mercredi 25 novembre 2020

Je voyage dans ma bibliothèque japonaise : Yukio Mishima

 C’est aujourd’hui le cinquantième anniversaire de la mort de Yukio Mishima. 

Numéro Spécial de l’hebdomadaire Gendai paru le 12 décembre 1970. 40 personnalités et intellectuels japonais s’exprimaient sur la vie et la mort de l’écrivain, le mois suivant son suicide. 

La photo de couverture est de Eikoh Hosoe











La mort de Mishima ne doit cependant pas faire oublier la lutte contre la chute de cheveux 





lundi 16 novembre 2020

Okuribi. Renvoyer les morts

On connait la cérémonie qui clôt la fête d’O-bon (équivalent japonais de la Toussaint) vers la mi-août. Après avoir passé quelques jours chez leurs proches où ils ont étés honorés, les esprits quittent les vivants sous la forme de lanternes déposés sur le cours d’une rivière. Rassurés de n’être pas oubliés, ils disparaissent dans les ténèbres, jusqu’à l’année prochaine. Okuribi en est une variante spectaculaire : il s’agit de foyers allumés sur une montagne formant des idéogrammes et destinés à guider les morts sur le chemin du retour. 

Dans le roman d’Hiroki Takahashi, un adolescent connaîtra une initiation sauvage pendant le rite d’Okuribi. Emménageant avec sa famille dans un village de la région d’Aomori, Ayumi est témoin du harcèlement d’un jeune garçon nommé Minoru par ses camarades. Malgré les liens d’amitié qu’il noue avec leur chef, Akira, il échoue à comprendre leur cruauté envers un ami d’enfance. Bien qu’il traite du phénomène de l’ijime (le harcèlement scolaire) Okuribi n'est pas un livre sociologique mais un récit à la lisière du fantastique et de l’horreur. 

Ayumi le citadin se retrouve plongé dans la campagne d’Aomori, haut-lieu de la paysannerie mystique japonaise d’où proviennent des personnalités comme le danseur butô Hijikata Tatsumi ou le dramaturge et cinéaste Shûji Terayama. Takahashi n’en rajoute cependant pas dans le folklore et il n’est pas fait mention d’Ozoresan, les fameux monts de la peur hantés par les démons, ni explicitement des itako, les chamanes aveugles qui conversent avec les morts. Takahashi dépeint une campagne japonaise en apparence semblable à toutes les autres, paisible, avec ses chemins traversant les champs et ses forêts. Pourtant, qui a grandi à la campagne, au Japon ou ailleurs, connait sa violence et les terreurs qui peuvent naître en plein soleil.

Au fur et à mesure que la mort se rapproche de la petite bande, Takahashi multiplie les descriptions insolites de paysages, d’animaux et d’insectes. Quelle est cette bête de la taille d’un poing, couverte de boue, qui surgit sur un sentier devant Ayumi? Pourquoi le vent a-t-il une couleur moineau? Quels sont les mots qui portent malheur? Pourquoi cette vieille femme persiste-t-elle à confondre Ayumi avec l’héritier d’une famille noble ? Derrière l’ijime dont est victime Monoru, est tapi autre chose de plus ancien et de bien plus ténébreux. Le jeu de l’hanafuda, ces petites cartes japonaises représentant des animaux, dont l’inoffensif Minoru est invariablement le perdant, se transmet de génération en génération aux élèves du collège, et remonte peut-être, sous une autre forme, à un rite plus ancien. 

Quel sacrifice, décidé depuis l’enfance d’Akira et ses compagnons, faut-il accomplir pour apaiser les morts ? 

Hiroki Takahashi. Okuribi. Renvoyer les morts. Editions Belfond 2020. Traduction Miyako Slocombe. 




dimanche 15 novembre 2020

Chansons des mauvaises filles et des mauvais garçons



A l'exception des Combats sans code d'honneur de Kinji Fukasaku,  le film de yakuza est romantique, et ces messieurs, lorsqu’ils ne pratiquent pas l’art délicat de l’extorsion ou de l’expropriation forcée, pleurent sur le sens de l’honneur perdu des jeunes gangsters, un oyabun assassiné ou leur aniki  emprisonné, et souvent sur une modeste jeune fille, dévouée à sa mère malade, peut-être institutrice, à qui ils n’osent avouer leurs sentiments. 
Comme le « voyou » interprété par Tatsuya Watari dans la série Gangster VIP (1968), le yakuza part dans le crépuscule, des larmes pleins les yeux alors que s'élève une déchirante enka. 





