédie populaire avec des ouvriers et des citadins.

9. La scène de révélation. Le héros, la geisha ou le meilleur ami révèlent un épisode torturé du passé qui sert à resserrer davantage la toile des devoirs et des obligations.

10. L’amputation du petit doigt. Pour expier une grande offense ou une injustice, un yakuza doit parfois se couper le petit doigt gauche et le présenter à la personne qu'il a offensée. Le protagoniste fera parfois cela pour expier l'erreur de son mauvais Oyabun.

11. Le méchant Oyabun trompe l'honorable Oyabun en lui faisant accepter une liaison douteuse. Le protagoniste enregistre respectueusement sa protestation.

12. Scène sur le lit de mort. Le bon Oyabun ou toute autre personne honorable tuée par les mauvais yakuzas débite une variété de platitudes sur son lit de mort devant sa famille et ses amis en pleurs.

13. Scène de duel. Deux honorables yakuzas sont contraints de s'affronter par devoir envers leurs Oyabun.

14. La rédemption de la geisha. Parfois, le protagoniste achète carrément la geisha qu'il aime (en empruntant de l'argent à ses ennemis si nécessaire), parfois il offre sa vie comme enjeu dans une partie de cartes ou de dés. Dans les deux cas, leur amour ne sera jamais consommé.

15. La scène du cimetière. Le héros se rend sur la tombe de son Oyabun (ou de son épouse, ou de son frère) décédé avant de se venger.

16. La supplication. La geisha ou l'amante supplie le protagoniste de ne pas se venger, mais il ne tient pas compte de ses supplications.

17. La marche finale. Le protagoniste et son ou ses deux amis les plus proches marchent dans des rues sombres et vides en direction de l'enceinte ennemie. La chanson thème du film, généralement chantée par le protagoniste, est jouée pendant qu'ils marchent.

18. La bataille finale. Une scène de combat magistrale où toutes les obligations accumulées sont expiées dans un grand final sanglant.

Il n'est pas difficile d'être un scénariste de yakuza-eiga standard. Si l'on a lu deux bons livres, que l'on n'a pas peur des fantômes (selon l'expression de H.L. Mencken) et que l'on connaît les éléments du genre, on peut assembler un scénario de yakuza exploitable. La seule condition est d'être capable de travailler rapidement.

Si j'ai décrit les restrictions imposées à un scénario de yakuza de la manière la moins flatteuse possible, c'est parce qu'il ne faut pas se faire d'illusions sur la "liberté de création" possible dans un format de genre. Les yakuza-eiga sont des films produits à la chaîne. Les scripts sont conçus par un comité et attribués aux réalisateurs par rotation. Des stars comme Tsuruta et Takakura apparaissent dans dix à quinze films par an. Toutes les deux semaines, un film de yakuza sort de la chaîne de montage de la Toei, prêt ou non.

Les genres ne permettent pas à l’imagination de s’exprimer librement. L'art d'un genre se produit à l'intérieur de ses limites. Ce n'est que lorsque l'on comprend que les icônes sont censées être bidimensionnelles que l'étude de leur forme devient intéressante. De même, ce n'est qu'après avoir compris et apprécié les conventions du genre du yakuza-eiga que l'étude de ses thèmes et de ses styles devient éclairante. La beauté et la puissance du scénario de KASAHARA SOCHO TOBAKU proviennent du fait qu'il fonctionne dans le cadre du genre, et non contre lui.

Le but des conventions du genre est avant tout fonctionnel ; chacune a une tâche à accomplir. La fonction d'une intrigue yakuza est de créer un réseau de devoirs et d'obligations. La fonction de la caractérisation des yakuzas est de créer des personnages susceptibles de répondre aux exigences de ces obligations. La fonction des éléments de décor est de mettre de l'éclat dans le film afin que la toile des devoirs et des obligations se tisse.

  Stylistique. J'aimerais pouvoir dire que le yakuza-eiga a clairement établi son propre style de film, mais ce n'est pas le cas. Dans la plupart des cas, le style des films de yakuzas est dépendant du budget. Les longues prises de vue statiques, les fonds plats et les décors intérieurs sont privilégiés non pas parce qu'ils conviennent parfaitement à l'histoire ou au thème, mais parce qu'ils conviennent parfaitement à un petit budget. Les réalisateurs, les directeurs de la photographie et les décorateurs ne disposent ni du temps ni de l'argent nécessaires pour planifier correctement leurs scènes. Un réalisateur, s'il a le moindre talent ou la moindre ambition artistique, doit économiser ses ressources pour une ou deux scènes marquantes et laisser passer le reste du film. La plupart des autres réalisateurs "traversent" littéralement un film, terminant le tournage en deux semaines, le montage en une semaine et passant au film suivant.

