mardi 31 août 2021

A Summer of Yakuza 3



Troisième période de mon immersion dans le yakuza eiga. Elle aura été dominée par les figures de Raizo Ichikawa, une de mes idoles, pour son ultime et ténébreuse incursion dans le genre, et par Junko Fuji au sommet de sa beauté, inventant le modèle de la femme yakuza. Cette excellente actrice, dont on peut voir l’évolution depuis ses rôles d’adolescentes du début des années 60, souffrit de n’être cantonnée qu’à un seul type de films. Elle se hissa pourtant au même niveau que ses partenaires masculins Ken Takakura, Koji Tsuruta et Bunta Sugawara.  



Ce qui ne cesse de me fasciner, c’est la description d’un réel « underworld », un univers parallèle où même la vie du plus chevaleresque des yakuzas ne faut pas plus cher que celle de la prostituée d’un bordel. C’est pour ça que jamais les personnages incarnés par Takakura ou Sugawara ne mépriseront les geishas et les prostituées. Ils ne mépriseront pas plus les ouvriers, mineurs ou dockers. Ils savent qu’ils valent bien moins qu’eux. Bien sûr, ces personnages sont imaginaires et peu à peu, au cours des années 70, les films de Fukasaku montreront le vrai visage de gangs seulement motivés par l’argent et le pouvoir et broyant ses jeunes membres sans une once de scrupule. 

(cette exploration ne mentionne quelques grandes sagas édités en France et en UK comme La Pivoine rouge, Combats sans code d'honneur ou Gangster VIP. Je me fais bien sûr une joie de les revoir en maîtrisant mieux les codes du genre)





15 août

Kagero (1991) d’Hideo Gosha



Dans la lignée de Sex & Fury : une joueuse dont le père a été assassiné sous ses yeux lorsqu’elle était enfant, est à la recherche du tueur. Celui-ci est un yakuza portant dans le dos le tatouage de Fudo Myo, une divinité bouddhiste prisée par la pègre. Kagero s’inscrit dans la seconde partie de la carrière de Gosha qui ,pendant les années 80, se consacre aux personnages féminins : geishas, joueuses, femmes de yakuzas. Le style est de plus en plus baroque, les décors luxueux et les couleurs flamboyantes, font de ces opéras hallucinés les  derniers grands films de studios du cinéma japonais. 



Plus encore que par son meurtre, le yakuza (Nakadai) a été maudit par le regard de l’enfant qui en a été le témoin. Gosha fait de Nakadai un damné dans la continuité de ses grands rôles dans Le sabre du mal ou Goyokin : un fantôme amoureux de la femme qu’il a entraîné dans le monde des yakuzas.






Yakuza’s Tale/Tosei-nin Retsuden (1969) de Shigehiro Ozawa



En quoi ce film de yakuza, parmi les 300 produits par la Toei, se démarque ? Ici c’est le personnage de Ryo Ikebe, un yakuza tuberculeux, pâle et crachant le sang, qui apporte une belle dimension tragique. C’est le décor d’une mine dans un paysage de neige où va enquêter incognito Koji Tsuruta pour retrouver l’assassin de son oyabun. Ce sont les mineurs séquestrés et maltraités par un gang de brutes hautes en couleur avec crâne rasé, tatouage d’araignée sur la tempe et balafres. 



Le film de yakuza se rapproche encore une fois du western, plus italien qu’américain d’ailleurs. On notera une séquence classique mais toujours amusante : Koji Tsuruta s’éloigne dignement de son épouse Junko Fuji, le regard braqué sur son destin, mais son visage s’illumine lorsqu’il croise Ken Takakura qui a décidé de le rejoindre dans l’ultime combat.






17 août

Young Boss Takeshi/Waka Oyabun (1965) de Kazuo Ikehiro



Faire de Raizo Ichikawa un yakuza de la fin de l’ère Meiji était visiblement pour la Daei une façon de concurrencer les productions Toei.  Et qui mieux que l'interprète de la série Kiyoshiro Nemuri pour incarner le ninkyo face à Tsuruta et Takakura. Le film est une nouvelle ode à la beauté féline d’Ichikawa alors âgé de 35 ans. Comme dans ses précédents films héroïques, il est impavide et maquillé, un léger sourire flottant sur le visage. Face à lui un autre acteur remarquable, Kei Sato qui deviendra avec Fumio Watanabe un habitué des films d’Oshima. 




