En 2018, je publiais L’Adolescente japonaise ou l'Impératrice des signes aux éditions le Murmure. Il s’agissait de suivre à travers l’histoire, la société et la culture, une figure et d’étudier ses métamorphoses. Au fond, j’appliquais la même méthode que dans Le Miroir obscur où c’était une sorte de vampire originel auquel le cinéma donnait différents pouvoirs et apparences. L'Adolescente était important pour moi puisqu’il me permettait de m’éloigner du cinéma et de m’aventurer dans d’autres territoires, du manga, à la photographie ou la musique pop. Il contient aussi les germes de Cérémonies, au cœur de L’Empire des sens, par l’étude de la condition féminine japonaise du XXe au XXIe siècle. En costume marin, blazer, ou tenue disco et fluo, la Shôjo a été mon guide, comme ensuite, Abe Sada dans les aspects parfois les plus obscurs de la société japonaise. Ce qu’il ne fallait jamais oublier était bien sûr que derrière l’icône enjouée du « cool Japan », se dissimulaient la détresse et les angoisses de jeunes filles bien réelles.
Le livre peut être commandé aux éditions le Murmure
En voici le second chapitre
Jeunes filles en uniforme
Le terme shôjo naquit dans la foulée des écoles non-mixtes de l’ère Meiji (1867-1912) dont l’un des grands enjeux fut l’éducation des filles. Son équivalent chez les garçons est shônen mais, comme le souligne l’universitaire Tomoko Aoyama, les deux termes ne sont pas égaux et suggèrent une « différence en pouvoir », alors qu’auparavant joshi (fille) et doshi (garçon) ne concernaient que la différence de sexe. Ce pouvoir, dont on se doute qu’il donnait la préférence au garçon, va s’inverser au cours des décennies suivantes, tout au moins symboliquement.
Au début du siècle, apparu la tenue des garçons : un costume noir à boutons dorés copié sur l’uniforme prussien de l’Université impériale. C’est en 1920, pendant l’ère Taisho (1912-1926), que les écolières se trouvèrent elles-aussi dotées d’un uniforme, sous l’impulsion d’Elizabeth Lee, directrice de la Fukuoka Jo Gakuin, l’école pour fille de Fukuoka. Le costume marin était inspiré par la tenue d’Albert Edward, Prince de Galles, et par celle des petits aristocrates du début du siècle (voir Tadzio dans Mort à Venise de Visconti).
On retrouvait cette notion de « différence en pouvoir » puisque l’adolescente était un matelot, voir un mousse, et le garçon, habillé en officier, son supérieur. En France, au moins depuis mai 68, l’uniforme est considéré comme un instrument de discipline réactionnaire, mais en ces débuts de la scolarisation des filles japonaises, il était avant tout le symbole de la modernité et de leur émancipation.
Ce qu’on apprenait autrefois à la jeune fille de classe inférieure, il est facile de le concevoir : les travaux des champs ou des petites entreprises artisanales comme le tissage, ou la fabrication d’ombrelles. L’adolescente de classe supérieure apprenait elle-aussi, tout simplement, à devenir une femme de classe supérieure. Son existence et même son apparence étaient emprisonnées dans un carcan aussi rigide que le bushido des samouraïs : l’arrangement de la coiffure répondait à un code précis, ainsi que la blancheur de la peau ou le rasage du duvet des joues et des sourcils. Que pouvait faire cette demoiselle en kimono sinon s’agenouiller pour apprendre le koto ou l’Ikebana, la « voie des fleurs » ? Entre les filles des milieux populaires et les aristocrates, se trouvaient les geishas dont l’éducation était autant, sinon plus, contraignante. La maîtrise des arts autant que celle de l’amour assuraient aux plus douées une place au sommet de la hiérarchie de Yoshiwara, le quartier réservé d’Edo ou celui de Gion à Kyoto. Cependant, destinées à un «usage» strictement masculin, les geishas ne s’appartenaient jamais en propre.
Ce que le système éducatif allait instituer était une « période d’adolescence ». Où se situait l’adolescence pour une petite paysanne illettrée qui depuis l’enfance aidait aux travaux des champs ? Pour une jeune aristocrate se mariant à 14 ans ? Pour une geisha vendue dès ses 10 ans à une maison de Yoshiwara ?
La courte période Taisho (1912-1926) fut l’une des plus belles du Japon du XXe siècle, marquée par le progrès social et l’ouverture culturelle à l’occident. En 1919, fut créée l’association de la Femme nouvelle dont l’un des combats était l’obtention du droit de vote (objectif qui ne fut réalisé par les Américains qu’après-guerre). L’écolière était donc une japonaise d’un type absolument nouveau. Elle pouvait enfin s’asseoir à un pupitre, et en short, s’adonner à la culture physique. L’uniforme était libérateur aussi bien intellectuellement que physiquement. La modernité était en marche mais c’est une catastrophe qui l'accéléra : le séisme de Kantô de 1923. Si on devait établir une équivalence française, ce serait les Années folles comme exorcisme des heures sombres de 14 et de la boucherie des tranchées. Signe de ce « délestage » des diktats d’une société ayant envoyée les hommes à la mort, les jeunes femmes se coupèrent les cheveux, donnant naissance à la mode des « garçonnes ».