Parmi les réalisateurs, les directeurs de la photographie et les concepteurs les plus talentueux, on peut voir les prémices d'un style yakuza unique. Plus les budgets des yakuzas augmenteront, plus ce style deviendra clair. Les films de yakuzas contiennent divers éléments stylistiques inchoatifs qui, avec du temps, de l'argent et de l'attention, se transformeront en un style de genre majeur. Dans la mesure où ce style existe, je le qualifierais (à défaut d'un meilleur terme) d'expressionnisme japonais.

L'expressionnisme japonais est axé sur le drame et les moments individuels. C'est l'équivalent visuel de la révélation du tatouage, de la scène de jeu ou du combat final. Les éclaboussures de couleurs délirantes et erratiques sont privilégiées ; le film peut passer inopinément à un fond bleu ou rouge profond. Ces transitions abruptes sont souvent accompagnées de gongs et de cliquetis « moriconesques ». Lorsque Tsuruta s'éloigne dans le plan final de SHAKAKU TO KIRATSUNE d'Uchida (un parfait exemple de film où un grand réalisateur ne se concentre que sur certains moments), un jet de fumée rouge-vif surgit soudain de nulle part et remplit l'arrière-plan.

Les réalisateurs de films d'action comme Yamashita et Kato ont mis au point des travellings uniques qui, contrairement à ceux d'Ophuls, ne visent pas la fluidité mais sont pleins d’énergie et d'excitation. Tout comme les schémas de couleurs, ces tracés servent à exalter les moments dramatiques. 

  Personnalités. Les stars : Le star-système des studios est toujours intact au Japon. Une star est sous contrat avec un seul studio. En retour, elle travaille continuellement et est soigneusement construite pour atteindre une position de suprématie. Le nom de la star est annoncé au-dessus de celui du réalisateur, et même au-dessus du titre du film. Il n'est pas rare qu'un film soit annoncé comme la "nouvelle série" d'untel ou d'untel. Les studios Toei sont la MGM du star-system yakuza, contrôlant les trois principales stars du genre : Ken Takakura, Koji Tsuruta et Junko Fuji. (Pour les besoins de cet article, j'ai surtout concentré mon attention sur Toei, le pionnier des films de yakuzas et toujours le plus grand et le plus méthodique producteur de yakuza-eiga).

Ken Takakura, né en 1930, a les traits maigres et robustes de Paul Newman ou Steve McQueen et est aujourd'hui la star numéro un en Orient. Le fait que ni Takakura ni aucune des autres personnalités mentionnées dans cette section n'apparaissent dans le seul index du cinéma japonais en langue anglaise donne la mesure de la négligence dont fait l'objet le yakuza-eiga en Occident. Il a interprété plus de deux cents films depuis qu'il a rejoint Toei en 1956. Bien qu'il soit apparu à l'origine dans des films de samouraïs et des comédies domestiques, il est aujourd'hui uniquement une star des yakuzas. Ses séries les plus populaires (et toujours en cours) sont ABASHIRI BANGAICHI (ABASHIRI PRISON), NIHON KYOKAKU-DEN (JAPANESE CHIVALRY) et SHOWA ZANKYODEN. "Star" est le meilleur mot pour décrire Takakura ; il a un sens magique de la présence, une capacité à contrôler le cadre autour de lui par l'équilibre, le geste et l'expression. Contrairement à la plupart des acteurs japonais, Takakura est un maître du jeu en retrait (understatement). Il est le plus efficace lorsqu'il est silencieux, s'incline, acquiesce, réagit ; il parle avec réticence et avec beaucoup d'autorité. Trois livres ont été publiés sur lui au Japon, et il est devenu un personnage culte. Il représente tout ce qui est ancien, fort et vertueux au Japon, et constitue un symbole contre l'occidentalisation et le compromis. En tant que tel, il est vénéré par les étudiants radicaux, l'extrême droite et une partie  de la classe moyenne occidentalisée mais s'en sentant honteuse.

Koji Tsuruta, né en 1924, a été la première star du yakuza-eiga. Il a été le pionnier de l’interprétation du héros yakuza. Ses portraits de gangsters tourmentés et déchirés par leur conscience ont contribué à la transition cruciale entre les purs héros samouraïs des années 50 et les héros yakuzas compromis des années 60. Tsuruta a tourné son premier film pour Toei en 1953 et reste aujourd'hui l'une des plus grandes stars du genre. Certains de mes amis japonais pensent que la place de numéro un pourrait lui revenir. Sa série la plus populaire est la série BAKUTO, également appelée BAKUCHI UCHI. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Tsuruta était un pilote kamikaze chargé de faire reculer l'échéance fatale de la fin de la guerre. Comme Takakura, il minimise son jeu et présente une image irréprochable de devoir et d'honneur. Si Takakura est semblable à Newman et McQueen, Tsuruta ressemble à ces stars plus âgées et plus expérimentées comme Mitchum, Wayne et Holden.

