Affichage des articles dont le libellé est Peinture. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Peinture. Afficher tous les articles

dimanche 23 juillet 2023

23 juillet : Strane giornate a Roma



L'encre dans la peau



Le catalogue de l’exposition « Tatouages du monde flottant », au musée départemental des arts asiatiques à Nice est sorti. J’y ai écrit un texte sur (évidemment) les tatouages dans les films de yakuzas. J’y étudie pourquoi le tatouage n’apparaît pas dans les films de « gurentai » des années 50, et en quoi son apparition change radicalement la nature du genre. J’aurais l’occasion d’y revenir dans un prochain épisode des « saisons des yakuzas ». 



Cette fascinante exposition, qui se tient du 1er juillet au 3 décembre, retrace 300 ans de figures tatouées. 



Et si je devais choisir un tatouage, lequel serait-ce ? Peut-être Inari le dieu renard car le premier nom de ma famille, il y a quelques siècles était "Goupil".
 

Sur l’étagère de Rina Yoshioka


La nouvelle livraison de Tempura (été 2023) s'intéresse au « Vintage ». J’ai consacré un article à Rina Yoshioka, mon artiste japonaise contemporaine préférée. Rina nous fait visiter son atelier, et les objets et images qui l’inspirent. Ce n’est pas seulement le chrame « rétro » qu'elle retient dans les magazines érotiques des années 60 et 70, mais très concrètement comment représenter les corps des femmes vivant en ce temps-là. C’est donc de la dimension documentaire et sociologique de sa peinture dont j’ai discuté avec Rina.


Une des dernières œuvres de Rina : cette femme en rouge dans un quartier de bars, veillée bien sûr par un chat débonnaire.




Nella Città dell'Inferno



Je vais passer quelques jours à Rome, devenue le temps de la canicule (entre 37° et 43°), la città dell'inferno. Je me réfugie dans la fraicheur de ses musées, pour assouvir une de mes passions : la statuaire gréco-romaine. J’aime particulièrement les bustes d’hommes politiques, de guerriers ou de simples notables, car derrière chacun se trouve un homme qui a vécu il y a plusieurs milliers d’années de cela. Comment ne pas penser qu’ils nous regardent à travers les siècles et jugent sévèrement notre époque ? 



A Rome, je ne m’intéresse pas spécialement au Japon, mais plutôt aux fumetti, les petits formats des aventures de Diabolik ce Fantômas italien baroque et glamour, ou de Dylan Dog, le romantique détective de l’occulte dont la France a toujours raté la publication. Bien sûr, je rends hommage à Valentina, la  belle milanaise dont j’achète rituellement un album à chaque voyage.



Pourtant dans la librairie de la gare de Roma Termini, je ne peux m’empêcher de photographier les mangas qui s’étalent par centaines, me rappelant que l’Italie a été bien en avance sur la France dans ce domaine. 



Il n’y a qu’à voir les éditions des chefs-d’œuvre de Ryoko Ikeda qui s’étalent sur plusieurs rayonnages alors que chez nous on ne trouve que La Rose de Versailles et Très cher frère, ce dernier épuisé depuis des années.









Crimes et pastèques

Quoi de plus agréable que de regarder en été un de ces films de « mystery » des années 70, que l’on pourrait aussi appeler « film de village maudit » ou « giallo campagnard japonais ». Bannai Tarao - The Tragedy in the Devil-Mask Village (1978) de Kazuhiko Yamaguchi, est une production Toei essayant de profiter du succès des adaptations des romans de Seishi Yokomizo. Akira Kobayashi interprète Bannai Tarao, un détective (en apparence) cacochyme, as du grimage (dont la plupart ne tromperaient pas un enfant de cinq ans), enquêtant sur des meurtres d’héritières dans la campagne reculée. Lorsqu’il se déguise en chauffeur de taxi borgne, il ne peut s’empêcher de mettre dans son autoradio une cassette… d’Akira Kobayashi. 