Je ne sais pas si le terme de « Yakuza Enka » existe, mais inventons-le. On peut imaginer que les membres du Yamaguchi-gumi ne rataient aucun film de leurs incarnations à l’écran et avaient la gorge aussi nouée que les jeunes filles rêvant à la voix de velours d’Akira Kobayashi dans Nous ne verserons pas notre sang et Les Fleurs et les vagues (1964) de Seijun Suzuki. 
Le morceau de Yakuza Enka le plus célèbre est sans conteste Tokyo nagaremono, du film du même nom Le Vagabond de Tokyo (1966) de Seijun Suzuki, que Watari entonnait après avoir décimé un gang adverse. Tokyo nagaremono est aujourd’hui encore un classique des Karaoké, et on la chante la main sur le cœur, le regard voilé par le saké et la fatalité. 

Tous les acteurs des yakuza eiga étaient aussi chanteurs, et les pochettes de disques même lorsqu’elles ne sont pas la BO d’un film, en reproduisent l’imagerie, qu’il s’agisse du versant historique Ninkyo eiga, se déroulant fin XIXe début XXe, ou contemporain comme le Jitsuroku eiga. Dans le premier le chanteur porte un kimono, a un linge enroulé autour du ventre et est armé d’un sabre. Une de ses stars est Ken Takakura, qu’on a surnommé le Clint Eastwood japonais et qui est connu en occident pour son rôle face à Robert Mitchum dans Yakuza de Sidney Pollack. Takakura fut aussi le héros d'une série de films de yakuzas contemporains : Abashiri Prison (Teruo Ishii,1966) dont le thème est devenu un classique de la enka chanté par lui-même ou par Keiko Fuji.


Moins connu chez nous, Kôji Tsuruta fut lui-aussi une énorme star dans des films dont les titres parlent d'eux-mêmes : Le Sang de la vengeance (1965) de Tai Kato, La Cérémonie de dissolution du gang (1967) de Kinji Fukasaku. 



Comme Takakura, on le retrouve en partenaire de Junko Fuji dans la série La Pivoine rouge à la fin des années 60. Junko Fuji, elle-aussi enregistra des disques de Enka Yakuza tendance Ninkyo eiga.

Parmi les femmes de la Enka Yakuza, la plus mythique est Meiko Kaji, autant dans le style Ninkyo que Jitsuroku.

La très belle Hiroko Ohgi, actrice et chanteuse, interpréta des femmes yakuza dans Rising Dragon’s Soft Flesh Exposed (1969) de Masami Kuzuo, avec Akira Kobayashi comme partenaire, et The Friendly Killer (1966) de Teruo Ishii où elle dévoile de spectaculaires tatouages.


L’univers du Jitsuroku eiga est celui des villes du péché, des hôtesses de bars, des néons tentateurs et de la pluie qui lave autant les blessures que les pleurs des marlous. Passant du jeune premier à l'imposant oyabun, Tatsuo Umemiya (Terror of Yakuza de Sadao Nakajima, Tombe de yakuza et fleur de gardénia de Fukasaku) est l'acteur et le chanteur idéal pour nous entraîner dans l'Underworld tokyoïte.




Akira Kobayashi demeure cependant l'une des plus parfaites incarnations de ce romantisme balafré. 



Parfois l’acteur-chanteur incarne un flic maverick comme le très rock Yûsaku Matsuda dans La Preuve de l'homme (1977), mais l'univers glamour et urbain reste le même.


Je ne sais si certains yakuzas ont fait carrière dans la chanson mais cela est probable. Un au moins est devenu acteur et chanteur : Noboru Andô dont on peut admirer la belle gueule de crapule dans les films d'Hideo Gosha comme Les Loups (1971) et Le territoire du sang versé (1969).