Junko Fuji est (ou était) la troisième du triumvirat de Toei et la première star féminine du genre.  Dans sa série la plus célèbre, HIBOTAN BAKUTO (LA PIVOINE ROUGE), elle incarne Oryu la Pivoine rouge, une jeune femme forcée de devenir yakuza pour venger la mort de son père. Incapable de trouver un homme assez courageux et compétent pour accomplir sa vengeance, elle endosse elle-même le rôle de l'homme. Elle doit affronter de nombreux personnages crapuleux mais ne se départ pas d’une grâce et d’une féminité absolue. Il y a un moment glaçant dans THE RED PEONY GAMBLER : TO SIDE WITH DUTY (1971) où une geisha dit à Oryu : " Je m'attendais à une femme plus virile." et Oryu répond doucement : "Peu importe. Je suis un homme. » Parce qu'elle a accepté le rôle de l'homme, elle est incapable d'accepter un amant (tout comme les héros masculins yakuzas sont incapables de vivre éternellement heureux) : elle doit se contenter de dire aux autres femmes qu’"Une femme est plus heureuse quand elle se donne à son amant". C'est pourquoi, à la fin du film, lorsqu'elle se venge des méchants, elle le fait avec une hargne singulière. Le sabre à la main, elle décime impitoyablement la bande rivale, poignardant son ennemi à plusieurs reprises, même après sa mort. Le cinéma occidental n'a pas d'équivalent d’une femme gracieuse et discrète exerçant une violente vengeance physique sur les hommes qui l'oppriment sans jamais perdre son sens de la féminité. Malheureusement - et je ne fais aucun commentaire à ce sujet - Fuji Junko s'est retirée il y a deux ans à l'âge de vingt-huit ans, et au sommet de sa popularité, pour se marier.

Hideki Takahashi est le seul acteur non-Toei à avoir atteint le statut de star du yakuza-erga. C'est un jeune, dans la lignée de Steve McQueen très prometteur. Il semble moins sensible que Takakura mais a plus de force physique. Il a travaillé auparavant pour la Shochiku et la Nikkatsu mais est maintenant un acteur indépendant. L'une de ses meilleures performances est le film épique JINSEI GEKIJO de Kato (Shochiku. 1971).







Réalisateurs : Tai Kato, âgé de 56 ans, est non seulement le réalisateur le plus en vue du genre, mais est aussi considéré par beaucoup comme le meilleur réalisateur de films commerciaux japonais. Il débuté en 1951 et a réalisé trente-sept films à ce jour. Dans ses films, on peut voir les exemples les plus marquants du style expressionniste japonais. Kato semble avoir évolué d’un style Delmer Daves à un style Sergio Leone sans jamais connaître de période intermédiaire John Ford. Des parties de JINSEIGEKI- JO rappellent beaucoup le meilleur de Sergio Leone. Ses meilleurs films sont JINSEI GEKIJO (Shochiku. 1971), KUTSUKAKE TO-KOINE : YUKYO IPPIKI (Toei. 1966) MEIJI KYOKAKuDEN : SANDAIME SHUMEI (Toei. 1965) et HIBOTAN BAKUTO HANARUDA SHOBU (Toei. 1969).

Kosaku Yamashita a quarante-trois ans et est considéré comme le meilleur des "nouveaux" réalisateurs. (Tous les réalisateurs japonais subissent un long apprentissage en studio avant d'être autorisés à réaliser). Il n'a travaillé que pour les studios Toei, pour lesquels il a commencé en 1960 et a réalisé quarante-sept films à ce jour. Il a été le premier réalisateur à démontrer que le yakuza-eiga pouvait être plus qu'un genre d'exploitation. Le premier également à construire des scènes comme des tours de force personnels et accorder plus d'attention aux thèmes du genre. Bien que son style ne soit pas aussi flamboyant et immédiatement identifiable que celui de Kato, ses personnages semblent plus riches et plus réfléchis. Sa mise en scène en lumière extérieure dans KYODAI JINJI est la meilleure que j'aie vue dans un film de yakuzas. Même dans ses travaux les plus médiocres, il y a au moins une scène qui montre son intuition et sa finesse. Yamashita représente le meilleur des studios Toei et les cadres l'appellent assez fièrement " pur Toei ". Ses meilleurs films sont SEKI NO YATAPPE (1963). KYODAI JINJI (1966), et BAKUCHIUCHI-SOCHO TOBAKU (1968).

La Toei considère que ses trois meilleurs réalisateurs sont Yamashita, Shingehiro Ozawa, et Masahiro Makino.

Singehiro Ozawa, cinquante ans, a commencé à tourner pour La Toei en 1950 et a réalisé 80 films. Il a commencé comme scénariste et reste à ce jour un scénariste toujours inventif et un réalisateur médiocre.