(…)
On désigna l’esprit de l’époque comme « eroguro nonsensu ». La société était devenue érotique, grotesque et nonsensique, mais surtout frivole, urbaine, dévouée au plaisir et aux sentiments. Avec ses nattes, sa bicyclette et son costume marin, l’adolescente était de fait une petite sœur des moga (Modern Girls), apparaissant dans les publicités et les illustrations de Kasho Takabatake (1888-1966). Elles héritaient de ce mouvement particulier, dynamique et un peu torsadé, sans commune mesure avec la femme traditionnelle pétrifiée par le fard et le kimono. C’était une jeune fille en pleine santé qui sillonnait les villes avec ses camarades, souriante et les joues rosies par le plaisir d’appartenir à la modernité en marche. L’uniforme créait une figure immédiatement identifiable et dessinait ce que j’appellerai le « monde shôjo ». Pour définir ce nouveau territoire et les affects qui y circulent, il faut revenir à son compagnon, le jeune garçon ou shônen. Autour de la shôjo et du shônen, se développèrent des champs culturels plus ou moins distincts ayant encore cours aujourd’hui. Si l’on prend l’exemple des mangas et séries d’animation, ceux entrant dans la catégorie « shôjo » sont les histoires sentimentales et les romances historiques. Sont désignés « shônen » les récits de guerres médiévales, qu’ils soient modernes ou futuristes, et leur métaphore, le sport. Même pour le public français du début des années 80, il était évident que Candy était d’abord destiné aux filles et Goldorak aux garçons. Albator, autant shônen pour son imagerie guerrière que shôjo pour son héros ténébreux, rassemblait les deux publics. La classification est moins stricte que faisant office de marqueur pour des esthétiques et émotions différentes.
Yuki Aoyama, Schoolgirl Complex 2006 |
Ainsi le shônen est expansif, exaltant le courage, la fraternité, la maîtrise du corps et l’esprit de conquête. Le shôjo est intensif et travaille comme problématique principale la représentation des sentiments. Comme la dame de compagnie Sei Shôganon en faisait la liste dans Notes de chevet (1001-1010), il s’agit des « choses qui font battre le cœur ». On ne restreindra pas la catégorie shôjo aux seules histoires d’amour. En font également partie les histoires d’occultisme et de possession qui ne sont jamais que la survivance des sentiments après la mort.
Ito Shinsui, Girls full of Dreams (1952) |
Matsuura Shiori (née en 1993) |
Pendant Taisho, la shôjo bunka (culture des jeunes filles) se développa avec comme chef de file l’écrivaine Nobuko Yoshiya (1896-1973). Lesbienne revendiquée, elle popularisa le shôjo shôsetsu (littérature pour filles) aussi appelée Yuri (la fleur de lys) ou Classe S pour Sisterhood. Yoshiya connut le succès à 24 ans, en 1920, l’année même où l’uniforme marin est institué. Ses nouvelles, comme Hana Monogatari (Contes floraux) publié entre 1916 et 1924 dans la revue Shôjo Gahô (L’illustré des filles) ou Hikage no hana (Fleur de l’ombre) en 1934, racontaient des histoires d’amour passionnelles mais platoniques entre lycéennes. Yoshiya lança la mode littéraire du dôseiai (l’amour entre personnes du même sexe), qu’il s’agisse de filles ou plus tard de garçons. Ce type de relation était considéré comme normal à partir du moment où le couple visait à une stricte identité physique et vestimentaire. Il ne s’agissait pas qu’une jeune fille « féminine » et une « garçonne » échangent des vœux, ce qui ferait suspectée un amour plus physique. Seul le sentiment, exalté jusqu’au délire, est permis dans ces récits.
