mercredi 24 janvier 2024

Notes sur quelques livres et films

J’avais pris ces notes en décembre 2023 sans avoir eu le temps de les publier. Je les poursuis donc aujourd’hui. D’une année à l’autre, c’est toujours la pluie et le froid qui règnent et pour survivre à ces maussades journées sans soleil, et puisque tutto il resto è noia, une seule solution : peupler sa caverne de livres et de films. 


Ozu. Une affaire de famille de Pascal-Alex Vincent (éditions La Martinière)



Pascal-Alex a eu la gentillesse de m’offrir son magnifique livre sur Ozu. Le cinéma japonais, Ozu en représenterait le symbole le plus pur : les plans fixes, la caméra à « hauteur de tatami », les acteurs filmés frontalement. C'est à la construction de ce style hypnotique que Pascal-Alex Vincent nous invite. Une affaire de famille mais aussi une histoire du Japon débutant dans le cinéma muet, dans un pays en crise et les milieux populaires, voyant apparaître les premiers salarymen, le conflit sino-japonais (où Ozu fut mobilisé), le peuple brisé de la défaite, avant de suivre les Japonais dans leur accès au confort et à l’électro-ménager dans les films en couleur de la fin de sa carrière. 



Son œuvre côtoie brièvement les « modernistes » et la nouvelle vague dont certaines futures stars ont tourné chez lui comme Mariko Okada (Fin d’automne), Ayako Wakao (Herbes flottantes) et Shima Iwashita (Le goût du saké). Le livre est aussi une « petite histoire du cinéma d’Ozu » remplie d’anecdotes, de potins des journaux de l’époque, et de romances réelles ou prêtées au cinéaste, composant un Ozu humain, moins « cadré » que ses films, et un peu vieillard terrible comme le monsieur Kohayagawa de Dernier caprice. 



Ozu meurt en 1963, âgé de 60 ans, ce qui est jeune pour un cinéaste japonais. On peut imaginer un Ozu ayant continué de tourner encore pendant 20 ou 25 ans. Quel regard aurait porté Ozu sur les années de contestation de la jeunesse ? Sur la société du divertissement des années 70 et 80 et le monopole de la télévision ? Sur le consumérisme des années 80 ? Momoe Yamaguchi aurait-elle incarné une jeune fille moderne, née un an après que le cinéma d’Ozu soit passé à la couleur ?  Concordance des temps, le livre est préfacé par Wim Wenders, alors que sort le très beau Perfect Days. 




Le garçon et le héron d’ Hayao Miyazaki



Autre grand maître qui en revanche nous est contemporain : Miyazaki. Je ne prétendrais pas avoir tout compris de ce film foisonnant, labyrinthique mais à la narration et l’animation d’une grande souplesse.  Miyazaki reste toujours atypique. Le symbole pourrait être ce héron, gracieux, mais qui cache dans son ventre un petit bonhomme grassouillet au gros nez - soit son inverse complet. Lorsque le bonhomme ressort, le héron n’est plus qu’un déguisement. Il y a ainsi au cœur de cette histoire tragique d’un garçon ayant vu sa mère brûler vive pendant le bombardement de Tokyo, toujours cet esprit drolatique. Ainsi la tribu d’adorables mémères, hautes comme trois pommes, et taxant des cigarettes. Elles me rappellent ces vieilles tortues que je vois trottiner toutes courbées, dans les rues et les couloirs du métro. Ce sont en fait des yokaïs et malgré tous mes efforts, je ne parviens jamais à les prendre en photo : elles ne se déplacent pas à vitesse humaine. 


Yuki-onna à la galerie Da-end 

Je suis passé en décembre par la galerie da End, dont la thématique est yuki-onna. Je n’ai pas vraiment vu l’enchanteresse et glaciale femme des neiges, mais des lithographies de Toshio Saeki, une très jolie miniature de Satodhi Saïkusa 



et une belle photographie de Daido Moriyama. Au fond cette femme nous offrant l'intérieur de ses cuisses, comme un paysage de neige nocturne, mais dont le flou frustre notre désir, est peut-être la vraie incarnation de Yuki. 




L’obs hors série, Novembre 2023 : le pouvoir des mafias. 




Une belle couverte de Bruce Gilden flashant l’ancien yakuza Noya Abe, devenu auteur de manga sous le nom de George Abe. Jake Adelstein évoque dans un article, une organisation religieuse ultra puissante : la Soka Gakkai, fondée avant la seconde guerre mondiale, qui dompte désormais 8 millions de membres et possédant même presque entièrement le quartier de Shinomachi à Tokyo. Actif aussi dans la politique au parti libéral démocrate, le Soka Gakkai a également recours à des yakuzas pour certaines opérations. Encore un exemple de l’action liens des gangs dans la face cachée d’organisations légales. 