Masahiro Makino, fils du célèbre pionnier du cinéma japonais Shozo Makino, est le second cheval de bataille de la Toei. Il a commencé à réaliser en 1951 et a tourné plus de soixante films. Il a réalisé la série JIROCHO avec Koji Tsuruta au début des années 60. Son statut de réalisateur compétent et de fils d’un célèbre pionnier du cinéma fait de lui l'équivalent de notre Hank Williams. Jr.

Norifumi Suzuki. Un réalisateur meilleur que la moyenne dont la renommée repose principalement sur le fait qu'il est l'oncle de Junko Fuji et qu'il l'a lancée dans sa série à succès HIBOTAN. Son meilleur film est HIBOTAN BAKUTO : ISSUKU IPPAN.

Kinji Fukasaku est un autre jeune réalisateur plus solide que la moyenne de la Toei. Il est surtout connu pour son sens de la couleur, et réalise actuellement des yakuza-eiga de style documentaire.

Tomu Uchida. L'ancien réalisateur du légendaire film japonais EARTH (Tsuchi, Nikkatsu. 1939) a réalisé plusieurs yakuza-eiga pour la Toei avant de mourir en 1970 à l'âge de 71 ans. Sa version de 1968 du roman JINSEI GEKIJO de Shiro Ozaki (sous-titré HISHAKAKU TO KIRATSUNE) est particulièrement intéressante.

Scénaristes. Kazuo Kasahara, Koji Takada et Tetsuo Nogami sont considérés comme les trois meilleurs scénaristes de la Toei. Il convient d'ajouter Ozawa, même s'il travaille également comme réalisateur, ainsi que Suzuki pour son scénario de la série HIBOTAN (la meilleure série de yakuza-eiga prise dans son ensemble).

Producteur : Kouji Shundo est un ancien yakuza devenu producteur général de Toei et largement responsable de la prédominance du studio dans le yakuza-eiga. Il supervise les carrières de Takakura et Tsuruta et produit tous les grands films de yakuza de Toei.

  Ce qu'il faut retenir des formes de genre strictes comme le yakuza-eiga, c'est que ces films ne sont pas nécessairement des œuvres d'art individuelles, mais plutôt des variations d'une métaphore sociale tacite complexe, un accord secret entre les artistes et le public d'une certaine époque. Lorsque des forces sociales massives sont en mouvement, des formes rigides de genre apparaissent souvent pour aider les individus à faire la transition. Les Américains ont créé le western pour codifier la moralité de la frontière. Ils ont créé le gangster pour faire face aux nouvelles forces sociales de la ville. Si la métaphore sociale d'origine est valable, le genre qui en résulte survivra longtemps aux artistes individuels qui l'ont créé - il peut même survivre à l'époque qui l'a fait évoluer. Dans la culture actuelle, axée sur la personnalité, les formes rigides de genre sont ce qui se rapproche le plus d'un "art populaire sans nom".

Lorsqu'un nouveau genre apparaît, on soupçonne immédiatement que ses causes sont bien plus profondes et ne sont pas le seul fruit de l'imagination de quelques artistes et hommes d'affaires astucieux. Le tissu social d'une culture a été déchiré, et une nouvelle métaphore est apparue pour aider à le réparer.

La structure sociale du Japon a été gravement perturbée ces dernières années : l'occidentalisation, l'essor du capitalisme japonais et l'émergence du Japon en tant que superpuissance économique ont mis à mal les vertus traditionnelles japonaises qui avaient pu survivre à la guerre, à MacArthur et à l'occupation. La yakuza-eiga est un contrat social populaire entre les artistes et le public japonais pour réévaluer et restructurer ces vertus traditionnelles. Le film de samouraï ne remplissait plus sa fonction d'intermédiaire : il fallait créer de nouveaux personnages, thèmes et conventions. Tout comme les Américains du début du XXe siècle avaient besoin du western, les Japonais d'aujourd'hui ont besoin d'un genre qui puisse servir de champ de bataille moral, un genre dans lequel les vertus traditionnelles du devoir et de l'humanité peuvent se battre jusqu'à la mort.

 

NB : Cet article est nécessairement une "introduction" au yakuza-eiga. Mes recherches ont été limitées par les sources cinématographiques et les informations factuelles. Toei Studios possède un cinéma à Los Angeles (le Linda Lea, le seul cinéma Toei sur le continent américain), et j'ai pu y voir une cinquantaine de yakuza-eiga. Comme les cinémas japonais, le Linda Lea change son affiche trois fois par semaine. Toute demande de films Toei doit être adressée aux distributeurs Toei au Linda Lea, 251 South Main Street, Los Angeles. En outre, mon frère Leonard et plusieurs amis au Japon, Joyce Kruithof et Heigo Hosoya, ont pu me fournir des informations factuelles et interviewer des cadres de la Toei. Aux États-Unis, Nobuyo Tsuchida et Haruji Nakamura m'ont aidé en traduisant divers documents.




