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mercredi 3 juin 2015

Tatsumi Hijikata et le démon de l’île solitaire

La récente parution du génial roman-feuilleton (1929-1930) d’Edogawa Ranpo Le démon de l’île solitaire (éditions Wombat), m’a incité à reposter et corriger ce texte consacré aux liens entre le danseur butô Tatsumi Hijikata et le film de Teruo Ishii Horrors of a Malformed Man. En effet, j’avais attribué comme origine au film un autre récit de Ranpo, L’île Panorama écrit en 1926. Les deux romans sont bien sûr proches : dans l’un un démiurge modifie l’organisme humain, dans l’autre, il tord selon ses propres lois délirantes l’espace et l’architecture. S’il calque son récit sur Le Démon…, Ishii emprunte tout de même à L’île panorama la promenade en barque sur la rivière et la découverte des maléfices du territoire, preuve de sa connaissance l’œuvre de Ranpo. Enfin, comme dans la plupart des récits de Ranpo, il est question d’un homme devenu un dieu fou, soit parce qu'il se pense un meurtrier insoupçonnable comme le fameux promeneur du grenier ou la femme fatale de La Proie et l’ombre, soit parce qu’il boucle le monde autour de sa seule figure despotique. L’île maléfique, l’inversion du corps fasciste en corps monstrueux, et le démon infanticide sont ici les évidentes métaphores d’un Japon en pleine folie belliciste. 





Les horreurs des hommes malformés 



"Quand le voyageur qui sort de la vaste plaine se retrouve là, soudain face à ces créatures artificielles, humaines et végétales, il suffoque devant la beauté fantastique de ce monde irréel."

Edogawa Ranpo, L'île panorama (1926).


Horrors of a Malformed Man (Kyofu kikei ningen, 1969) adapté du Démon de l’île solitaire d'Edogawa Ranpo est la plus célèbre des collaborations entre Teruo Ishii, esthète du cinéma érotique (Femmes criminelles, Orgies sadiques de l'ère Edo), et Tatsumi Hijikata, fondateur de la danse butô. Pour saisir le caractère miraculeux de la rencontre, il faudrait imaginer Antonin Artaud dans le rôle de César, le somnambule du Cabinet du Dr. Caligari, ou Julian Beck et le Living Theater rejouant leur Frankenstein pour Roger Corman.




En cette fin des années 60, Teruo Ishii profite du regain d'intérêt pour les romans étranges d'Edogawa Ranpo (1894-1965). Père du roman policier japonais, Ranpo fut aussi l'initiateur d'une de ses variations, davantage tournée vers l'insolite et l'horreur : l'ero-guro, abréviation japonaise d'érotisme et de grotesque. Adapter ces récits cruels et décadents permettait aux studios de s'inscrire dans la culture underground de l'époque, et proposer une version luxueuse des films indépendants de Terayama, Wakamatsu ou Hani. Si La Bête aveugle (Moju, 1969) de Masumura s'inspire dans son générique des photos de Pierre Molinier, Le Lézard noir (Kurotokage, 1968) de Fukasaku, a pour interprètes l'onagata Miwa Akihiro, reine de la scène gay tokyoïte, et Yukio Mishima qui en signe l'adaptation. Qu'un danseur d'avant-garde joue un savant fou chez un maître de la série B érotico-sadique était donc moins singulier qu'il n'y paraît.



Le film est une adaptation relativement fidèle du récit de Ranpo : chirurgien infirme aux doigts palmés, Jougorou Mokota (Tatsumi Hijikata) capture des enfants et des vieillards dans le but d'édifier une société d'« hommes malformés » et d'inverser les valeurs du beau et du laid. Les monstres en question ne sont autres que la troupe d'Hijikata, la Ankoku Butoh School, conservant leurs costumes et maquillages de scène.
Chez Teruo Ishii, les écrits de Ranpo ne deviennent pas un simple prétexte à l'exhibition des "scandaleux" interprètes de la danse butô. Accentuant les traits les plus macabres des récits de Poe, l'ero-guro fut d'abord une littérature du corps et de ses métamorphoses. Hijikata trouva dans cet effroyable bestiaire humain, ce catalogue de chair souffrante et cette Psychopathia sexualis exubérante, l'équivalent japonais des auteurs occidentaux "infernaux" qu'il vénérait, Sade, Lautréamont, Artaud ou Bataille.