En bonus, les toujours splendides femmes (de) yakuzas de Chloé Jafé.




Perfect days de Wim Wenders



Wenders m’apprend un mot japonais : Komorebi, la lumière du soleil jouant avec les feuilles des arbres. Goût pour les choses infimes et fugitives, mais aussi puissances de l’imperfection et de la fragilité, car jamais le soleil ne pourrait traverser le béton. Perfect days m’a fait penser à Richard Breautigan, et chaque étape de la journée de monsieur Hirayama pourrait être un chapitre du Tokyo Montana Express. Imaginons : « Les 4000 toilettes publiques de Tokyo », « la cassette de Lou Reed qui valait de l’or », « Les deux amours de la mam-san », « Un seul livre à la fois »… 



Si la jeunesse ne tient pas en place, doit prendre la route, et faire des expériences, la vieillesse continue le voyage sur un autre mode : celui d’une routine heureuse, et explore un territoire tout aussi infini où chaque jour peut devenir œuvre d’art intime, surtout quand il s’achève devant la mama-san de son bar favori. 



Le film m’a aussi rappelé cette vérité simple : oui, Tokyo est l’une des villes les plus propres du monde, parce que les Japonais sont soucieux du bien commun, mais aussi parce qu’il y a des gens qui la nettoient chaque jour. Monsieur Hirayama est encore vigoureux, mais derrière son soin méticuleux à nettoyer les toilettes, on perçoit une réalité sociale plus dure : celle des travailleurs âgés qui gardent les parkings, font la signalisation devant des travaux, travaillent dans les restaurants, ou ceux qui pistent les fumeurs et leur tendent une bouteille de soda pour qu’ils y éteignent leur cigarette. Lorsque son assistant lâche son travail, il doit en exécuter le double, et on sent que c’est bien trop pour lui. 


Petit éloge de l’errance (2014) d’Akira Mizubayashi



Par hasard, après Perfect Days, je retrouve dans ma bibliothèque ce Petit éloge de l’errance, si mince que je croyais l’avoir perdu depuis longtemps. Les premières pages sont une longue et belle description de Yojinbo de Kurosawa, le rônin devenant pour lui la personnification du Japon de l’après-guerre, traçant un chemin hasardeux mais déterminé, dans un monde chaotique. « Notre yojinbo, une fois qu’il a pris note de la direction indiquée par la branche d’arbre lancée au hasard en l’air s’est mis en effet à marcher d’un pas ferme et assuré dans le vaste champ désert. »


Keiko kishi, une femme libre de Pascal-Alex Vincent



Outre son évocation attachante d’Ozu, Pascal-Alex Vincent nous propose de rencontrer Keiko Kishi dans un documentaire poursuivant ses portrait d'actrices japonaises : Miwa, et Kunyo Tanaka. Ozu n’est évidemment pas loin puisque Keiko a tourné dans Printemps précoce. Keiko Kishi c’est aussi la femme des neiges de Kwaidan, la Eiko de Yakuza de Pollack, l'actrice de Naruse et Kon Ichikawa. Mais aussi une française d'adoption mariée au cinéaste Yves Ciampi ; une productrice avec les actrices Yoshiko Kuga et Ineko Arima, entre autres de Fleur pâle de Shinoda et de Kwaidan. Dans les années 70, s’éloignant du cinéma, elle fut aussi une globe-trotteuse intrépide, réalisant des reportages en Iran pendant la révolution. Le film contient une interview exclusive réalisée l’été dernier à Tokyo. Elle fête cette année ses 91 ans. La particularité de Keiko Kishi est d’avoir été énormément filmée par sa famille dans des home-movies, et d’avoir été une des personnalités du milieu artistique parisien dans les années 50, fréquentant Cocteau et jouant pour lui au théâtre. Léguée à la cinémathèque, les archives de Keiko Kishi fournissent une passionnante matière au documentaire de Pascal. 