 

Ceci est une traduction « à la diable » de l’article disponible sur le site de Paul Schrader, ici.  

samedi 7 mai 2022

Les panneaux de films fantômes de Rina Yoshioka





  

Cette femme en imperméable, devant le rideau rouge sanglant d’un cinéma, je l’ai croisée bien souvent dans les peintures de Rina, nouvelle incarnation de « Naomi », sa figure fétiche tour à tout hôtesse de bar, femme au foyer ou effeuilleuse de cabaret. Naomi est bien sûr toujours belle et envoûtante mais elle semble prise dans la même gouache que les figures roses, haletantes et en sueur de ces affiches de l’ère Shôwa. Comme les filles des « panneaux de films fantômes », elle est destinée à être peu à peu délavée par la pluie et les nuits blanches, et s’évaporer à l'aube des années 80.

Cette magnifique peinture de Rina Yoshioka s’intitule « Devanture de cinéma »  (映画看板のある風景) et fait partie de son exposition solo « Panneaux de films fantômes » (幻の映画絵看板) à  la librairie Kastori * à Yoshiwara qui fut le mythique quartier des plaisirs d’Edo. Le blog de la librairie

*article sur Kastori Bookstore


Quelques photos de devantures de cinéma où l'on peut voir toute la précision documentaire du travail de Rina.




Les articles consacrés à Rina Yoshioka sont à retrouver ici



mercredi 4 mai 2022

Cérémonies dans Positif

Dans le numéro de mai de Positif, la critique de Cérémonies par Ariane Allard m’a fait un immense plaisir.

 

par Saitoh Yusuke

 

Voilà un récit peu ordinaire ! Car oui, il s'agit tout autant d'une analyse que d'un récit. Touffu, méticuleux et pourtant haletant, il se lit d'une traite, heureusement transcendé par l'originalité de son point de vue et la vivacité de son écriture. Sans doute son sujet appelle-t-il au départ une telle combinaison de qualités. Comme son sous-titre l'indique, Cérémonies nous plonge au cœur de L'Empire des sens, grand classique sulfureux de Nagisa Oshima. Il y sera donc question de liberté d'expression et de passion, mais encore de sexualité taboue, de domination, de pouvoir, de crimes, de censure, de procès. En bref, de chaos, de ténèbres et de combats (à tous les niveaux...). Des thématiques délicates à manier certes, mais riches donc particulièrement engageantes. 

Reste que si ce «petit» ouvrage se distingue autant, c'est aussi parce que son auteur, Stéphane du Mesnildot, l'un des piliers de l'analyse contemporaine du cinéma asiatique, conjugue, tout le long, rigueur historique (le film s'inspire d'un fait divers et de procès qui firent grand bruit au Japon) et profonde empathie pour l'une des figures centrales de cette épopée scandaleuse. Et l'on ne parle pas, ici, d'Oshima... Autant dire que sa démarche se révèle aussi inhabituelle que pertinente. 

De fait, nous rappelle-t-il fort justement, si L'Empire des sens révolutionna bel et bien le cinéma mondial en 1976, il faut, pour le comprendre, revenir tout d'abord à celle qui inspira son auteur : la véritable Abe Sada, femme aux cent visages, tour à tour jeune fille violée, geisha, prostituée, amante criminelle, martyre de la condition féminine japonaise et personnalité publique. Une figure des années 1930 à nulle autre pareille, qui fut avant tout une héroïne révoltée pour le flamboyant Oshima et permet in fine à Stéphane du Mesnildot de dresser le portrait fulgurant d'une femme libre (à quel prix !). De sa naissance en mai 1905 à Tokyo à la (houleuse) projection de L'Empire des sens à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en mai 1976, le journaliste et critique, ancien des Cahiers du cinéma, choisit de retracer son destin hors norme en le contextualisant systématiquement (il fait de même pour le parcours du cinéaste). C'est une très bonne idée, car il donne ainsi à voir un regard neuf, non seulement sur un film (pourtant largement disséqué, stigmatisé et/ou célébré depuis près de cinquante ans) mais sur une société, une culture, un pays passablement patriarcal et hypocrite. 

Par-delà les personnalités exceptionnelles d'Abe Sada et Nagisa Oshima, on apprend donc beaucoup de choses, par exemple sur l'évolution du rôle des geishas ou sur la production des films au Japon dans les années 1960 et 1970. Le plus remarquable étant que ces éclairages, très détaillés, ne gênent en rien le panache du récit, donc le plaisir de la lecture.

Ariane Allard

 

Et bien sûr, vous pouvez commander Cérémonies sur la boutiquedu Lézard noir



lundi 2 mai 2022

Le printemps des fantômes: Entretien avec Kiyoshi Kurosawa

Comment achever cette saison des fantômes, autrement que par une rencontre avec le maître Kiyoshi Kurosawa. Cet entretien a été réalisé pour le Festival de l'Histoire de l'Art de Fontainebleau où était projeté en avant-première Les Amant sacrifiés. COVID oblige, la masterclass a été enregistrée par webcam. En voici la retranscription.