Kazuhiko Yamaguchi est le réalisateur de la géniale série Delinquent Girl Boss avec Reiko Oshida, et de plusieurs films de karaté avec Sonny Chiba. Il se montre particulièrement inspiré dans ce whodunit, dont les décors de studio et les crépuscules flamboyants ne dépareraient pas chez Nobuhiko Obayashi.


Un même rouge-sang teinte les pastèques, les kimonos des poupées diaboliques, et les masques des démons.

Les meurtres sont orchestrés avec une maestria toute italienne, en particulier celle d’une jeune fille amatrice d’automate, dont la pendaison "suspiriesque" fait appel à tout un système de cordes et de poulies, telle une de ces « mécaniques fatales » chères à Kiyoshi Kurosawa.



La signature du tueur est un masque de la démone Hannya, bien connue des amoureux d'Onibaba.



The Tragedy in the Devil-Mask Village bénéficie également d’un superbe générique « démoniaque » faisant intervenir une troupe butô, probablement celle de Tatsumi Hijikata. 







****************************************************
Photo d'ouverture de Shorato Akemiya





samedi 20 mai 2023

Tadanori Yokoo, Mishima et le rouge de l’au-delà



Au début des années 2000, je découvrais Le Journal du voleur de Shinjuku (1969) d’Oshima qui fut ma porte d’entrée sur les arts underground des sixties japonaises. Je voulais tout savoir sur les créatures qui y apparaissaient comme Juro Kara, Akaji Maro, Yotsuya Simon, Ri Reisen et surtout Tadanori Yokoo qui prêtait son visage candide et rêveur à  Birdey Hilltop.  Il était un peintre, pouvais-je lire, et une sorte d’équivalent japonais d’Andy Warhol. Je découvrais ses œuvres à la Fondation Cartier en 2006, et était autant impressionné par ses toiles pop des Sixties que par ses peintures contemporaines qui dans un sens me touchaient plus. J’étais fasciné par celle où des écoliers semblent découvrir un œuf mauve géant. L’un d’eux tenait un livre de Ranpo à la main. Mes camarades et moi, nous étions alors passionnés par tout ce qui tournait autour de Ranpo, de Suehiro Maruo, de Terayama, de Tatsumi Hijikata, et plus globalement par cette culture noire et romantique allant des années 20 aux années 80 qu’on appelait l’eroguro. 

Ruriko Asaoka (1970)


Je m’y suis d’ailleurs replongé pour le cycle de conférences et de présentation autour de Mishima à la fin de l’année dernière au Forum des images. Une célèbre photo de 1969 montre Yokoo en écolier, le cou enserré par le bras d’un Mishima bodybuildé, presque nu et tenant un sabre à la main. Mishima fait sa célèbre expression crispée, qui nous pousse à croire que la photo est humoristique. Ce n’était pas une photo « mondaine » entre deux stars de l’époque mais l’expression des liens privilégiés entre le peintre et l’écrivain.



Les voleurs de Shinjuku

Si Warhol travaille la sérigraphie et les stars hollywoodiennes, Yokoo revient à l’estampe et peint une série flamboyante consacrée à l’icône Ken Takakura, dont j’ai plusieurs fois parlé dans mon journal des yakuzas. Comme Warhol aux USA, Yokoo, incarne les sixties japonaises, et autant que les films de Seijun Suzuki en fixe les couleurs pop et industrielles. 


Yokoo nait en 1936, sept ans après Yayoi Kusama, quatre ans après l’écrivain Shintaro Ishihara et Nagisa Oshima, un an après Terayama et Akihiro Miwa, deux ans avant le photographe Daido Moriyama, quatre ans avant le dramaturge underground Juro Kara et Nobuyoshi Araki. Il fait partie de cette génération qui avait à peine une dizaine d’années, voire moins, à la fin de la guerre, et dont Yukio Mishima, quelles que soient leurs opinions politiques était le grand aîné autant détesté que follement aimé. 

