mercredi 27 avril 2022

Async (2017) de Ryuichi Sakamoto : une musique de pluie et de vapeur



J’ai découvert ce disque il y a cinq ans et je me suis mis à l’écouter sans arrêt. Il a couvert une étrange période de ma vie où je me sentais moi-aussi passer du côté du côté de la pluie et de la vapeur. Curieusement, cette musique composée des sons mêmes du monde, m’a permis de dériver tout en restant amarré à celui-ci.  Profitant de la nature cinématographique de l’album, j’avais écrit ceci pour Les Cahiers du cinéma. Mais le film dont elle a été pour moi la bande-son, personne ne l’a jamais vu. 



Le projet de Sakamoto avec Async était, comme il l’expose dans le livret, de « collecter les sons de choses et d’endroits, comme les ruines, la foule, les marchés, la pluie» et de créer une musique faite de vapeur, en transformant en brouillard les chœurs de Bach. Sakamoto ne s’éloigne pourtant pas du cinéma puisque Async est également conçu comme la BO d’un film imaginaire d’Andrei Tarkovski et un hommage à Edouard Artemiev, son compositeur. Outre l’impact du film sur les musiciens électroniques, les quelques minutes de voyage sur les voies d’autoroute suspendues de Tokyo avaient suffi pour incruster Solaris dans l’imaginaire Japonais et faire de Tarkovski un cinéaste asiatique.


On reconnait les accents de Solaris, qui donne d’ailleurs son titre à l’un des morceaux, et l’on peut sans rupture enchaîner l’écoute des deux disques, les sons du shô et du shamisen se mêlant aux orgues cosmiques. Hanté par les voix d’amis éloignés ou disparus, Sakamato dans Async, belle planète mélancolique, fait se croiser son gémeau David Bowie dont il retrouve les accents de la trilogie berlinoise, son complice David Sylvian (qui lit ici les poèmes de Tarkovski) ou Bernardo Bertolucci puisqu’il reprend les dernières paroles  d’Un Thé au Sahara dont il composa la musique : « Combien de fois verras-tu la pleine lune se lever? Peut-être vingt. Et pourtant, tout paraît être sans limites. » 



Ce que dessine le film est évidemment émouvant : une communauté d’artistes, voyageurs et rêveurs, que la musique et le cinéma ont réuni par-delà le temps et les continents, et dont Sakamato est l’un des derniers survivants. 



samedi 23 avril 2022

Le printemps des fantômes : Ju-on 2, une anthologie des apparitions




Le panfleto n’étant pas un dossier de presse mais un fascicule destiné aux spectateurs, certains prennent des formes très amusantes comme celui de Ju-on 2 qui comprend un pop-up de Kayako surgissant des pages, un plan de la maison Saeki, un jeu de l’oie nous faisant sauter de possédé en possédé, et des masques de Kayako et Toshio. Cela correspond parfaitement au caractère ludique de la série de Takashi Shimizu. 

Cependant, la série des Ju-on est une série viscérale, riche en jumps-scares terrorisant, mais aussi cérébrale, obligeant le spectateur a recomposer une continuité brisée où le contre-champ fantomatique des vivants peut se retrouver à l’extrémité du film et jeter une ombre sinistre sur ce qui a précédé.

Voilà ce que j’écrivais dans mon livre Fantômes du cinéma japonais.


De quelle espèce relève cette meute de femmes aux longs cheveux noirs qui se balancent doucement sous la pluie ou pourchassent leurs victimes en rampant comme des araignées ? 

L'apparition a toujours chez Shimizu son corollaire : la frayeur mortelle qu'elle provoque. Celle-ci possède trois conséquences. La première est évidemment la mort. C'est ce qui advient au couple de Ju-on 1 qui emménage dans la demeure. On retrouve leur cadavre dans la soupente, les yeux exorbités et la bouche ouverte en un cri muet, réplique des déformations qu'entraîne la vision de Sadako. L'autre conséquence de la rencontre avec Madame Saeki est la folie. Kayako imprime aux corps ses propres torsions, comme une calligraphie de la terreur. 