La « sororité » que mettait en scène Yoshiya était le miroir inversé de la fraternité virile des récits pour garçons se déroulant dans les mondes clos de l’armée ou des équipes sportives et jouant, bien que de façon moins explicite, avec des sentiments homosexuels. Le succès du shôjo shôsetsu fut tel qu’il provoqua des phénomènes wertheriens de suicides, comme ces adolescentes allant se jeter dans le cratère du volcan du Mont Mihara pendant les années 20. Il s’ensuivit une répression de l’homosexualité féminine, condamnant certains thèmes littéraires et tout ce qui était supposé entraîner de relations « contre natures » : trop grande proximité entre filles, échanges de lettres, de fétiches amoureux… Un monde sans hommes
La littérature yuri est presque inconnue en France sinon pour avoir inspiré les mangas et dessins animés shôjo. On peut établir un parallèle avec Colette en France et le roman Claudine à l’école (1900) qui joue aussi sur des sentiments lesbiens entre élèves et jeunes professeures ou plus tard Violette Leduc et le chef-d’œuvre Thérèse et Isabelle (1966). Yoshiya était cependant moins ironique que l’une et moins érotique que l’autre. De façon très japonaise, Colette popularisa une mode vestimentaire : le fameux « Col Claudine ». Cette jeune écrivaine, phénomène littéraire des Années folles, décrivait un monde non exempt de perversité et de malice, comme lors de la séduction de la jeune professeure Mademoiselle Aimée par Claudine.
Violette Leduc avait quant à elle une conscience plus aigüe encore de l’adolescence féminine comme communauté. Le « je » de la narratrice passe au « nous » lorsqu’elle décrit la routine des pensionnaires, moment fascinant, au rythme parfait, où les individualités laissent place à une grande mécanique un peu monstrueuse : « Nous avancions jusqu’au réfectoire, nous prenions les pots de grès dans les casiers, nous beurrions des tartines asymétriques. A huit heures moins dix, la directrice entrait. Nous lâchions le pain beurré, nous nous mettions au garde-à-vous. » Thérèse et Isabelle ne peuvent faire l’amour que clandestinement, la nuit, au cœur du pensionnat, entourées de leurs camarades endormies. Lorsqu’elles tentent de vivre leur passion à l’abri d’une chambre d’hôtel, cela se solde par un fiasco. La passion entre filles ne peut exister et se dérouler qu’à l’intérieur du monde shôjo, se nourrissant des sentiments embryonnaires et des rêves inavouables des autres pensionnaires. A l’extérieur, elle est empoisonnée par la laideur du monde adulte et se fane.
On ne sera pas surpris par la popularité au Japon du film de Leontine Sagan Jeunes filles en uniforme (Mädchen in Uniform, 1931) qui remporta le Kinema Junpo Award du meilleur film de langue étrangère à Tokyo en 1934. Tous les éléments du monde shôjo sont présents : un pensionnat à la discipline militaire, la passion d’une pensionnaire blonde pour sa jeune professeure brune, le romantisme noir (elle porte l’uniforme d’une précédente élève suicidée par amour) et une représentation de Rodrigue de Schiller où, déguisée en garçon, elle avoue son amour. Cela ne pouvait que plaire au public vouant un culte jamais démenti aux opérettes du Takarazuka, troupe exclusivement féminine fondée en 1914. La troupe se partage alors entre otokoyaku (rôle d’homme) et musumeyaku (rôle de jeunes femmes). Ces « acteurs » ténébreux et fardés, efféminés et sans âge, sont de véritables idoles pour un public généralement composé de femmes mûres. Qu’importe que les pièces représentent Autant en emporte le vent, La Rose de Versailles ou même la Révolution d’octobre, le Takarazuka fascine en tant que troupe, comme un monde shôjo qui se serait perpétué au-delà de l’adolescence. Ici l’homme n’a aucune existence concrète, il n’est qu’une « forme d’homme » de le même façon que le terme onnagata, désignant le spécialiste des rôles féminins dans le kabuki, peut se traduire comme « forme de femme ».
Les dessinatrices de mangas, qui sont pour la plupart leurs propres scénaristes allaient suivre le chemin tracé par Nobuko Yoshiya. Ce passage à la narration graphique offrait une représentation visuelle immédiate de l’adolescente et en popularisa les signes : uniforme, coupe de cheveux, expressions. L’appréhension immédiate du monde shôjo permit également de faire apparaître la nature exclusive d’un univers bouclé sur le féminin.
L’allée des cerisiers, 1957 |
L’histoire du manga pour filles se confond avec celle de la reconnaissance de la mangaka comme artiste. Les premiers auteurs furent des hommes comme Tezuka (Prince Saphir 1953, premier manga à aborder le thème du travestissement) ou Macoto Takahashi avec Sakura namiki (L’allée des cerisiers, 1957), qui posèrent les bases esthétiques du genre : travestissement, communauté féminine, hypersensibilité des personnages lisible dans leurs grands yeux, mis en page éclatée répondant à une dynamique des sentiments. Il fallut attendre les années 70 pour que des auteures/dessinatrices prennent le pouvoir sur le genre. On nomma groupe de l’an 24 (Nijûyo nen Gumi), cette communauté informelle de dessinatrices nées aux alentours de 1949, soit la 24eme année de l’ère Showa. Ses plus célèbres membres furent Moto Hagio (Le cœur de Thomas, 1974), Keiko Takemiya (Kaze to ki no uta, La Chanson du vent et des arbres, 1976) et Riyoko Ikeda (La Rose de Versailles, 1972). Le groupe réintroduisit dans le shôjo manga la dimension homosexuelle des livres de Nobuko Yoshiya, inventa le shônen-ai (amour entre garçons), appelé à connaître un immense succès, et s’empara de genres jusque-là réservés aux garçons comme la science-fiction (Andromeda stories - Keiko Takemiya, 1976, Nous sommes onze - Moto Hagio, 1977).