Le film est assez commun dans son récit mais la personnalité du jeune oyabun est très intéressante : un officier de marine ayant quitté l’armée pour prendre la succession de son père, assassiné, à la tête du clan. La beauté des éclairages et des décors de la Daei, le mise en scène dynamique de Kazuo Ikehiro, riche en plans insolites font de Youg Boss Takeshi un superbe ninkyo eiga.






A Gambler's Life: The Massacring Fudo/ Bakuto Ichidai Chimatsuri Fudo (1969) de Kimiyoshi Yasuda



Chef-d’œuvre de Kimiyoshi Yasuda, réalisateur du premier Majin et de plusieurs films de la saga Zatoïchi. La Daei, berceau de Mizoguchi et Masumura, est la plus gothique des maisons de production japonaise : un monde théâtralisé à l’extrême d’acteurs maquillés, de décors capiteux et d’intrigues décadentes. Ce fut le foyer des deux plus fascinantes stars japonaises des années soixantes : Ayako Wakao et Raizo Ichikawa. The Massacring Fudo occupe une place particulière puisqu’il s’agit de son dernier film avant qu’il ne meure peu après d’un cancer du colon. 



L’homme encore jeune de Young Boss Takeshi est ici émacié et livide, et ne semble exister encore à l’écran que par son aura. Ichikawa, lumière noire, ombre qui se tient aux portes de l’au-delà, fait du film l’apogée funèbre du ninkyo eiga. 



Collecteur de dettes assassinant un joueur, Jokichi est ému par la femme de celui-ci et lui laisse le gain qu’il aurait dû rapporter au clan. Tentant de regagner la somme, il se retrouve à son tour débiteur d’un yakuza et lui offre sa vie. Le vieil homme, appartenant à un clan adverse, est un sage avec qui Jokichi entretient une relation filiale. C’est son propre frère, devenu un yakuza ambitieux qui va précipiter Jokichi dans un choix cornélien entre l’amour et la fidélité à son clan. Comme d’habitude avec Ichikawa, la recherche du père et le destin œdipien sont essentiels. Il répète tout au long du film : ce sont les règles de notre monde, celui des yakuzas. Mais dans ce monde de vies sans cesses endettées et rachetées, ne règne que la mort et le fratricide. La scène sublime du combat contre ce père adoptif dans un paysage de neige concentre toute la tragédie attachée aux rôles de l’acteur. 




Autre grand moment: un échange des coupes où Ichikawa tient le rôle de l’intermédiaire entre l’oyabun et son successeur, soit le maître de cérémonie. Ce rituel parfaitement chorégraphiée, scandé par sa voix grave et envoûtante, montre qu’il fut dans l’acteur absolu des cérémonies et des rituels.





19 août

Brothers Serving Time/Choeki san kyodai (1969) de Kiyoshi Saeki



Film assez brouillon où Bunta Sugawara combat un gang chinois caricatural dans la ville de Beppu. Ken Takakura et Tomisaburō Wakayama sont injectés assez artificiellement dans le récit pour créer une affiche de stars. L’habituel mise au second plan des femmes au profit du système des frères de sang, rend explicite que c’est là où se joue le véritable amour pour les yakuzas. Si un frère meurt au combat l’autre doit porter sa vengeance. Et cette mort est accueillie avec exaltation. Le combat final dans un couloir bordé de hublots reste splendide, tout comme la vision des frères accueillant Bunta dans l’au-delà écarlate des yakuzas.




   


22 août

Okoma: The Orphan Gambler/ Onna toseinin (1971) de Shigehiro Ozawa



Une semi adaptation de Ma mère dans mes paupières où cette fois c’est Junko Fuji qui est à la recherche de sa mère qui l’a abandonnée à huit ans. De façon intéressante, Michiyo Kogure reprend le rôle de la mère, qu’elle tenait déjà dans Liens de sang, l’adaptation de Tai Kato. La scène des retrouvailles avec Junko Fuji est magnifiquement larmoyante. Etant donné que Junko interprète une femme yakuza, pour une fois la traditionnelle « marche vers le destin » est mixte puisqu’elle s’effectue avec Koji Tsuruta. Il y aurait sans doute une analyse à faire du jeu extrêmement codé des deux acteurs. Junko Fuji toute en grâce, et gestes mesurés, jusqu’au déchaînement final. Koji Tsuruta qui ne joue que sur un mode sentimental et jamais agressif : voix douce, yeux mouillés, humilité permanente. 