Godzilla Minus One de Takashi Yamazaki



L’excellent Godzilla Minus One prouve qu’un film d’action peut aussi être (relativement) lent, avec des plans fixes. L’attaque de Ginza est particulièrement magnifique, et l’introduction du thème musical donne des frissons. Godzilla lui-même est majestueux, avec cette idée formidable d’avoir conservé, alors même qu’il est en CGI, une certaine rigidité et un côté mastoc,  comme si un acteur se cachait encore sous sa peau. Mais tout de même, on ne peut pas faire l’impasse sur un discours politique pour le moins curieux. L’affrontement en 1947, entre Godzilla et un Japon privé d’armée, abandonné par les USA en pleine guerre froide, permettrait au peuple de laver la honte de la défaite. Le patriotisme et le fascisme ne sont jamais évoqué mais, comme le déclare un scientifique, beaucoup d’hommes sont morts aux combats à cause d’armes et avions défectueux. Que de vies auraient été épargnées si les avions des kamikazes avaient été dotées de sièges éjectables ! Enfin sans aller jusqu'au nationalisme, puisqu’au fond le film rejette in fine l’idée du sacrifice, c'est plutôt l'effet étrange de voir un film restituant l'esprit de 1947, et réclamant au moins des forces d'autodéfense.


Angel Guts Red Porno (1981) de Toshiharu Ikeda



Revision à la Filmothèque, dans le cadre du ciné-club de Stéphane Delorme, du plus cauchemardesque des Roman Porno Nikkatsu. A l’exception des scènes où Nami couche avec son collègue de bureau dans un hôtel, toutes les scènes érotiques sont des scènes de masturbation ou des images mentales. Vision hallucinée d’un monde d’hommes et de femmes séparées, presque un apartheid où, ne circulent que des images érotiques industrielles, productrices de fantasmes. Rien n’est plus difficile que de franchir ces parois de verre pour qu’une vraie rencontre se produise.  


samedi 25 novembre 2023

Journal du mois d’aout à Tokyo 3

Kabukichô will never die

…Mais ce que j’allais découvrir le lendemain dépassait tout ce que je pouvais imaginer…



A force de tourner autour du sanctuaire de Benzaiten (voir ici) et d’être fasciné par le château rouge qui le jouxte, j’ai fini par y entrer. 



La veille de mon départ, le 1er septembre, Constant Voisin m’invite à une soirée de performances au Kabukichô organisée par le collectif d’artistes Chim↑Pom. Constant m’apprend qu’Elli une des fondatrices du groupe et son compagnon, propriétaire des plus grands host clubs du Kabukichô, luttent contre la disneyisation du quartier, dont le symbole serait l’affreux bar-attraction Robot Restaurant (d’ailleurs fermé). 



Il est en effet capital que Kabukichô conserve son parfum de souffre, aux vieilles habitudes peut-être immorales, mais qui en font un quartier chargé d’histoire, de culture et pour moi un creuset de récits et de destins qui encore aujourd’hui continuent de se croiser. Constant me raconte que le compagnon d’Elli a aménagé dans ses clubs des salles de lectures pour que les Hosts puissent comprendre la valeur du quartier où ils travaillent. 




Le lieu des performances est donc Ojo, le château rouge à côté du sanctuaire de la déesse. Il serait à l’origine un restaurant, transformé en karaoké et désormais désaffecté. Quant aux artistes, il s’agit de Kumi, une performeuse vouant un culte à Benzaiten, et de TokyoQQQ, une troupe qu'on pourrait rapprocher de celle de Terayama dans les années 70. Ce soir va se dérouler une cérémonie pour invoquer l’esprit de Kabukichô contre les promoteurs et l’industrie du spectacle. La tour est en effet en déréliction, et pourrait faire un décor idéal de J-horror. Avant que les artistes ne l'investissent, on fait connaissance avec eux par des installations vidéo. Celle de Constant, sur quatre écrans, présente Kumi et une barre de pole-dance, d'abord avec sa robe et sa coiffe de prêtresse puis sans maquillage. 

Peu à peu, elle se met à pleurer. Kumi est d’origine coréenne, et elle vit un voyage intérieur vers ses origines. Ce que met à nu l’artiste, face à la barre métallique, n’est pas ce à quoi on s’attendrait. 

Dans un coin de la pièce, dans un petit espace en carton rose-bonbon, les membres d’un club érotique (le groupe Bonjour Tulipe), une naine (Chibi Moeko) et une jeune femme toute en rondeur (Juanita Yamada), sont en nuisette et perruque blonde.


Au fond de leur chambre, par une ouverture, un homme étrange les observe. Il rampe jusqu’à nous : c’est un artiste handicapé (Kenta Kanbara), aux jambes atrophiées, qui danse sur les mains avec une incroyable virtuosité, son fauteuil roulant lui servant d’accessoire.


Après cette sidérante performance, je décide d’explorer les étages. Dissimulé dans le recoin d'un palier, un garçon-rat (Kelo Hirai) me suit de ses petits yeux noirs et brillants.


Un barbu androgyne (Domo) en train de lentement se maquiller me sourit. 

Par la fenêtre, d’une des salles j’aperçois une séduisante créature (Kily shakley), showgirl scintillante, longiligne comme un insecte.