Devant Les Amants sacrifiés, j’ai pensé que même une histoire d'amour se transformait chez vous en thriller d'espionnage. Le sentiment de peur est toujours présent. 

Je ne l’ai pas écrit moi-même. Il s’agit d’un scénario de Ryusuke Hamaguchi et Tadashi Nohara qui étaient mes élèves à l’université. Au cours d’une discussion anodine, j’ai dû leur dire que j’aimerais réaliser un film qui se passe pendant la guerre, et ils m’ont apporté ce scénario. C’est normal qu’en temps de guerre, la peur domine mais ça ne vient pas de moi à l’origine. 


Vous avez débuté par des films érotiques plutôt excentriques. 

On ne peut pas vraiment dire que j’étais un cinéaste de films érotiques. Ce n’était pas quelque chose que j’avais envie de faire à la base mais dans les années 80, c’était encore le meilleur moyen  de réaliser des fictions qui sortaient commercialement en salles.  J’avais vraiment la volonté de devenir cinéaste et j’étais prêt à réaliser n’importe quoi. Je n’étais seul dans ce cas et d’autres cinéastes ont suivi le même parcours. J’ai donc réalisé ces deux films, Kandagawa Wars (1983) et The Excitement of the Do Re Mi Fa Girl (1985), avant de comprendre que je n’étais pas du tout doué pour ça. C’était un genre où je ne pouvais pas me démarquer. Je suis donc allé voir ailleurs.



En effet, on vous connait bien mieux en France en tant maître du fantastique et plus particulièrement du film de fantômes. Comment est né ce courant spécifiquement japonais ?  

Dans les années 90, les films érotiques étaient déjà en perte de vitesse. J’avais tourné des films de yakuzas pour le marché de la vidéo mais ils n’étaient pas considérés comme faisant tout à fait partie de l’industrie. Il nous fallait trouver un genre nouveau qui ne soit pas tributaire du succès d'un acteur ou d’une œuvre originale ; un genre à part entière qui susciterait en lui-même l’intéret des spectateurs.  Le genre horrifique était tout à fait propice à ça, parce qu’avec un budget relativement restreint on pouvait tourner des films intéressants. Je pense que Ring est arrivé dans ce contexte de remise en question du cinéma japonais et c'est ce qui a provoqué son succès phénoménal.


Même avant le succès de Ring vous faisiez partie d’un groupe de cinéastes et de scénaristes qui s’intéressait particulièrement au film d'horreur.

Vous m’en parlez parce que vous connaissez aussi ce petit cercle. Je dis petit parce que nous n’étions pas plus de cinq. Effectivement, cela faisait déjà quelques années que nous réfléchissions sur ce genre. Norio Tsuruta et Chiaki J. Konaka avaient réalisé une série de courts métrages (Scary True Stories, 1991) s’inspirant parait-il d’histoires vraies. Hiroshi Takahashi, qui était amateur de ce genre de programme les avait vus et avait été terrorisé. C’est sans doute ce qui a provoqué notre envie d’aller plus loin dans ce type de production. 




Ces films disaient-ils quelque chose sur le Japon de cette époque ? 

Nous avions tous envie de raconter quelque chose sur la société japonaise. Nos idées étaient différentes, donc je ne peux parler qu’en mon nom. La fin des années 90 coïncidait avec la fin du millénaire. Il y avait une sorte de pressentiment d’apocalypse et l’idée que le 21e siècle n’arriverait peut-être pas. Le monde pouvait prendre fin même si ce n’était pas très réaliste. A cette époque, je ne travaillais pas autant que je le voulais et je n'étais plus si jeune. J’avais conscience que si je n’arrivais pas à me renouveler, c’était peut-être aussi la fin pour moi. Il fallait que j’arrive à exprimer cela, et la façon la plus évidente était de faire intervenir des fantômes. Je pense que c’est cet élément qui a motivé mes films de la fin des années 90. 


En France on vous a découvert avec Cure. Comment avez-vous conçu le personnage absolument terrifiant de Mamiya, l'hypnotiseur amnésique?

Ma première idée, c'était de ne pas faire de la découverte du coupable le climax du film. En règle générale, l'enquête occupe le plus gros du film et à la fin arrive sa résolution.  Cela m’intéressait de déplacer la tension narrative en faisant arrêter le coupable relativement tôt par l’inspecteur. Ce qui ferait peur, ce serait l’interrogatoire et leur série de questions-réponses. À l'époque je lisais un livre médical sur les personnes atteintes d'amnésie ou n'ayant pas de capacités mémorielles à long terme. Je me suis un peu inspiré de cet ouvrage pour nourrir le personnage de Mamiya.