23 août

Samurai Geisha / Nihon jokyo-den: kyokaku geisha (1969) de Kosaku Yamashita



De Kosaku Yamashita, j’ai vu jusqu’ici  Showdown of Men 3 : Storm in Kanto (1967), Le jeu présidentiel (1968)  et The Biggest Gamble (1969). Tous les trois sont excellents mais Samurai Geisha est peut-être le plus sublime. Junko Fuji interprète une geisha dans une ville minière qui tombe amoureuse du propriétaire d’une exploitation de charbon menacée par les yakuzas. 



Il est, bien évidemment, interprété par Ken Takakura. Le film se base sur des évènements réels de l’ère Meiji lorsque les yakuzas étendaient leur monopole sur les mines, forçant les petits exploitants à les leur céder.  C’est d’ailleurs assez étonnant, vu l’emprise des yakuzas sur la Toei qu’un tel scénario inspiré des méfaits fondateurs, entre autres, du Yamaguchi-gumi soit passé. Faut-il y voir aussi un signe des temps et une certaine vision critique qui allait s’accentuer dans le futur. Une scènes dans la maison de geisha oppose d’un côté Shinji (Junko) qui régale des mineurs pauvres d’une véritable soirée de geisha avec saké, musique et danse ; de l’autre les patrons-yakuzas voulant faire main basse sur la mine, jetant des billets en l’air et s’amusant à voir les geishas les ramasser. Lorsque le patron la demande en mariage Shinji réplique : « Vous ne pouvez pas m’aimer, vous traitez les femmes comme des singes. » Les travailleurs et les geishas sont unies dans le même monde, qu’il s’agisse de quartiers réservés ou des mines où on les emprisonne et les exploite. On verra même les geishas faire grève et éteindre les lumières du quartier rouge.  Junko Fuji, qui semble beaucoup plus concernée par ce scénario que par ceux d’autres mélodrames a rarement été aussi fascinante : obligée de boire une écuelle de saké, elle exécute malgré tout une danse en apesanteur, où elle est au bord de l’évanouissement. 




Le final, un des plus sauvages de toute la série, monte en parallèle le combat de Takakura avec un spectacle de kabuki et les mouvements d’une actrice (Junko ?) coiffée d’une crinière de lion rouge. Chang Cheh s’en souviendra peut-être lors de la mort de l’acteur interprété par Ti Lung dans Vengeance. 

Pas de chanson pendant « la marche vers le destin » mais un poème que récite Takakura avant d’entrer dans la maison. 





« J’espère mourir sous les branches d’un cerisier en fleur,

Ses magnifiques pétales tombant sur mon corps. »

Il y aurait beaucoup à dire sur la timidité et la délicatesse de Ken Takakura. 










24 août

A Lively Geisha / Nihon jokyo-den: tekka geisha (1970) de Kosaku Yamashita



Deuxième épisode de la série mêlant geishas et yakuzas interprétée par Junko Fuji. Comme souvent dans les séries japonaises, les personnages changent mais les situations sont identiques. Ici, ce n’est pas le monopole du charbon (comme dans Samurai Geisha) mais du riz sur lequel tente de mettre la main les patrons-yakuzas. Bunta Sugawara remplace Ken Takakura et le combat final fait écho à une danse de Junko Fuji. Si le film est plaisant, il faut attendre les dix dernières minutes pour qu’il atteigne sa dimension opératique. Junko jette un regard sur le public et constate que la place de Bunta est vide. Il est allé venger son vieux chef en attaquant le plan véreux. Junko, comprenant que son amour marche vers sa mort, se retrouve propulsé dans un décor jaune éclatant, tandis que Bunta s’enfonce dans les ténèbres. 




La mort va désormais les séparer. Bunta dévoile son tatouage de fudoh, et termine sa vendetta lacéré et couvert de sang. Le monde des geishas infuse de théâtralité celui des yakuzas et si le ninkyo eiga sous sa forme classique est amené à s’éteindre, il le fait de façon grandiose. 