Je reste dans ce couloir pour ne pas rater l’entrée en scène des artistes : devant moi passe le garçon-rat, glissant le long des murs comme une créature du cinéma expressionniste, puis c'est au tour d'un écolier (Tuki Takamura) en uniforme, fardé,  semblant sortir de Cache-cache pastoral de Shuji Terayama. 

Enfin tout le groupe sort de la loge, mené par Kumi cette fois en grande tenue de Benzaiten, chantant des mélopées votives.

Ils vont parcourir tout le bâtiment, suivis par les spectateurs, jusqu’à parvenir au sommet du château rouge. Là, Kumi chante pour la lune, pour Kabukichô et pour Benzaiten, entourée de cette troupe qui chacun représente les esprits protecteurs du quartier, venus des clubs érotiques, des bars à hôtesses, ou du théâtre et cinéma underground.



Aujourd’hui j’ai écouté sur la chaîne Youtube de Blast l’émission de Pacôme Thiellement consacrée à Freaks de Tod Browning (voir ici). Les phénomènes comme derniers survivants de l’esprit du carnaval, la plus vieille fête religieuse du monde. A travers leur renvoi au statut d’infirme, et pour certain leur hospitalisation psychiatrique, le nouveau monde du capitalisme et de la norme essayait d’effacer ce qui, à travers les freaks, survivait de ces cultes venus du fond des âges. C’est le même processus qui a été mis en œuvre au Japon tout au long du XIX siècle et surtout à l’époque Meiji, prohibant les fêtes sexuelles campagnardes, les sento mixtes, les estampes érotiques, pour se donner l’allure d’un pays respectable aux yeux des visiteurs occidentaux. 



Mais l’esprit d’Edo ne cesse de ressurgir : à l’époque Taisho, dans les années 20, avec le courant ero-guro et ses histoires d’horreur où des savants fous façonnent des monstres sur des îles (voir ici). Le patriotisme, le fascisme du gouvernement d’Hirohito et l’entrée en guerre détruiront cette poussée libertaire. Un même glas sonnait pour les années folles française et la république allemande de Weimar. Pacôme fait un lien entre les Freaks des cirques nomades et ceux des années 60, popularisés par Freak Out, l'album de Franck Zappa. Lors du miracle économique, sacré par les jeux Olympiques de 1964, c’est l’apparition de la danse butô de Tatsumi Hijikata, chevelu et décharné, n’ayant rien à envier aux freaks californiens, qui fait revenir les figures pauvres, malades, certains idiots ou déformés de sa jeunesse campagnarde ; c’est Koji Wakamatsu et ses films pinks hallucinés où les vierges sont crucifiées devant le mont Fuji ; c’est Shuji Terayama et Juro Kara les deux génies de l’avant-garde qui font revivre le kabuki travesti, sexuel et débraillé de l’ère Edo.  


La répression ne sera pas policière, mais économique comme dans tous les pays du monde. Les armes de la contre-révolution seront la télévision et les idolu, ces adolescentes proposant un monde acidulé et d’une apparente santé. Que pouvaient les monstres d’Hijikata face à la chanteuse adolescente Momoe Yamaguchi qui, bien qu’adorable et talentueuse, était la créature d’une industrie puissante ? Les années 80 seront donc, comme aux USA mais aussi en France, une fête du capitalisme, effrénée, grisante, où règnera le gaspillage. 



Le même combat se rejoue maintenant, au cœur de Kabukichô, dernier bastion d’un monde magnifique et vulgaire, déjà bien éprouvé lors du Covid. Bien sûr, je ne suis qu’un visiteur, et je mentirais si je disais que le chat de Shinjuku ne m’a pas charmé, et que je n’ai pas un frisson lorsque se met en mouvement l’immense Godzilla au-dessus du cinéma Toho. Mais je ne peux pas non plus m’empêcher de les voir comme les ambassadeurs de ce nouveau Kabukichô propre, kawai et inoffensif. 



Retrouvant dans une vieille « pocket camera » Kodak des images du Kabukichô en 2013, il n’y a donc pas si longtemps que ça, j’ai mesuré la différence. Aujourd’hui, des rues moins peuplées, moins de jeunes filles en goguettes et de regroupement de hosts, que j’adorais avec leurs cheveux oranges et leur allure de chats sauvages. Même les pittoresques rabatteurs sénégalais et nigériens semblent faire profil bas et ne tentent plus de m’attirer dans des bouges pour rencontrer les « real japanese girls ». 