Yokoo décrit ainsi le zeitgeist des avant-garde japonaises des années 60.

« Chaque membre du réseau "underground" était inconsciemment lié aux autres membres par une chaîne de relations. Les échanges entamés dans ce réseau spirituel remontaient ensuite à la surface, de l'"underground" à l'"overground". Par conséquent, je pense que le réseau inconscient préexiste, et qu'ensuite les échanges d'informations issus des rencontres entre les individus et à travers les médias se font dans notre conscience. Dans les années 1960, les gens avaient encore des espoirs et des rêves. Après l'exposition universelle de 1970 à Osaka, une croissance économique intense a conduit à une période connue sous le nom de "bulle". Cette période a marqué le début d'une ruée vers un monde résolument matérialiste. 



Dans les années 1960, en revanche, il y avait encore des espoirs et des rêves sur le plan spirituel invisibles à l'œil nu, qui se traduisaient par un sentiment d'impuissance. A travers leurs débats et leurs affrontements sur le système, sur les manifestations, sur les espoirs et les échecs, les mouvements d'étudiants étaient à la recherche d'un idéal et se faisaient une place dans la société. C'est ce contexte - notamment par son lien avec mai 1968 - qui a permis à ce réseau mental de culture "underground" de se développer. »

Parmi les peintures les plus célèbres de Yokoo, il y a la femme à la bouche ouverte et qui bave de Drooling en 1966, et qu’il a repeinte à de nombreuses reprises mais aussi la série des Pink Girls, ces filles roses qui se lavent les dents, se rasent, rient ou glissent la main dans leur culotte. 

Razor (1966)


« Ma curiosité pour les femmes m'a poussé à faire cette série. J'aimais beaucoup les femmes provocantes. Les femmes soumises ne m'intéressaient pas. En fait, j'étais attiré par celles qui pouvaient me dominer. Les femmes qui apparaissent dans ces peintures sont colorées en rose, ce qui donne une impression de chair nue. La raison pour laquelle elles rient à gorge déployée et prennent des poses audacieuses, c'est bien sûr parce que j'ai voulu les représenter avec elles-mêmes, sans l'intervention d'une tierce personne. En bref, dans cette série de "filles roses", j'ai essayé d'abattre la "féminité" conventionnelle. Je n'essayais pas de faire des portraits picturaux. Je voulais rompre avec les images stéréotypées de la femme. »

Mona Lisa (1966)



La passion de la mort

Lorsqu’on lui demande quels souvenir il a de la guerre, Yokoo répond : « Lorsque j'ai vu les traînées mouchetées d'or laissées par les bombardiers au-dessus des montagnes à l'est de Nishiwaki, j'ai eu l'impression de vivre un moment sublime, presque sacré. Les sirènes annonçant les frappes aériennes m'ont beaucoup impressionnées ainsi que le rouge écarlate qui colorait le ciel à l'est lorsque des bombes étaient larguées sur Akashi et Kobe. Sous le ciel teinté de rouge, il y avait un massacre en cours. Le rouge est la couleur liée aux images de l'Au-delà. C'était ma première expérience de peur déclenchée par le monde extérieur. »

Destiny 1997

Ces couleurs nous les retrouverons dans les toiles de Yokoo, qui pourrait dire en paraphrasant Godard : « Ce n’est pas du rouge mais la couleur de l’au-delà. » 

Sa page Wikipédia japonaise nous éclaire sur ces peurs intérieures. Née dans la ville de Nishiwaki, préfecture de Hyogo, Japon, il y a vécu jusqu'à l'âge de 20 ans. Durant son enfance, il est confronté à divers phénomènes surnaturels à Nishiwaki et développe une passion pour le monde de la mort. 