On a découvert vos films à peu près à la même époque que ceux de Takeshi Kitano comme Sonatine avec sa lumière solaire et ses couleurs vives. Au contraire, les votres éaient extrêmement sombre et oppressants.

Effectivement l'arrivée des films de Kitano et de Shiniya Tsukamoto, a ouvert la voie à d'autres cinéastes dont je faisais partie. L’information commençait à circuler à l’étranger qu’un nouveau genre de cinéma était produit au Japon.  J'ai profité de cet élan et c'est comme ça que Cure est arrivé sur les écrans français. Mais comme vous le dites aussi, mon cinéma est très différent de celui de Kitano.  Moi j'avais vraiment envie d’une image de film de genre puisqu’il s’agissait d’une sorte de thriller psychologique. Je voulais que l'image soit cohérente et avec mon chef opérateur, on a travaillé sur les notions d’ombres et de ténèbres. Je l’ai réalisé avec la même équipe que mes films de yakuza pour le V-cinéma. Le budget était plus conséquent, ce qui nous a permis d’avoir des acteurs connus comme Koji Yakusho, mais mon chef-opérateur était le même. Comme les films de yakuzas se passent dans les bas-fonds, cette atmosphère un peu sombre a probablement déteint sur Cure



Kairo montre des fantômes qui envahissent le monde notamment par l'Internet et les webcams. Je me souviens que lorsque vous êtes venu à Paris pour une masterclass au Louvre, c’était exactement le lendemain du tsunami de 2011 et de la catastrophe de Fukushima. Vous m’aviez dit que cela ressemblait à Kairo.  Aujourd’hui, on se parle par webcam et cela rappelle à nouveau Kairo

Je me souviens très bien de cette masterclass au Louvre, alors qu’au même moment à Tokyo, il y a eu ce très grand tremblement de terre et qu’un tsunami a ravagé le nord-est du Japon et provoqué l’accident de la centrale nucléaire. On avait effectivement évoqué Kairo. Bien sûr, je ne l'ai pas du tout réalisé avec des ambitions visionnaires ; il était surtout inspiré par le succès de Ring. Le personnage de Sadako était si effrayant, que j’ai pensé que moi-aussi je pourrais m’en inspirer. Donc au lieu de la télévision, j’ai choisi les écrans d’ordinateur et Internet.  La présence des fantômes devenait plus prégnante au fur et à mesure que le lien entre les êtres humains commençait à se distendre. Cette vision d’une civilisation en train de totalement disparaître alors que les gens ne se parlent plus qu’à travers des écrans était une façon un peu simpliste de représenter l’avenir. Mais aujourd'hui lorsque je vois ces images de villes quasiment déserte je ne peux m'empêcher de penser à ce film. Donc, il avait peut-être bien un côté visionnaire. 


C’est peut-être le cinéma lui-même qui a intrinsèquement un pouvoir visionnaire ?

Je pense que ce n’est pas seulement lié au seul réalisateur du film mais à une sorte de convergence de l’inconscient de toute l’équipe technique et des acteurs. Il peut y avoir des sortes de fulgurances inconscientes que l’on ne perçoit que longtemps après. 


Dans Creepy vous montrez la famille japonaise normale comme un lieu d'anesthésie. Est-ce pour vous une façon d'aller derrière les apparences ?

Creepy est l'adaptation d'un roman inspiré d’un fait divers s’étant déroulé à Kyushu. Sept personnes d’une même famille ont fini par s’entretuer suite à l’intrusion d’un étranger dans leur foyer.  Il leur était complètement inconnu. Le procès est toujours en cours, car il est très difficile à juger. En effet, il n’a commis lui-même aucun crime même s’il est véritablement à l’origine de la tuerie.  J'ai beaucoup lu autour de cet incident. Ce qui m'intéressait, c’est qu’il révélait la faiblesse du lien qui unissait cette famille. Ils étaient probablement perdus ou en manque de repères  mais ils ont laissé un parfait inconnu diriger leur vie. Je trouve ça fascinant. 


On a découvert Teruyuki Kagawa dans Tokyo Sonata où il avait l’air très gentil et sympathique. Dans Creepy, il est absolument terrifiant et a une façon impressionnante de  modifier son visage. Comment travaillez-vous avec lui ou Koji Yakusho ?



Teruyuki Kagawa est un acteur passionnant cat il est très intelligent et comprend tout de suite les intentions de jeu que je lui demande.  Pour Creepy, je lui ai dit que c’était comme si trois personnalités s’intervertissaient instantanément à l'intérieur du personnage.  Il a une très grande intelligence et cette capacité d'alimenter lui-même le rôle. Une autre chose très appréciable, c’est qu’il n'a pas de limite et accepte des choses que  beaucoup d’autres acteurs refuseraient. C'est un très bon allié.  Ça fait un moment que je n’ai pas eu la chance de travailler avec Koji mais lui-aussi est un acteur étonnant. Il peut sembler banal et soudain avoir des éclairs de folie.  Il n’est peut-être pas aussi extrême que Teruyuki Kagawa mais il a la même capacité de passer de l'ordinaire à l’extraordinaire en un laps de temps très court. Les acteurs comme ça sont rares au Japon. 