Chim↑Pom, Kumi et TokyoQQQ sont héroïques, et je me demande ce que nous, en France, avons à opposer au racisme, à la rancœur à l’abrutissement des médias, et aux mauvais esprits qui ne cessent de ramper dans nos cerveaux depuis les années 40. 

Moi-aussi je dois prier une dernière fois Benzaiten pour la victoire de Kumi et la persistance de l’esprit du quartier. Je dois évidemment aller faire un dernier tour au Golden Gai. 



Dans un bar, deux jeunes gens me parlent de leurs tatouages : les bras de la fille sont couverts de papillons et de roses tandis que le garçon, canaille, soulève son t-shirt pour découvrir une chouette en vol. 



C’est une scène comme les autres, comme cent autres qui se déroulent toutes les nuits au Golden Gai, mais elle est empreinte de cette mystique de la rencontre, du plaisir de l'alcool, de l’amusement léger et partagé qui est tout l’esprit du Kabukichô.  



Pour en savoir plus sur TokyoQQQ ici






samedi 11 novembre 2023

Door (1988) de Banmei Takahashi



Attention, ce billet contient des spoilers. 

Door est un curieux film, entrant dans la catégorie du home invasion mais avec des préoccupations très japonaises. Le home Invader, celui qui s'introduit dans la maison, est davantage défini par un terme anglais passé dans le langage courant au Japon : le stalker. Un être anonyme, obsédé en général par une femme ou une jeune fille, qui se met à la suivre et se dissimule parfois chez elle. Ces personnages réels, au centre de fait-divers souvent tragiques, font partie des terreurs générées par la vie urbaine japonaise.



Le décor est typique des années 80, et deviendra celui favori de la J-horror : un grand ensemble moderne et aseptisé qui, s’il était laissé à l’abandon, aurait le même destin que celui de Dark Water. La solitude et une mère de famille persécutée sont aussi les thèmes de Door. Yasuko, une jeune femme au foyer, y réside avec son mari et son fils de 5 ans, Takuko. Le mari est un salaryman travaillant dans une société informatique, encore une fois un métier de la bulle économique. Il rentre épuisé du travail, fait une sieste, avant de s’occuper un peu de son fils.



La scène où Takuko est endormi dans leur lit indiquerait que ce couple poursuit une existence sans passion ni sexualité, centré autour de leur enfant. Cette vie conjugale morne et répétitive donne lieu à un désastreux retour du refoulé, pulsions qui chercheront à forcer la « porte » de l’appartement. Celles-ci s’incarnent en la figure d’un représentant proposant des cours d’anglais qui, blessé par la jeune femme refermant la porte sur sa main, va être pris d’une passion violente pour elle. Réduire le home invasion à son élément principal, la porte séparant la menace extérieur de l’intimité, est une idée particulièrement brillante. C’est sur celle-ci que l’héroïne trouve inscrit  : « Je suis sexuellement frustrée, faites-le avec moi. » Graffiti autant obscène que révélateur de son refoulement.



Alors que son mari est absent pendant trois jours, les coups de téléphone se multiplient, comme si l’un devenait de plus en plus présent alors que l’autre s’efface. Le « Je vous aime » du harceleur téléphonique lui revient perpétuellement à l’esprit, sans doute parce qu’on ne lui a pas dit ces mots depuis longtemps. Peu à peu, toujours à coup d’appels téléphoniques, l’homme étend son emprise sur sa vie, devinant lorsqu’elle sort de son bain ou l’épiant à la piscine. 



Paradoxalement, cette femme d’une trentaine d’année, ni belle ni laide, à la sexualité dévitalisée, se met très légèrement à retrouver une forme de sensualité. 



Avec ses traits fins et enfantin, le stalker échappe au cliché du pervers forcément repoussant. Comme le mari, il est un agent dépersonnalisé de la surconsommation des années 80. Les deux acteurs pourraient sans problème échanger leurs rôles. Après des années à œuvrer dans le domaine du roman porno et du film pink, Banmei Takahashi en connait bien les mécanismes. Pourtant Door n’est absolument pas un film érotique, ne flatte à aucun moment le voyeurisme du spectateur, comme si la sexualité refoulée de l’héroïne fermait aussi à double-tour cette porte-là.



Le stalker parvient finalement à s’introduire chez la jeune femme et, sous la menace, la force à préparer le dîner pour son fils et lui. Il occupe alors la place du mari absent, et tente ensuite de la violer. Un travelling étourdissant (et furieusement depalmien) en plongée totalement verticale, suit leur combat à travers tout l’appartement qui révèle son statut de décor, mais surtout d’espace mental.