C’est dans un cimetière que plus tard il pose pour Kishin Shinoyama avec l’actrice Ruriko Asaoka. En 1968, il met même en scène sa propre mort. « Je suis tellement terrifié par la mort que je me suis suicidé par désir de renaître. J'ai même fait publier l'annonce de ma mort dans la presse. Les gens qui l'ont su - pendant que je partais à New York - ont demandé à ma femme de prendre le deuil et ont organisé une cérémonie funéraire sur la tombe de quelqu'un d'autre, en prétendant que c'était la mienne. La mort est une chose abominable dont nous ferions tout pour nous débarrasser, alors j'ai eu envie de faire quelque chose qui me porterait malheur - pour conjurer le sort, en quelque sorte. Je voulais me rapprocher de la mort par la peur qu'elle m'inspirait, et me débarrasser de ce sentiment de peur en me transformant en objet d'effroi. D'où mon désir d'impliquer les médias dans l'histoire. C'était une mise en scène de la mort. Nous devrions considérer notre vie dans ce monde comme une pièce de théâtre. Tout cela n'est que le côté virtuel de l'Au-delà. »

Maybe someday... (2001)


Après avoir travaillé comme graphiste pour le Kobe Shimbun, il devient indépendant. Après la mort de Mishima en 1970, il passe les 15 années suivantes de sa vie à se tourner vers un monde spirituel englobant l'occultisme et le mysticisme, mais il se rend compte qu'il s'agit d’un mirage et découvre la peinture comme une extension de sa recherche du "moi". Il pensait que le monde spirituel et la peinture étaient des entités complètement séparées, mais plus tard, il se rend compte qu'elles étaient liées d'une manière plus profonde qu'il ne l’avait supposé. 


Les peurs intérieures

Dans l’interview accordée à Takayo Iida, Yokoo parle de son rapport à l'enfance, aux peurs intérieurs et à l’au-delà

« Mon père était somnambule. Il marchait toutes les nuits dans son sommeil. J'ai même vu son visage dégoulinant de sang après avoir accidentellement passé sa tête à travers une vitre. Et la réaction de ma mère à ces incidents ne faisait que le crisper. Je pourrais dire que ces scènes d'un "monde étrange" ont constitué ma première expérience de "peur intérieure".

I WAS BORN ON JUNE 27TH, LIKE HELEN KELLER.
I WAS ADOPTED BY MY UNCLE YOKOO'S FAMILY, UNCLE YOKOO BEING MY FATHER'S OLDEST BROTHER.
MY ADOPTIVE PARENTS SOMETIMES USED TO TELL ME THAT THEY HAD FOUND ME
UNDER A BRIDGE. AS A CHILD, I WOULD LOOK AT THE NIGHT SKY AND DREAM ABOUT MY DESTINY.
I THOUGHT OF MYSELF AS A FIREFLY THAT TWINKLED LIKE THE STARS.
I FEEL THAT AN INVISIBLE GUARDIAN SPIRIT HAS ACCOMPANIED ME ON MY LONG JOURNEY,
ALONG WITH THE RAT FROM CHINESE ASTROLOGYTHE EMBLEMATIC ANIMAL OF THE YEAR IN WHICH I WAS BORN.
(1996)

Je ne sais pas s'il y a un lien avec ces scènes étranges du somnambulisme de votre père, mais beaucoup de vos œuvres semblent empreintes d'une atmosphère nocturne. Par exemple, la série dans laquelle trois jeunes garçons regardent furtivement un objet énigmatique, ou la série des "peintures rouges", ou encore les tableaux où l'on ne voit que les jambes des enfants. Toutes ces œuvres semblent évoquer le somnambulisme, un état intermédiaire entre la veille et le sommeil.

Il s'agit plutôt d'un état de fusion où les frontières ne sont pas apparentes, plutôt que d'un monde divisé en deux. Au fond, je ne vois jamais les choses d'un point de vue dualiste. Ma façon de penser ne tourne pas autour de l'opposition entre "le bien et le mal" ou "la beauté et la laideur", par exemple.