La Chanson du vent et des arbres |
Véritable diva devenue d’ailleurs chanteuse lyrique, Riyoko Ikeda fut la personnalité la plus flamboyante du shôjo manga. On sait son addiction aux médicaments pour tenir les rythmes frénétiques de parution de La Rose de Versailles. Sa dépression nerveuse peut se lire dans les moments de doute d’Oscar du 14 juillet 1789 (chapitre 8. Le destin qu’on s’est choisi) qui la précipitent dans les ténèbres. Cette noirceur est encore plus apparente dans Très cher frère (1975), où elle explore avec précision l’organisation d’un monde parallèle obéissant à ses propres lois. La première question est : que faire du grand « autre », le masculin ? Il faut commencer par l’idéaliser pour mieux l’exclure. Le « très cher frère » du titre est un jeune professeur, confident épistolaire de l’héroïne Nanako. Les lettres à ce « frère », auquel elle demande d’ailleurs de ne pas répondre, forment le corps du récit : l’année de seconde de Nanako dans un lycée privé non mixte. Habilement, la figure masculine est verrouillée, rendue lointaine, pour voir ses signes redistribués à l’intérieur du monde shôjo. Les lycéennes sont caractérisées selon deux modes : les nouvelles venues appartiennent encore à l’enfance et sont dessinées selon les critères kawaï des années 50 : menues, de grands yeux et des uniformes rappelant ceux des écoles européennes du début du siècle. Les terminales sont au contraire grandes et élancées, leurs traits et leurs corps déjà adultes. L’intrigue gravite autour du Club de la rose, sororité regroupant les plus belles et talentueuses élèves, et qui se révèle un nœud de vipères dominé par une reine vicieuse, l’insensible Fukiko. A la féminité parfaite mais glaciale, comme sculptée dans le mal, de Fukiko répondent deux figures de filles-garçons : « altesse Kaoru », brune et sportive et Rei Asako, alias Saint-Just, blonde, tourmentée et physiquement proche de l’Oscar de La Rose de Versailles. Rei et Kaoru font l’objet d’un culte fiévreux chez les lycéennes qui ne cessent de se disputer leurs faveurs. Ce n’est pas un manque de partenaire amoureux qui crée ces figures de filles-garçons : le monde shôjo est androgyne, complet et auto-suffisant. La sexualité elle-même est sublimée par les sentiments portés à leur plus haute intensité. Très cher frère est un mélodrame gothique entre Dario Argento et Douglas Sirk : il n’y a jamais trop de colombes, de pétales de fleurs et de miroirs brisés. Pourtant le sadisme, l’inceste, l’homosexualité, la drogue et la maladie (symboliquement le cancer du sein qui provoque la mort de Kaoru) gangrènent le monde shôjo, signe du pessimisme d’Ikeda qui ne décrivait jamais, comme dans La Rose de Versailles, que la chute des royaumes.
Le monde shôjo, on peut se faire une idée de son mécanisme en lisant L’Empire des signes (1970) de Roland Barthes. La femme est quasiment absente du livre de Barthes, excepté quelques images. Elle n’apparait que sous la forme de signes, de code, lorsqu’elle est « traduite » par l’acteur de kabuki. Au masculin comme support d’une « citation » de femme (mais qui ne signifie pas une annulation, bien au contraire, de la virilité), répond dans le monde shôjo la traduction du masculin par les héroïnes (ce qui ne signifie pas non plus une annulation de la féminité). Dans les deux cas, l’androgynie n’aboutit pas à une neutralité du genre mais à la construction de figures puissantes et médusantes.
L’androgynie fut l’un des éléments récurrents de la culture du plaisir qui se développa autant au Japon pendant la période de l’eroguro nonsensu, qu’en France pendant les Années folles ou en Allemagne pendant la république de Weimar. Elle fut peu à peu érodée par la crise des années 30, puis anéantie par la guerre. La « forme d’homme » dont le Japon fit la propagande était bien loin des Don Juan aux yeux de biche du Takarazuka. C’était un bataillon de jeunes garçons aux cheveux ras et au corps sec qui allait mourir en Mandchourie puis écraser ses avions en flammes sur les navires américains. Les images les plus marquantes qui nous sont parvenues d’un monde shôjo littéralement asphyxié sont celles d’un groupe de lycéennes défilant en masque à gaz.
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