Door a la réputation d’être l’un des premiers films gore japonais, au même titre que Evil Dead Trap sorti la même année. Mais il faut noter que les effets sanglants s’exercent exclusivement sur la figure du violeur, massacré par la jeune femme, à la fourchette à rôti et à la tronçonneuse. Pourtant, il semble que sa mort ne résout rien, à part faire basculer la mère et le fils dans la folie. Alors même que l’agresseur était dans l’appartement, un autre pervers téléphonait à Yasuko, faisant planer un doute : les appels anonymes, le mouchoir remplis de sperme déposé dans sa boîte à lettres, l’inscription obscène étaient-ils tous l’œuvre du représentant. Combien de pervers se cachent dans la ville pour l’épier ?



En 1991, Banmei Takahashi offre une suite érotique, Door 2, Tokyo Diary, délaissant le réalisme pour le baroque et un personnage de call-girl. La porte devient celle que va pousser la prostituée sans savoir quel homme se trouve derrière. Kiyoshi Kurosawa tourne Door 3 en 1996, ne retenant du premier film que l’idée du démarchage à domicile pour dévier ensuite sur un récit à la Body Snatchers. Kurosawa avait saisi que l’angoisse principale de Door résidait dans l’impossibilité de préserver son intimité dans un monde parcouru de réseaux téléphoniques. Des êtres spectraux, envoyés par les entreprises, pouvaient se glisser dans les maisons, cherchant autant à nous vendre leur marchandise, qu’à s’emparer de nos âmes et de nos corps.




mardi 31 octobre 2023

Shinji Somaï, l'anarchiste rêveur


Un texte bien sérieux que j’avais écrit sur Somaï pour Les Cahiers en 2013, à l’occasion de la rétrospective à la Cinémathèque française 

Typhoon Club 

Shinji Somaï, disparu en 2001 à l’âge de 53, laisse derrière lui une œuvre de 13 films. Bien qu’il fasse l’objet d’un culte vivace parmi ses pairs et les cinéphiles japonais, il demeure très méconnu en dehors de l’archipel. La raison tient d’abord à sa période d’activité, les années 80, décennie pendant laquelle le cinéma japonais fut négligé en occident. Le ralentissement créatif des grands auteurs, le déclin des derniers studios, mais aussi la mentalité particulière du Japon de la « bulle économique », en plein enchantement consumériste, produisirent un cinéma difficile à cerner. Somaï sut saisir la légèreté de l’époque, mais se révéla aussi un auteur exigeant et perfectionniste. Son œuvre passe du drame maritime The Catch (1983), au roman porno Nikkatsu Love Hotel (1985), à la fable maniériste Luminous Woman (1987) ou encore au mélo familial Wait and See (1998). Il est cependant un thème auquel il consacra la moitié de son œuvre : la jeunesse. 

P.P. Riders


Ses trois premiers films, The Terrible Couple (1980), Sailor Suit and Machine Gun (1981), énorme succès qui lança la star Hiroko Yakushimaru, P.P. Rider (1983) évoquent les mangas et anime et font la part belle aux nymphettes en uniforme marin et aux chansons sucrées. Pourtant, Somaï ne se contente pas de tendre un miroir complaisant à la jeunesse du pays mais signe des romans d’éducation où l’on parle franchement de sexe et de mort. Troquant la fantaisie pop pour un existentialisme lyrique, il offrit au film sur l’adolescence l’un de ses chefs-d’œuvre : Typhoon Club (1984) où des lycéens, prisonniers d’une école déserte pendant une tornade, affrontent leur moment de vérité. 

Typhoon Club


Cette même sensibilité, une perception intime et atmosphérique de l’adolescence, est à nouveau perceptible dans son dernier grand film, Le Déménagement (1993), dont l’héroïne est une collégienne perturbée par le divorce de ses parents. Le film se conclut par une plongée de 20 mn dans un Japon ténébreux et magique. Les personnages de Shinji Somaï vivent toujours à proximité de l’autre monde, en priorité les enfants et les vieillards. Un moment d’égarement ou un rêve éveillé suffisent pour qu’ils pénètrent dans cette dimension parallèle. Les vieillards n’en reviendront pas mais aux enfants, il sera permis d’acquérir une nouvelle connaissance.