Dans la série de tableaux représentant les trois jeunes garçons, il semble que les personnages contemplent secrètement un monde étrange qui les effraie.

Ils sont dans le monde de la mort, et c'est de là qu'ils regardent notre réalité. Bref, ils ne la regardent pas du point de vue de la vie, mais de l'autre monde, celui de la mort. La vision de mon père somnambule, ainsi que les scènes de guerre que nous imaginions mais que nous ne pouvions pas voir de l'autre côté de l'autre côté de la montagne, tout cela était vraiment "l'Au-delà" pour moi.

Au cœur de l'œuvre présentée dans votre exposition à la Fondation Cartier pour l'art contemporain, il y a une série de peintures à dominante rouge. Le rouge évoque des images de chaleur, de sang et de vie. J'ai l'impression qu'il y a "quelque chose" de caché dans votre travail qui peut troubler l’inconscient du public. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Il existe une zone de l’inconscient qui se confond avec l'esprit conscient. Si l'on considère ces deux pôles en dehors des modes de pensée modernes, il est vrai que la source de mon inspiration est inconsciente et archaïque.

The Birth of the Dead (1997)


En parlant d'inconscient, comment voyez-vous le monde des rêves ?

Ces derniers temps, j'ai fait de nombreux rêves dans lesquels la frontière entre la vie quotidienne et la vie non quotidienne est inexistante. On pourrait dire que la réalité n'est qu'une illusion, une ombre. Pour moi, le monde de la vraie réalité se trouve dans l'au-delà. Selon moi, chacun d'entre nous devrait examiner sa propre raison d'être. Je pense également qu'en considérant mon propre être comme une réalité essentielle, je peux trouver un moyen de connaître le monde.


Mishima et la beauté de la fin



La mort de Mishima est un traumatisme pour Yokoo, et l’évènement qui le pousse à s’immerger dans le mysticisme. Yokoo n’était pas qu’un admirateur de l’écrivain, il était aussi l’un de ses intimes. 

En 1997, dans Print 21, revue japonaise sur les arts populaires et d’avant-garde, la relation entre Yokoo et Mishima est ainsi décrite.

« Il y a des gens qui sont convaincus qu'ils ont dû être frères dans une vie antérieure. Tadanori Yokoo et Yukio Mishima ont dû se rencontrer sous de tels auspices. Leur première rencontre dans cette vie a eu lieu en 1965, alors que Yokoo était encore un illustrateur débutant qui avait organisé une exposition personnelle à la galerie Yoshida à Nihonbashi. Mishima est alors présenté à Yokoo par Takahashi Mutsuro et ses premiers mots ont été "Wahahahahaha !Les drapeaux des marines américaine et japonaise ", a-t-il dit d'une voix forte, pour faire le premier pas. Les motifs érotiques et kitsch, les compositions surréalistes, les couleurs intenses de l'encre. Tous ces éléments sont déjà présents dans l'œuvre de Yukio Mishima. La rencontre était donc inévitable. 



La preuve de son admiration pour Yokoo est une œuvre offerte par le jeune illustrateur inconnu et qu’il a conservé jusqu'à la fin de sa vie dans son bureau, dans sa maison baroque. Peu après Mishima a demandé à Yokoo d’illustrer une série de textes. Par coïncidence, la première œuvre à être accompagnée d'une illustration était "The Beauty of the End" (La beauté de la fin). Le temps réel que Yokoo et Mishima ont partagé n'a été que de cinq ans, mais conscient qu’il lui restait peu de temps à vivre, l’écrivain a beaucoup sollicité son ami peintre. Il lui avait ainsi commandé une reliure pour la nouvelle édition de La crucifixion en rose. Yokoo aurait dû être le partenaire de Mishima dans le livre de photos "La mort d'un homme", où l’écrivain se projetait dans  différentes scènes de mort, mais un accident de voiture, qui allait l’empêcher de marcher pendant un an et demi, le retenait à l’hôpital. 