Dans Ju-on 2 version vidéo, Kyoko, la médium, agite métronomiquement son corps, balancier infernal qui prend ses parents dans son rythme et les désarticule. Lorsque l'agent immobilier rend visite à Madame Kitada, celle-ci adopte également une attitude névrotique : les jambes raides, le dos penché, les cheveux tombant à la verticale. C'est Toshio, miaulant sur le canapé, qui semble manipuler sa victime comme une marionnette, à la façon des femmes-chats du kaidan eiga classique. La troisième conséquence, pas la moins étonnante, est l'éclipse pure et simple des personnages. La disparition est une névrose sociale japonaise et un vrai mystère : chaque année des centaines de Japonais s'«évaporent » sans laisser de trace. 

On pense à Kaïro et à une forme d'invasion inversée. Dans Ju-on, c'est comme si les personnages «vivants» glissaient entre les jointures du récit, se perdaient dans la temporalité brisée et ne parvenaient plus à revenir au présent. Ils s'égarent dans cette maison dont les recoins sont d'abord temporels. S'évanouir de peur équivaut ici à un évanouissement plus radical : la femme-araignée tisse autour d'eux un cocon de terreur et les dévore totalement. En perturbant le temps et la narration, Shimizu n'a de cesse de placer la peur à l'origine de l'apparition des spectres. Il annonce la théorie de Marebito (2004) « Ce n'est pas parce que nous voyons quelque chose que nous avons peur. C'est parce que nous avons peur que nous voyons des choses. » 












mardi 19 avril 2022

Le printemps des fantômes : Ring + Ring Spiral (panfleto)

Les images de ce billet sont extraites du panfleto de Ring d'Hideo Nakata et Ring Spiral de Joji Iida*. La présence des deux films dans un même livret s'explique par leur sortie conjointe le 31 janvier 1998. L'insuccès de Spiral entraînera la production de Ring 2 de Nakata, sur une histoire originale et non l'adaptation d'un livre de Koji Suzuki. Ring 2 sortira le 23 janvier 1999. 
































*Un "panfleto" est un livret que les spectateurs peuvent acheter dans les salles de cinéma diffusant le film. 


dimanche 17 avril 2022

Cinq fleurs secrètes du cinéma japonais

 



Sayuri strip-teaseuse

Tatsumi Kumashiro s’inscrit dans une veine néo-réaliste, explorant les marges d’une société de plus en plus capitaliste et américanisée. Ses personnages en sont les laissés pour compte : ouvriers de chantiers, femmes à la dérive, ou danseuses de clubs érotiques. 



Dans La Femme aux cheveux rouges (1978), à la frénésie consumériste du Japon répond celle, sexuelle et dévastatrice, d’un couple prolétaire, dénué de tout. Même leur appartement délabré semble accorder ses matières à leurs ébats,  suintant d’humidité et la pluie gouttant du plafond se mêlant à la sueur de leurs corps. La Femme aux cheveux rouge est aussi le rôle de référence de Junko Miyashita, la plus grande actrice de mélodrame pink, qui donne littéralement l’impression de consumer pendant les scènes d’amour. Le néo-réalisme de Kumashiro emprunte un ton plus léger dans Sayuri strip-teaseuse (1972). Le titre exploite la réputation d’une célébrité de l’époque jouant son propre rôle : Sayuri, danseuse burlesque terminant son spectacle en nu intégral, ce qui lui valut de fréquentes interpellations pour obscénité. Exceptés quelques numéros et une sidérante séquence sur un plateau tournant où elle raconte sa vie à des quinquagénaires transis, elle n’est qu’un personnage secondaire. 



Il s’agit surtout pour Kumashiro de se faire le chroniqueur malicieux d’un petit monde interlope peuplé de strip-teaseuses sentimentales, de yakuzas amoureux et de flics ne sachant comment contenir leurs débordements sexuels. Le domaine de Kumashiro est la vie des quartiers populaires et les histoires du coin de la rue. S’il est un peu le Scorsese, période Mean Streets, du Roman Porno, son collègue Konuma, avec ses scénarios sexuels baroques, en serait le De Palma. 


Fleur secrète



Fleur secrète (1974) de Masaru Konuma, est une date dans l’histoire de ces productions puisqu’il rendit célèbre Naomi Tani, vraie « monstresse » du Roman Porno. Grâce à son physique sans âge, Tani se coule à la perfection dans les rôles de japonaises traditionnelles en kimono. 