 

Sortilèges

Sailor suit and Machine Gun


Dans The Friends (1994), un petit garçon se perd dans les méandres d’un hôpital. Alors que les couloirs se vident, il traverse des salles désaffectées et poussiéreuses, où des blouses blanches suspendues flottent comme des fantômes et où des fioles et éprouvettes contiennent d’étranges liquides fluorescents. Achevant son errance devant la morgue, il épie deux médecins plaisantant devant un cadavre ; vision qui le fait déguerpir et regagner le monde des vivants. Une même  dimension initiatique apporte une profondeur inattendue à Sailor Suit… dans lequel, suite au décès de son père, une lycéenne hérite d’un clan de yakuzas. De ce sujet délirant, Somaï tire une fable œdipienne : les 4 inoffensifs gangsters dont Izumi devient le « boss » représentent des figures paternelles, fraternelles et même filiales (le plus jeune s’effondre dans ses bras car elle lui rappelle sa mère). Comme dans un conte de fées, les yakuzas bons ou mauvais disparaissent les uns après les autres, jusqu’à ce que la jeune fille affronte le meurtrier de son père, chef de la bande rivale. Ce n’est d’ailleurs pas l’héroïne qui abat la figure paternelle maléfique mais la propre fille du gangster. Le travail du deuil achevé, Izumi, libérée du sortilège, peut retourner à sa vie de lycéenne.

Tournage de Sailor suit and Machine Gun



Dans Sailor Suit.., comme dans la plupart de ses autres films, les célèbres plans séquences de Somaï ne relèvent pas d’une virtuosité hollywoodienne ; les travellings sont tremblés, heurtés et souvent décadrés comme s’ils enregistraient la surface accidentée du réel. L’idée de temps et d’espace compte moins pour Somaï que faire partager une expérience émotionnelle : l’extase d’Izumi roulant en moto dans Tokyo (Sailor Suit…) ou l’inquiétude de traverser une forêt nocturne par une petite fille (Le Déménagement). C’est une transformation intime, même si on ne peut pas la nommer, que saisissent les frémissements de l’image. Dans Typhoon Club, les tumultes de l’adolescence sont liés à la violence climatique. En une scène étonnante une adolescente se masturbe dans le lit de sa mère parti au travail, la caméra restant fixe sur son visage, jusqu’à la jouissance. Plus tard, Somaï filme le calme dans l’œil du cyclone puis le déluge soudain sur la bande de lycéen dans la cour de l’école. Le plan séquence saisit un basculement du monde, en rupture avec une mise en scène souvent fluide et invisible. De façon plus humoristique, à la façon d’un Kitano, il permet aussi à Somaï de s’évader des règles du cinéma de genre. Dans P.P. Rider, un long plan séquence évacue tout le spectaculaire d’une rixe de yakuzas et la transforme en bagarre de bac à sable.

P.P. Riders

 

Chez Somaï, les sentiments développent leurs propres espaces, créent des raccords magiques ou au contraire des cohabitations impossibles. Dans Last Chapter of Snow (1985), un jeune professeur et sa fille adoptive résident dans des lieux éloignés mais, par un jeu complexe de décors, partagent les mêmes plans. Alors même qu’ils ne se sont pas avoués leur amour, le lié des espaces le fait exister.  Au contraire, les lycéens de la comédie The Terrible couple, se retrouvent dans une situation invivable : se voyant par erreur attribués le même appartement, ils doivent cacher leur situation pour ne pas être expulsés. 

The Terrible couple


Avant même de tomber amoureux, ils feront alors l’expérience du couple. Le jeune salaryman et la prostituée de Kazabana (2001) en représentent la version noire : unis par un pacte de suicide, ils transforment leur escapade hors de Tokyo en love story négative, ne supportant même pas de partager la même chambre d’hôtel.

Le classicisme que l’on a pu relever chez Somaï renvoie aussi à ce trait du cinéma japonais, lorsque les espaces domestiques véhiculent une vision du monde et une philosophie. Les maisons traditionnelles d’Ozu rechignent à accueillir la modernité et les palais des shoguns de Kobayashi évoquent, par leur géométrie, toute l’aliénation de l’esprit féodal. L’anarchisme de Somaï ne le pousse pas à détruire ces structures mais à trouver des ouvertures et des fuites, pour créer en leur sein des mondes utopiques – les enfants en sont le plus souvent porteurs. 

The Friends


Le vieil homme de The Friends est prisonnier d’un acte terrible commis pendant la guerre : la mort d’une femme enceinte aux Philippines. Ne parvenant plus à rejoindre son foyer, il devient de son vivant un spectre, s’enterrant dans une maison qui retourne à l’état sauvage. Ce sont des enfants, lutins qui chantonnent les airs de Mon voisin Totoro de Miyazaki, qui, en restaurant la maison, briseront la malédiction et le feront renaître au monde.