26 août

Rise and Fall of Chivalry (1970) de Yasuo Furuhata  



Entre le ninkyo et le jitsuroku, sa forme moderne dont Fukasaku sera le grand artisan. Le film commence d’ailleurs comme un « combat sans code d’honneur » avec la biographie express d’une bande de yakuza, des irruptions violentes et des cadrages penchés. Pourtant, ce qui suit évoque bien davantage le cinéma de Melville. 




Koji Tsuruta est un ancien yakuza qui depuis six ans est patron d’un club de Shinjuku. Il répète sans arrêt qu’il n’appartient plus au monde de la pègre et vit avec la pianiste du bar. On pense à Carlito’s way et à la phrase : les services peuvent vous tuer plus vite qu’une belle. Un ancien membre du clan va le faire replonger, moins en raison d’une dette d’honneur que parce que Tsuruta étouffe dans sa vie d’honnête d’homme. 



« Je ne veux pas mener une vie normale, j’ai toujours été un yakuza » avoue-t-il. Une très belle scène dans la prison d’un commissariat où il donne une claque à un ivrogne et revoie des épisodes de sa vie en images fixes, et entend sa compagne lui répéter qu’elle l’aime. Mis à l’épreuve de l’époque contemporaine, ces acteurs du ninkyo classiques comme Tsuruta ou l’indispensable Kyosuke Machida deviennent encore plus mélancoliques. Cette histoire, très belle et classique, aurait très bien pu être filmée par Melville avec, par exemple, Lino Ventura dans le rôle de Tsuruta et Delon dans celui de Makoto Sato à qui aucune réinsertion n’est possible. 






27 août

Bakuchi-uchi: Inochi-huda/La mort distribue les cartes (1971) de Kosaku Yamashita



Devant ce film, j’ai pleuré comme une mémère japonaise.

Comment résister lorsque Koji Tsuruta ne veut pas avouer à l’actrice qu’interprète Michiyo Yasuda qu’il est un yakuza ? Lorsqu’il est envoyé en prison alors qu’il lui a demandé de l’attendre. Lorsqu’ignorant tout de son identité et de sa vie de yakuza, elle épouse le chef de son clan.  Comment résister à cette scène sur la plage où elle va se suicider et où Tsuruta la recouvre d’un manteau rouge ? 




Et la coupe de saké que Tsuruta ne parvient pas à briser pour couper ses liens avec  son frère de sang, Tomisaburô Wakayama cette masse d’humanité blessée. 



En revanche, lorsque le sol de la pièce mortuaire se remplit de sang *, et que Koji Tsuruta la traverse comme le Styx avec Michiyo Yasuda, j’étais bouche-bée. Et je me suis rappelé, s’il le fallait, pourquoi je regardais ce genre ces films japonais qui racontent sans fin la même histoire : pour ces moments sidérants qui sont des rêves de cinéma fou et absolu.  




*Ce dont se souviendra Sono Sion pour Why Don’t You Play in Hell. 


28 août

Aftermath of Battles Without Honor and Humanity / Sono go no jingi naki tatakai (1979) d’Eiichi Kudō



Quelles sont donc les conséquences des combats sans code d’honneur ? Peut-être tout simplement le passage aux années 80 et à un autre cinéma. Bien que réalisé par le vétéran Eiichi Kudō (13 tueurs), Aftermath prend déjà ses distances avec les années 70. Les combats sont corrects mais c’est plutôt l’ambiance pleine d’amertume qui entoure la destinée des quatre hommes de main qui marque la différence. 

Sur de la soul FM japonaise, très mélancolique, une voix encore jeune mais pleine de lassitude raconte la déroute d’un clan. Ses jeunes membres qui aurait pu devenir les meilleurs amis du monde, joueurs de base-ball, fonder une famille, ou devenir des oyabun respectables vont eux-aussi être brisés par des aînés poursuivant des luttes seulement motivées par l’argent (mais en a-t-il jamais été autrement ?). Une dernière scène magnifique substitue au combat, des lumières abstraites (celles des coups de feu) traversant l’écran devant le visage de Jinpachi Nezu, anéanti, le corps en morceau et drogué. 





On retrouve des vétérans du genre comme Asoa Koike et Hiroki Matsukata, lieutenant croyant encore aux clans et à l’honneur, mais aussi l’éternel traitre Mikio Narata. La magnifique Mieko Harada, qui pourrait ressembler aux femmes plongées dans l’abnégation des ninkyo eiga, termine le film en incarnation des personnages de Takashi Ishii. 




(à suivre)