Tirés à quatre épingle ou dévoilant des dos éclatants de fleurs tatouées, ces perdants-nés aux poings de fer et à l’œil de velours, aux lames brillants d'éclats assassins et sensuels, passaient la moitié de leur vie en prison. Devant le corps peint de Bunta Sugawara, on imagine le chant d'amour que Genet aurait pu leur dédier. 






mercredi 11 novembre 2020

Je voyage dans ma bibliothèque japonaise : Haunted Mansion de Senba Ryuei, illustré par Maruo

Né en 1952, Senba Ryuei était considéré comme un des grands espoirs, du Tanka, forme de poésie japonaise courte où s’illustrât notamment Terayama. 

Sa particularité était de mêler à la forme traditionnelle de l’argot et des termes de la sub-culture de l’époque. Un de ses recueils les plus connus se nomme Moi, le joli lièvre de mars. Il collabore ensuite avec Araki pour Une boutique de fleurs dans un cimetière. 


Senba Ryuei abandonna la poésie et se tourna vers l’écriture de récits d’horreur, avant d’être miné par l’alcoolisme et de mourir en 2000 à l’âge de 48 ans. 


Le recueil eroguro Haunted Mansion (1990), également nommé Horned Mansions, est illustré par Suehiro Maruo. On y trouve la nouvelle La Maison de Momogen, où une femme essaye d’atteindre le plaisir sexuel en se recouvrant de vers de terre. Dans La Maison des putes, un poète qui poursuit la "beauté spasmodique de la peur" assassine les sœurs de sa maîtresse et les transforme en figures de cire.


Dans Moi, le joli lièvre de mars, on trouve ces vers :

Au milieu de la nuit, quand la pluie tombe, les cadavres brûlent en attendant l’aube des morts

Quelques centaines de millions de personnes dans le noir, mangent et boivent jusqu'à ce que leur langue s'engourdisse à minuit

Sous les tropiques, les papillons de nuit se dissolvent, les bêtes fondent et la nuit les gens deviennent fous.