On a l'impression qu'à un moment donné les actrices ont pris beaucoup plus d'importance dans votre cinéma. Je pense évidemment à Shokuzai qui leur est consacré. J'imagine que la condition féminine vous intéresse et que vous avez envie de promouvoir de grandes actrices pour le cinéma japonais. 

En effet Shokuzai a été le déclencheur de quelque chose. Il s'agissait, en cinq épisodes, de mettre en scène l'histoire de cinq femmes avec cinq actrices.  Donc j'ai été amené à travailler avec des actrices japonaises et ça a été une véritable prise de conscience pour moi. J'ignorais jusque-là qu'il y avait un tel vivier au Japon d’actrices de talent. Ça m'a donné envie de poursuivre mon travail avec elles. La seconde chose c'est que Shokuzai est adapté d'un roman de l’autrice Kanae Minato. Son succès m’a donné envie de poursuivre l’adaptation d’autres romans alors qu’auparavant j’écrivais seul mes scénarios.  Il y a beaucoup de romancières au Japon, et elles prennent souvent des femmes comme héroïnes. C’est aussi pour ça qu’après Shokuzai, j’ai beaucoup plus travaillé avec des actrices. En ce moment, j'aimerais aussi écrire un grand rôle masculin.  



Même dans Les Amants sacrifiés, c'est plutôt Yu Aoi qui est le focus du film.

En effet, c'est aussi le cas bien que le scénario soit l’œuvre de Ryusuke Hamaguchi et Tadashi Nohara.


Si je ne me trompe pas c'est votre premier film d'époque. Avez-vous travaillé de façon différente ?  

Il y a des différences fondamentales pour moi entre les films d'époque et les films contemporains. La première est que lorsqu'on réalise un film d'époque, les spectateurs savent ce que le monde est devenu. En l’occurrence, les gens qui vont voir Les Amants sacrifiés savent que le Japon a perdu la guerre. Donc on a une vision assez claire de ce que la société et le monde sont devenus après la guerre. Pourtant, il faut imaginer une histoire dans laquelle les héros, à l’inverse des spectateurs, ne savent pas encore ce qui va se passer. Dans les films contemporains, ni les héros ni les spectateurs n’ont une vision claire de l’avenir, ce qui laisse une plus grande liberté et un plus grand potentiel d'imagination. Dans un film d’époque, il faut être assez vigilant à ce que l'histoire tienne à l'intérieur d'un certain  cadre. La deuxième différence à laquelle je m'attendais c'est que chaque plan doit être conçu et préparé au millimètre près, que ce soit au niveau des costumes, des décors, etc. Dans un film contemporain, on peut placer sa caméra n'importe où, et cette liberté peut même devenir une sorte d'irresponsabilité. On pose la caméra et on se dit ça fera bien un plan, peu importe ce qu'il y a derrière le héros on peut se permettre de ne pas y prêter trop attention. Dans un film historique, un soin est apporté à chaque détail et ça vaut aussi pour les acteurs qui ne peuvent pas bouger de l'emplacement qui a été défini.  Toute l'équipe technique doit veiller à ce que rien ne dépasse de 1 cm car on risque de sortir du cadre et faire intervenir des éléments qui n'ont pas lieu d'être.  Donc c’est une contrainte mais aussi un très grand plaisir d’avoir l'impression de goûter à ce que devait être le cinéma des grands studios. Il devait y avoir cette excitation et cette joie de travailler d'une manière très précise. 




Dans Les Amants sacrifiés, comme dans vos films de fantômes, il a l'idée d'un film un peu maudit qui va dévoiler une vérité.  

Oui, dans Cure j'avais utilisé des extraits de films documentaires et dans Kairo, il y avait les écrans d'ordinateur, donc la présence d'images dans l’image.  Dans ce film, on a poussé le dispositif un peu plus loin parce que, comme je vous le disais, nous ne pouvions pas faire dévier le cadre d’1cm. Dans un film se déroulant à l'époque contemporaine, un des personnages pourrait ouvrir une fenêtre ou une porte et faire apparaître une réalité extérieure. L’inverse est aussi possible et quelque chose d’extérieur pourrait faire irruption dans l’histoire. Dans Les Amants sacrifiés, on s’est dit qu’une image projetée pourrait tenir lieu de cette fenêtre sur une autre réalité. Il se trouve qu'à chaque fois que ce film est projeté, l'intrusion de ces images perturbe un équilibre préexistant. Le documentaire tourné en Mandchourie permet une forme d’altérité et en cela il est un vrai moteur qui fait avancer l'histoire.

Propos recueillis le 20 mai 2021, traduits par Léa Le Dimna.