            Illustrations for "Killed By Roses" (A Book Of Portraits Of Yukio Mishima)

(1969)  

Trois jours avant sa mort, les derniers mots que Mishima a adressés à Yokoo par téléphone ont été : "Tu dois vivre plus fort. Dépêche-toi de finir le travail que je t’ai commandé. Si tes jambes te font mal, je les soignerai", prononcés avec droiture, comme un frère aîné réprimanderait son cadet. Bien sûr, ce n'était pas la fin de la relation entre Yokoo et Mishima. Au contraire, après le retour de Mishima dans le royaume céleste, le lien entre les deux s'est renforcé. Quelques mois après la mort de Mishima, Yokoo voit pour la première fois Mishima en rêve. Il lui dit qu’il doit à nouveau se suicider.  Yokoo et Mishima sont restés en contact par ce canal onirique. Ces interactions apparaissent souvent dans l'œuvre de Yokoo qui représente Mishima comme un martyre héroïque. »

(1969)


Vers la peinture… et au-delà

Si Yokoo a poursuivi un travail d’illustrateur proche de son style d’estampe, pour des albums de rock ou des affiches de spectacles, ses peintures se sont obscurcies, le trait s’est épaissi, et la toile se colore de rouge sombre dans les années 90 et 2000. Ce sont ces peintures qu’il décrit comme vues et peut-être peintes, depuis le monde des morts. 



Lorsque Yokoo déclare que la peinture lui a permis de concilier le monde réel et le monde spirituel, il faut y voir une progression dans son identité de peintre et non plus d’illustrateur. Une immersion dans l’acrylique et la peinture à l’huile. Après son accident de voiture en 1969, et la crise causée par la mort de Mishima, c’est cette voie qu’emprunte Yokoo comme s’il plongeait directement dans ses peurs intimes. Les aplats de couleurs éclatantes laissent placent à des matières épaisses et tourmentées. On pense parfois à Chirico et Picabia que Yokoo considère comme ses pères spirituels, mais aussi à Munch, tant la célèbre Femme qui bave, réinventée en rouge, est Le Cri du peintre japonais.

Drooling (1965)

Hong Kong (1997)


Les rues japonaises sont plongées dans les ténèbres, comme si elles se poursuivaient dans l’au-delà.

Luminous path in the darkness: the night of the Journey (2001)


Des enfants lecteurs de Ranpo trouvent des œufs étranges, et une affiche ordonne d’écouter la voix noire de la terre.

First fetal movement in mauve (1994)


Au fond d’une grotte on peut encore voir la bouche ouverte de la femme qui bave. 

Screaming of the five senses (1999)


Et le rouge partout, le rouge de la guerre, ce spectacle terrible et magnifique qu’il observait lorsqu’il était enfant.

« Le rouge génère plus d'images liées à la mort que n'importe quelle autre couleur. Pour moi, la mort est un thème essentiel, au même titre que la vie et l'amour. En peignant en rouge, on voit apparaître des tableaux où la mort apparaît sous la forme d'une métaphore plutôt que d'être directement présente. Cette série d'œuvres en rouge part du constat qu'il y a du quotidien dans la mort. Grâce à la couleur rouge, la mort gagne peu à peu du terrain au sein même de la vie elle-même. La vie et la mort finissent par être aussi inséparables que les deux faces d'une pièce de monnaie. »

*****************************************

En 2008 à Tokyo, lors de mon premier voyage, j’achetais au Musée Mori de Roppongi une série de statuettes des plus célèbres personnages de Yokoo.



NB : Les propos de Yokoo sont tirés de l’édition anglaise du Catalogue de l’exposition de la Fondation Cartier. Ma traduction diffère donc de celle de la version française.