Machiko Kyô est morte à Tokyo le 12 mai 2019 à l’âge de 95 ans et avec elle c’est tout un âge du cinéma qui est entré au pays des fantômes. On s’étonne même qu’elle ait été si longtemps notre contemporaine alors que ses films semblaient appartenir à un temps et un pays lointain, et au cinéma des grands maîtres comme Kurosawa qui la révéla avec Rashomon (1951) et surtout Mizoguchi qui en fit la princesse au visage kaolin des Contes de la lune vague après la pluie (1953).
Machiko Kyô, avec ses épaules rondes et sensuelle, ses yeux félins, ses pommettes saillantes et son front haut, était l’image même de la bijin (belle femme) des peintures de l’ère Edo. Pourtant cette incarnation classique, si elle demeure sa plus célèbre, était presque un contre-emploi. Machiko Kyô devint une des plus grandes stars de l’après-guerre parce qu’elle fut la femme sans kimono, d’abord façonnée par le producteur Masaichi Nagata en réponse aux actrices européennes et hollywoodiennes. C’est d’ailleurs au prénom américain de « Mickey » que répond la prostituée de La Rue de la honte (1956) de Mizoguchi, en robe décolletée et une cigarette à la bouche. Il faut la voir en courte nuisette provoquer sexuellement son propre père qui par pure hypocrisie tente de la ramener au foyer familial, osant une transgression des valeurs traditionnelles dont Setsuko Hara et Hideko Takamine auraient été incapables.
Pour cette danseuse de revue, qui fut la première interprète du Lézard Noir dans la comédie musicale d’Umetsugu Inoue (1962), l’affirmation du corps et l’érotisme sont déjà une rupture avec ses aînées. Dans L’Etrange obsession (1959) de Kon Ichikawa d’après Tanizaki, elle est une jeune épouse, jouet des machinations d’un vieil écrivain impuissant. Sa fausse innocence et sa victoire finale sur l’ancienne génération montrent que le temps de l’abnégation est bientôt révolu. L’actrice se place à une époque charnière entre la suprématie des studios (elle fit l’essentiel de sa carrière sous la bannière de la Daei) et les tumultueuses années 60.
A travers Machiko Kyô c’est une nouvelle énergie, indomptable, qui s’empare des femmes japonaises et qui s’épanouira dans la nouvelle vague. De toutes les stars de l’âge d’or des studios, elle fut la seule à s’aventurer avec une telle implication dans l’univers de ces jeunes cinéastes. C’est pour Hiroshi Teshigahara, dans le rôle de l’épouse de l’homme artificiel de Le Visage d’un autre (1966), qu’elle dévoile une nudité à peine masquée par le clair-obscur. De la part d’une actrice d’une telle célébrité, la scène est sidérante. Là encore elle révèle à son mari, qui se croit le maître du jeu, que la femme au foyer n’est qu’un des multiples masques d’une créature énigmatique. Machiko Kyô fut la première grande actrice moderne du cinéma japonais, ouvrant la voie à Ayako Wakao, Mariko Okada ou Meiko Kaji qui à leur tour purent se libérer des stéréotypes.
Image : L'Étrange Obsession (1959) de Kon Ichikawa, d'après La Clef de Tanizaki