samedi 7 novembre 2020

Nadja cinéma



Dans la préface de son roman de jeunesse Ecoute le chant du vent, Haruki Murakami a cette belle phrase : « C’était une époque où subsistaient des « interstices » par lesquels on pouvait encore se glisser dans le corps du monde. ». Il nous parle des années 70, et de la survivance de certaines utopies rendant le temps et l’espace disponibles. Cet âge est révolu mais on peut encore en ressentir le mood particulier dans un bar de Tokyo, qui se nomme en français Le Temps, et dont l’enseigne nous dit justement qu’il est ouvert de 18h à 28h30, et dans les films magiques de Jacques Rivette. Dans le système de production verrouillé des années 50, c’est la Nouvelle vague qui a ouvert ces interstices permettant de se glisser dans le corps du cinéma. Pour Rivette cela correspondait à construire un espace de rêve et de création jamais vu, ayant pour nom « la vie parallèle ». Même si le terme désigne d’abord en 1976 Duelle et Noroit, on peut l’étendre à cette décennie intense qui va de Out 1 (1971) – sous ses deux formes « Spectre » et « Noli mi Tangere » - au Pont du Nord (1981). Cette vie parallèle est forcément clandestine par les pratiques qui s’y développent comme l’improvisation et le tournage sans plan, contraires aux normes admises de la production, mais aussi par l’ouverture d’autres interstices par lesquels le spectateur peut lui-aussi se glisser dans le corps du film. Out 1, Duelle ou Céline et Julie vont en bateau (1973), sont des films à l’intérieur desquels on peut marcher parfois jusqu’à l’épuisement, jusqu’à dormir debout. Ces voies serpentines que trace Rivette, on se souvient les avoir empruntées avec d’autres, souvent dans de mystérieux livres de poche : avec Nerval, guidé par les Filles du feu (autre titre des « scènes de la vie parallèle »), Léon-Paul Fargue le "Piéton de Paris" dont la topographie est jumelle de celle de Rivette, et bien sûr avec André Breton et Nadja et cette collecte de vues parisiennes qui sont déjà comme le repérage d’un film fantôme. Breton écrit : « Je n’ai en dessein de relater, en marge du récit que je vais entreprendre, que les épisodes de ma vie telle que je peux la concevoir hors de son plan organique, soit dans la mesure même où elle est livrée aux hasards, au plus petit comme au plus grand, (…) elle m’introduit dans un monde comme défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences(…) » 
Le cinéma de Rivette nait aussi d’un autre moment, lorsque dans le génial Juve contre Fantômas (1913), Feuillade profite de la filature de « Joséphine la pierreuse » dans le métro et les grands boulevards pour s’évader de ses décors de théâtre, et se confronter à cette anarchie du réel dont le diabolique criminel est aussi l’incarnation. Dans le Nadja Cinéma de Rivette, les filles de la lune et du soleil qui s’affrontent dans Duelle pour le contrôle du temps, transforment Paris en forêt de Brocéliande, qui s’étendrait de l’hippodrome de Vincennes, aux grottes des Buttes Chaumont et à la serre du Jardin des plantes. Dans Céline et Julie, Paris devient une petite ville de province, secrètement dirigée par les chats et les vieilles filles de la bibliothèque municipale. Cette opération magique exercée sur le monde, c’est cela aussi que l’on nomme l’improvisation. On sait que les aventures de Fantômas naissaient du dialogue à voix haute des écrivains « duels » Souvestre et Allain, délirant sur de vagues trames, tout comme Céline et Julie nait du dialogue de deux jeunes filles qui ne cessent de se « monter la tête », sans doute pour échapper à l’ennui d’un été interminable. Cette affabulation et ce désir de fiction qui emportent et ensorcellent le monde est le propre autant des personnages que du spectateur, lui-aussi dans la disponibilité et la flânerie. Nous sommes comme Jacques Perrin dans Les Demoiselles de Rochefort fredonnant à l’annonce d’un crime : « Je vais aller voir ça, le mystère m’enchante. » Ce qui charme dans Out 1, ce sont bien sûr les sociétés secrètes, les 13 et les Dévorants qui s’affrontent dans Paris, l’enquête parallèle de Colin et Frédérique, mais aussi de petits générateurs de fiction, déposés dans certains coin du film, et qui produisant du mystère de façon presque hasardeuse. Ainsi dans la maison au bord de la mer, Sarah évoque des bruits de pas qui l’inquiètent, des apparitions dans des miroirs ; on croirait une de ces histoires à faire peur que se racontent les pensionnaires des internats. Mais ce fantôme c’est peut-être Igor, le maître de jeu disparu, qui habiterait clandestinement sa propre maison et jouerait à l’Unheimlich. Rien ne sera élucidé de ce soupçon, qui n’est pas une impasse du récit mais son contraire : l’ouverture vers un ailleurs du film qu’il nous appartient de poursuivre dans Out 2 ou 3. « Out » c’est aussi le film qui se poursuit à l’extérieur de la salle.