Chimères de l'ero-guro

Le terme "grotesque" renvoie aux "fantaisies monstrueuses" de Poe (le recueil Tales of the Grotesque and Arabesques), mais plus largement à la catégorie artistique adoptant ce terme dès la fin du XVe siècle. « Les artistes, écrit Vasari, y représentaient des difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de leur fantaisie extravagante : ils (...) transformaient les pattes d'un cheval en feuillage, les jambes d'un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d'espiègleries et d'extravagances. » (1)




Les sonorités mêmes du terme « ero-guro », gutturales et sinistres, sont évocatrices de ce monde hanté par des gargouilles humaines, assassins diaboliques souvent contrefaits. Dans l'ero-guro, comme chez Tod Browning et Lon Chaney dont les films seraient le pendant occidental, l'être humain est condamné à perdre sa stature et à ramper. Il ya déjà les prémisses du corps obscur que Hijikata explorera, ces torsions animales et cet effroi blafard. L'écrivain et le chorégraphe partageaient une obsession commune pour les insectes, sans doute fascinés par la répulsion qu'ils provoquent et leur aspect chimérique.

Dans son gigantesque atelier, le sculpteur de La Bête aveugle évolue telle une araignée sur d'immenses moulages de membres féminins, des ventres, des seins, des fesses... L'« art tactile » auquel il initie sa maîtresse, se sculpte à même la peau et les nerfs, en une série de blessures puis de mutilations. « Le couple de monstres aveugles au milieu des ténèbres trouva ainsi un plaisir sans égal dans ces ultimes caresses. » (2) Chez Masumura, de façon encore plus radicale, le couple finit par déserter l'espèce humaine. Le monde tactile devient "le monde des insectes, des étoiles de mer et des méduses, le monde des espèces inférieures. Au fin fond de cet univers, il n'y avait finalement que la mort, la mort et les ténèbres."

*

Autre homme-insecte, le lieutenant mutilé de La Chenille. Revenant du front défiguré, sourd, muet, et amputé des quatre membres, il n'est plus qu'une masse de chair avide. « Sa vie s'était alors réduite à la satisfaction immédiate de son appétit et de ses instincts sexuel. » (3) Lui crevant les yeux, détruisant ainsi sa dernière possibilité de communication humaine, son épouse scelle définitivement le devenir-animal du lieutenant.

Dans les années 20 et 30, l'ero-guro et ses créatures, et particulièrement l'atroce lieutenant chenille, étaient contraires au Japon impérialiste et son l'idéal absolu : un soldat taillé d'un seul bloc dans le patriotisme (4). Dans les années soixante, Hijikata inventait des corps eux-aussi irrécupérables par la société du "miracle japonais" et de la culture des loisirs. La Rébellion de la chair (1969), spectacle contemporain du film d'Ishii, était également titré "Hijikata et les Japonais", comme si le danseur traçait une ligne franche entre lui et ses concitoyens. Tatsumi Hijikata écrivait en 1961 : « Cet usage du corps dénué de toute finalité auquel je donne le nom de "danse", je le veux être l'ennemi le plus détestable et le plus tabou de notre société productiviste. » (5)



La rébellion de la chair

Avec la plastique somptueuse du cinéma d'exploitation japonais de l'époque (image scope et couleurs éclatantes), Les Horreurs des hommes malformés offre un document précieux sur Hijikata et la Ankoku Butoh School à la fin des années 60.



L'apparence d'Hijikata est conforme à celle de La Rébellion de la chair : barbu, les cheveux hirsutes, un trait de fard blanc sur le nez ; vêtu d'une longue robe blanche, il se meut avec une dérangeante féminité. Teruo Ishii reprend également la scène dite de "La Procession du roi crétin" : Hijikata, debout sur un palanquin bordé de moustiquaires, est porté par ses disciples recouverts de peinture argentés. Comme le décrit Kuniyoshi Kasuko, dans la chorégraphie originale, Hijikata, qui jouait à la fois le rôle du roi et de la mariée, ouvrait brutalement sa robe de noce et révélait un corps émacié et viril. Autre accessoire emprunté à la pièce, de grands panneaux de cuivres tournoyants, qui multiplient et transforment en arabesques les silhouette des danseurs. En jouant sur le travesti, le dédoublement, les reflets déformés, les parures absurdes de feuillages et de pattes de poulets, Ishii déplace ses monstres dans le champ du rituel et du symbole. Les malformations promises par le titre ne cessent jamais d'être jouées et dansées, faisant du butô l'effet spécial majeur du film.