 

Utopie

Le Déménagement


De tous les lieux de Shinji Somaï, le plus beau est l’école de Typhoon Club. L’endroit du contrôle des enfants, des emplois du temps et des sanctions, devient un espace de liberté n’appartenant qu’à eux. L’impossible cohabitation peut alors aboutir à une communauté utopique. Chacun, presque au sens littéral, fera peau neuve. Ainsi, ce garçon qui verse de l’acide dans le dos d’une camarade pendant un cours de chimie. L’infirmière le force à regarder le dos nu et les cicatrices de l’adolescente qui, lui dit-elle, la marqueront à vie. Pendant le passage du typhon, le lycéen, les yeux vides comme un zombi, agresse la jeune fille dans un bureau désert. Lorsqu’il déchire sa chemise et s’aperçoit que les cicatrices ont disparues, il s’arrête net. L’effroi de son geste passé, mêlé à l’émotion érotique de découvrir la nudité de sa camarade, l’avait enfermé dans un cauchemar. A tous deux (puisque la jeune fille avait aussi capturé le garçon dans une vengeance inconsciente), il est alors permis de repartir à zéro et de retrouver leur innocence. Somaï marque une rupture avec un certain nihilisme du cinéma japonais, à l’œuvre chez Oshima par exemple, où le bonheur est toujours hors d’atteinte et les personnages invariablement maudits par leurs actes et poussés vers la mort et la folie. Seule exception : The Catch, récit d’aventure maritime qui rejoint une forme de fatalisme. Comme dans les récits d’Hemingway, la virilité devient une part maudite que les hommes vont tragiquement expier en mer.

P.P. Riders


A la société, Somaï oppose les bandes, les clans, voir les tribus primitives. Les yakuzas de Sailor Suit… s’avèrent une fratrie d’adolescents attardés, pour qui la solidarité des « aniki » compte plus que la loi de la pègre. Les lycéens de Typhoon Club, ne sont pas davantage rassemblés par les règles de l’école, mais par un lien plus mystique et profond. Lorsqu’ils dansent nus sous le typhon, il n’y a rien d’autre à l’image que les corps, la pluie et la terre transformée en boue. Les éléments liquides, récurrents chez le cinéaste, font retourner le monde à un état primitif. La petite fille de Le Déménagement, au bord du lac Biwa, a la vision d’un Japon archaïque et magique lorsqu’apparait un navire funéraire illuminé de lanternes. Les spectres qui se dirigent vers l’embarcation sont ceux de ses parents, prémonition d’un arrachement à laquelle elle devra se résoudre. C’est également dans l’eau d’un lac que l’adolescente de P.P. Rider a ses premières règles, telle une petite mort de son enfance. Sans aller jusqu’aux visions purement fantastiques d’un Miyazaki, Somaï a sans doute davantage de points communs avec des animateurs comme le père de Totoro ou Isao Takahata (Pompoko, Le Tombeau des lucioles) qu’avec ses pairs, les cinéastes de la génération des années 80.

Le Déménagement


En premier lieu, les rassemble un sentiment écologique mâtiné d’animisme. Dans Wait and See, entre le fils salaryman et le père paysan, sorte de Boudu japonais, se crée un petit territoire utopique : le poulailler que le garçon chéri dans son jardin comme une part d’enfance. Les poules et les poussins assurent la transmission entre les deux hommes, version enchanté des thons maléfiques de The Catch. Cette part animale que les hommes de la campagne sont parvenus à conserver, la femme la possède naturellement. En un très beau plan inquiétant, l’épouse du jeune salaryman tire avec ses dents la peau du ventre de son mari endormi. Somaï a inventé une gestuelle pour ses personnages féminins : a un moment ou un autre elles se mettent immanquablement à marcher à quatre pattes, souvent au cours de longs plans séquences. Ainsi, la lycéenne de Sailor Suit…, au lendemain d’une cuite au saké avec ses camarades yakuzas, fera sans fin le tour de son salon comme un petit animal. 

Sailor Suit and Machine Gun


Cette expression désigne avant tout les femmes comme des êtres de métamorphoses. L’écolière de P.P. Rider adopte la coiffure et les vêtements d’un garçon et les jeunes filles de Typhoon Club pillent les costumes du club de théâtre. Le statut de Yakuza d’Izumi n’est en définitive qu’un bref moment dans sa vie d’adolescente. De la même façon, la prostituée suicidaire de Kazabana, n’est que l’incarnation temporaire d’une mère de famille.

Cinéma de la métamorphose, du jeu et du travestissement, empreint d’un anarchisme rêveur, l’œuvre de Somaï fut une brèche dans une époque où toute idéologie contestataire avait disparue. Sa disparition prématurée l’empêcha d’être réellement le contemporain des cinéastes de la crise économique comme Shinji Aoyama, Kiyoshi Kurosawa ou Shunji Iwai, mais nul doute qu’il fut leur précurseur.