La vie parallèle n’est pas imperméable au réel puisqu’elle y puise son énergie et sa poésie, bien au contraire elle est hypersensible à ce qui circule dans le corps du monde. Le cinéma de Rivette ne se joue pas « Anywhere out of the world » et le durcissement de la société assombri son cinéma à l’orée des années 80. Déjà Merry go Round (1978) ne parvenait pas à reproduire la magie des films précédents, sans doute parce que l’arpenteuse (Maria Schneider) y trainait les pieds, laissant seul un partenaire (Joe Dalessandro) déraciné. Le manège commençait à se gripper, mais la désillusion sera bien plus profonde dans Le Pont du Nord. Bulle Ogier ne peut plus entrer dans un lieu clos sans suffoquer, comme si tel un corps étranger elle était rejetée et que la circulation entre les mondes devenait impossible. On a l’impression que les interstices ont été colmatés et que la vie parallèle prend désormais les tristes noms de délinquance et de terrorisme. Ce monde de banquiers et de policiers était déjà celui contre lequel Fantômas et ses apaches avaient déclaré la guerre. Désabusé, Rivette confie le rôle de Julien, l’homme qui assassine Bulle Ogier pour une sordide affaire de chantage, à Pierre Clémenti, icône de la contre-culture des années 70. Les destructeurs de la vie parallèle, qui l’ont transformé en une périphérie invivable rongée par la drogue et la souffrance sont ceux-là même qui en étaient auparavant les héros. Le Pont du Nord est le pont vers le froid, celui qui glace la société des années 80. Cependant, un passage de relais s’effectue entre Marie, la fée en robe rouge et Baptiste, jeune guerrière en armure de cuir. Si, tel Don Quichotte, elle est prête à affronter le dragon, Rivette l’enserre impitoyablement dans l’écran d’une télévision de surveillance. 
La vieille magie romantique est-elle morte à jamais ? Peut-on faire revenir les figures autrefois aimées ? Peut-on revenir à la vie parallèle ?
Dans Histoire de Marie et Julien, l’horloger s’endort un après-midi dans un parc et Marie lui apparaît. Ce sont des retrouvailles même s’ils semblent échouer à se souvenir de leur rencontre précédente. C’est normal puisque la dernière fois où ils se sont vus, c’était dans un autre film et ils avaient d’autres visages. Marie et Julien de 2003 sont les parallèles de Marie et Julien de 1981 dans Le Pont du Nord. La claustration de Julien serait la conséquence de son acte irréparable. Si le prix à payer pour quitter la vie parallèle était l’assassinat de Marie, ce qui l’attendait n’était qu’une maison sombre et poussiéreuse où les secondes chuchotent « souviens-toi » tandis que vagabonde Nevermore, le chat noir. Comme les automates de la rue du Nadir aux pommes de Céline et Julie, l’horloger est prisonnier de la maison du temps, et comme eux il est atteint d’une amnésie encore pire que le souvenir. La chronologie est elle-même plus complexe : Histoire de Marie et Julien est autant l’origine du Pont du Nord que sa suite amnésique. Dans le recueil de scénarios non tournés Trois films fantômes de Jacques Rivette, on apprend que Marie et Julien faisait partie des « Scènes de la vie parallèle », et devait être filmé en 1976, à la suite de Noroit avec Albert Finney et Leslie Caron. L’épuisement de Rivette mit un terme au tournage après seulement deux jours. Ce n’est donc pas seulement Marie qui revient du passé et s’incarne mais, à travers elle, un « autre film ». 
Dans Histoire de Marie et Julien, Rivette ouvre à nouveau la vie parallèle mais de manière très élégante, par le biais d’un mécanisme d’horlogerie défectueux : les secondes « boitent » et produisent, une fois sur deux, un son différent. Si l’on marche dans les films de Rivette, c’est forcément en boitant : un pas dans notre monde et un autre dans la vie parallèle. Dans Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul, on pouvait voir un semblable boitement des temps et de l’espace. Jenjira Pongpas Widner, la vieille dame infirme, marche à la fois dans le jardin de l’hôpital et, voyante, dans le palais du temps jadis. Sa jambe plus courte se pose alors sur un autre sol et un autre temps, celui qui retient prisonniers les soldats endormis. La cohabitation des temps et leur caractère cyclique relie profondément Rivette à l’Asie. Par exemple, l’un des films asiatiques les plus rivettiens est Tokyo Park (2011) de Shinji Aoyama où une épouse allant de parc en parc dessine dans Tokyo une spirale, comme le jeu de l’oie du Pont du Nord se superposant au plan de Paris. La référence à Vertigo, exceptionnellement, n’est pas fatale : l’épouse parvient à rappeler à son mari un escargot fossilisé, symbole de leur rencontre dans un musée d’histoire naturelle.


Ainsi, passant dans la vie parallèle, elle redonne vie à un amour en voie de fossilisation. Dans Histoire de Marie et Julien, le centre de la spirale est aussi le foyer d’une résurrection amoureuse : Marie reproduit exactement dans la maison de Julien la chambre de son suicide, qui devient le lieu de l’ultime opération magique de Rivette et sans l’une des plus belles. Repassant dans les limbes et s’incarnant à nouveau, Marie extrait le temps du mouvement mortifère des horloges, pour le rendre à aux unions libres de l’amour et de la fiction. La formule magique n’est ni prononcée ni écrite sur un intertitre mais nous l’entendons quand même : « Mais le lendemain matin… Marie était de retour. » 
Relançons les dés, le jeu n’est jamais fini.