Le seul danseur à ne pas exhiber son anatomie est Hijikata lui-même, qui la tient cachée sous sa longue robe blanche. La malformation n'est pas localisée dans le corps mais dans la théorie qu'il propose. Ainsi, sa robe de femme portée retournée, symbolise l'inversion des genres et la subversion de leurs codes. Hijikata n'a même pas besoin d'opérer pour malformer les hommes car sa gestuelle désossée désarticule déjà l'humanité ; son androgynie lui permet d'arracher le masculin et le féminin et les mélanger ensemble, comme il le fera en soudant une jeune fille kawai à un colosse hideux. Ce rôle de créateur de monstre, version freak du docteur Moreau, devient finalement la métaphore du chorégraphe et chef de troupe que fut Hijikata.


Le chant du fœtus

Récit gothique endiablé à base de substitutions d'identités, de jumeaux séparés et d'inceste, Les Horreurs des hommes malformés s'avère classiquement une quête de l'origine. Si elle concerne le roman familial du héros, elle apparaît surtout comme un processus de régression des corps, à la rencontre des monstres intimes de l’organisme et de l’anatomie.



Les premiers monstres habitent les berges du fleuve que les personnages descendent en barque. Entrent en scène, une tribu de filles nues, des fers à cheval sous les seins, qui caracolent et agitent leurs crinières ; d'autres danseuses, centaures grotesques aux partis mal ajustées, sont greffées à des chèvres ensanglantées ; des golems crucifiés sortent de la mer, se prosternent devant des autels enflammés et vénèrent des momies.

Plus tard, les créatures infirmes ou débiles qui hantent le village sont le versant douloureux de ce butô carnavalesque et sauvage. Monstres tristes, prostrés ou aliénés, ils disparaissent sous les bandages, les fils de soies ou les tumeurs minérales. Leur chair est malade, affamée jusqu'à se dévorer elle-même. C'est un autre enfer, celui des hospices, du cancer et de la psychiatrie.
La dernière métamorphose s'effectue dans la salle d'opération de Jougorou Mokota, devenant la humani corporis fabrica de Tatsumi Hijikata.



Derrière la table d'opération, trois souriantes chasseuses de papillon, leurs filets à la main, le torse ouvert, exhibent poumons et intestins. Ces coquettes poupées anatomiques sont la reprise humoristique des maquillages butô inspirés par le surréalisme. Dans Émotion métaphysique (1967), Hijikata exhibait une colonne vertébrale, peinte sur le modèle de l'ange anatomique de Gautier D'Agoty. Il se drapait également de tissus écarlates en lambeaux, comme de la chair à vif. Tôishi kamano, quant à lui, faisait palpiter sur son dos le dessin d’une vulve gigantesque.
Nues et recroquevillées sur des étagères, des larves humaines, à la peau d'argile blanche écaillée et aux yeux morts, sont reliées entre elles par des tuyaux, à la fois perfusions et cordons ombilicaux.


*
Ils reproduisent une chorégraphie dans laquelle les danseurs Akira Kasai et Mitsutaka Ishii, partageant le même cordon ombilical, se nourrissaient d'eux-mêmes comme des fœtus vampires. D'autres fœtus adultes, recroquevillés et ligotés, pendent au plafond comme des fruits mûrs.
Cette nuit du corps que danse Hijikata s'avère bien différente de celle dont s'extirpait l'homme de Vésale. Sortant de l'obscurantisme du moyen-âge, fier et oublieux de ses chairs à vifs, l'écorché était le héraut de l'Europe des Lumières. A l'inverse, Hijikata s'enfonce en lui-même, et nous entraîne dans la nuit rouge, préférant la compagnie des fantômes à celle de ses contemporains. Du corps archaïque et ritualisé au corps hospitalisé, de l'écorché au fœtus, l'homme d'Hijikata retourne à l'effroi de sa conception.

"Fœtus,

Fœtus
Pourquoi t'agites-tu ?
Tu vois l'âme de ta mère
Et elle te fait peur ?" **



* Akira Kasai et Mitsutaka Ishii

**Kyûsaku Yumeno, Dogra Magra (1935), ed Philippe Picquier, 2003, trad. Patrick Honnoré.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.




(1) Giorgio Vasari, De la peinture, vers 1550.




(2) Edogawa Ranpo, La Bête aveugle (1931), ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Rose-Marie Makino-Fayolle.




(3) Edogawa Ranpo, "La Chenille" (1929) in La Chambre rouge, ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Jean-Christian Bouvier.




(4) La Chenille fut d'ailleurs interdit de publication pendant toutes les années de guerre.




(5) Tatsumi Hijikata, cité par Kuniyoshi Kazuko, "Repenser la danse des ténèbres" in Butô(s), CNRS Editions, 2002.





Photos : Les Horreurs des hommes malformés


sauf * Orgies sadiques de l'ère Edo (1969)de Teruo Ishii dont Hijikata a chorégraphié le genérique.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.