Cependant, dans l’acte sexuel, elle est capable de révéler un effrayant visage de démon. Fleur secrète, dont le ton de comédie anarchiste peut surprendre, est le catalogue exhaustif des rapports de dominations à l’œuvre autant dans la famille que dans le monde du travail. Pour dévergonder son épouse frigide, un chef d’entreprise l’offre à un jeune employé lui-même infantilisé par sa mère, photographe SM. 

 
 

Comme si ça ne suffisait pas, le garçon est également inhibé par le souvenir de l’amant de sa mère, un gigantesque soldat noir américain. La domination est donc aussi politique, pointant le complexe d’infériorité du Japon envers les Etats-Unis.


La Vie secrète de Madame Yoshino



La Vie secrète de Madame Yoshino (1976) de Konuma est encore plus délirant puisque Naomi Tani y noue une relation violente avec le fils de l’acteur de kabuki, spécialisé dans les rôle de femmes, l’ayant violée adolescente. Loin du réalisme de Kumashiro, le décor de ce roman porno « noir », est minimaliste et ténébreux comme la scène d’un théâtre mental. Tous les travestissements, même les plus dérangeants sont  possibles, comme cette scène ahurissante où Tani se métamorphose en son agresseur alors quelle couche avec le fils de ce dernier. 



Pour Konuma, les identités sont des masques que l’on s’échange et le monde n’est jamais qu’un décor, secrètement manipulé par des monstres sournois comme le patron et la mère de Fleur secrète ou le mari sadique de Femme à sacrifier (1974). Ses films érotiques sont d’abord des contes de terreur.  


La Maison des perversités



Noboru Tanaka s'inscrit lui aussi dans le versant «noir» du roman porno mais avec plus de retenue que Konuma. La Maison des perversités (1976), adapté de l’écrivain des délirants romans policiers Edogawa Rampo, surprend par sa mélancolie rêveuse. Il y a bien sûr des monstres qui hantent la pension bourgeoise comme ce meurtrier qui, entre les lattes du plancher d’un grenier, verse des gouttes de poison dans la bouche du dormeur de la chambre d’en-dessous. Il y a aussi un clown pervers et un homme qui accepte de devenir le fauteuil de la femme qu’il aime. 



Ces créatures pourtant sont déjà les fantômes d’un monde disparu, celui du Japon 1920 qui connaissait sa première libération culturelle sous l’influence de l’Europe des années folles.  Le genre « ero-guro » (érotique grotesque) popularisé par Ranpo équivaut à notre surréalisme, et les crimes et perversions ne sont que les fantaisies d’une société se libérant du féodalisme. Cet élan optimiste allait être brisé par des catastrophes comme le séisme de Kantô en 1923 et le développement sanguinaire du nationalisme. Une des images les plus belles du film est cette femme dans les décombres actionnant une pompe et tirant du sol du sang au lieu de l’eau.


Bondage 



La mélancolie est encore plus douloureuse dans ce grand poème glacé qu’est Bondage (1977). Situé également dans les années 1920, le film revient sur la vie et les amours de Seiu Ito, pionnier de la photographie SM. Ito se remémore ses relations avec deux femmes, compagnes et modèles ayant partagé sa passion du sadomasochisme. Bloqué dans ses obsessions, Ito reproduit les mêmes rituels et les mêmes expériences avec chacune de ses maîtresses, qui se confondent jusqu’à posséder un seul visage, celui encore une fois bouleversant de Junko Miyashita. Les séances SM semblent pour Ito et ses compagnes d’abord des exorcismes pour supporter la douleur de leur existence. Quittant les pièces closes, elles prennent alors pour décor un immense paysage de neige comme pour signifier que la souffrance trouve d’abord son origine dans le monde. 



Devant une œuvre aussi accomplie, digne de figurer aux côtés de certains films de Masumura comme L’Ange rouge ou La Femme de Seisaku, la question du genre ou de l’origine de la production fini par ne plus se poser. Peut-être faudrait-il libérer Konuma, Kumashiro et Tanaka du Roman Porno lui-même, pour affirmer qu’ils furent simplement parmi les plus grands cinéastes japonais des années 70.