Au cours des dix années passées aux Cahiers du cinéma, j’ai écrit
sur la plupart des films de Kiyoshi Kurosawa et l’ai rencontré à de multiples
reprises. Ce fut une expérience unique d’effectuer ce travail au long cours avec l’un
des plus grands cinéastes en activité.
Shokuzai : Vivre dans la peur
Depuis 2008 et Tokyo Sonata, cruelle évocation de la crise économique, on était sans nouvelles de Kiyoshi Kurosawa. Après plusieurs projets inaboutis, dont un ambitieux film de SF, il revient avec ce thriller labyrinthique adaptée d’un roman de Kanae Minato et produit par WOWOW, version nippone de HBO. Shokuzai est ainsi à l’origine une mini-série, relatant la vengeance d’Asako, une mère dont la petite fille a été violée et assassinée. Pendant le drame, qui s’est déroulé dans le gymnase de l’école, ses quatre camarades ont été incapables d’intervenir. La mère leur fait jurer de l’aider à retrouver le meurtrier, sous peine de ne jamais connaître le bonheur.
En empruntant la forme feuilletonesque, Kurosawa revisite les premiers essais de la J-Horror (l’horreur japonaise) dont Shokuzai pourrait constituer l’anthologie. On nous raconte encore ces légendes urbaines et leurs faits divers sinistres : après avoir vu le visage de l’assassin, quatre fillettes ont été maudites ; la mère venait tous les jours attendre sa fille morte à la sortie de l’école… Reviennent des thèmes traditionnels comme la poupée possédée ou des lieux emblématiques comme les écoles hantées. Kurosawa use également des codes des kaidan (histoires surnaturelles) classiques. Dans une maison sombre et poussiéreuse, un coffre s’ouvre doucement derrière le meurtrier, révélant l’objet maléfique qui déclenchera la tragédie. Les néons grésillent alors comme les lanternes palpitaient pour annoncer les spectres dans les anciens films d’épouvante de Nobuo Nakagawa (Histoires de fantômes japonais). Pourtant, ni fantômes désignés comme tels dans Shokuzai (même l’habituelle femme en rouge manque à l’appel) ni recours explicite au surnaturel. Comme Jacques Tourneur, Kurosawa utilise avant tout les figures du genre pour décrire un monde dont la terreur serait l’état originel.
Chez Kurosawa, les morts, qu’ils veillent quelque part dans l’image où remontent du passé, intoxiquent le réel et lui donnent cette texture atone, silencieuse et presque immobile. Dans Shokuzai, ce policier qui a rendu visite au mari devrait déjà avoir quitté l’appartement, mais il est toujours là, figé dans le couloir, le regard un peu absent. Il suffit d’un rien, d’un léger engourdissement du temps et de l’action, pour que les lieux du quotidien, pourtant les moins disposés à l’effroi, deviennent spectraux. Devant ces appartements vides, recouverts d’un voile grisâtre, on sait que quelque chose ne va pas, sans qu’on puisse en déterminer la cause. Parfois, c’est parce qu’un regard inconnu a remplacé le nôtre. Lorsqu’Asako s’effondre en pleurs sur la table du salon, au bout d’un moment un panoramique dévoile son jeune fils qui la regarde. Nous ne l’avons vu ni entrer ni s’assoir. Depuis combien de temps l’observe-t-il ? S’il apparaît comme un fantôme c’est parce que sa mère, depuis longtemps, n’appartient plus au monde des vivants. Sa véritable famille est Emiri, l’enfant assassinée, et les quatre camarades qu’elle a élue pour la remplacer.
On ne peut pas toujours nommer la terreur que diffuse les films de Kurosawa car celle-ci ne résulte pas d’une monstruosité spectaculaire mais d’un manque : l’étouffement de toute vivacité avec comme horizon l’extinction de l’espèce humaine - que celle-ci soit surnaturelle (Kaïro) ou économique (Tokyo Sonata). Le monde entier semble habité par une présence hostile à l’homme. A quel moment l’univers de Shokuzai s’est-il déréglé ? Moins lors de la mort d’Emiri, que dans ce trou noir d’une heure où ses camarades, restées figées dans la cour de l’école, ne sont pas venues à son secours.
L’ellipse rappelle le caractère souvent introuvable de la faute chez Kurosawa. Dans Rétribution, les passager du ferry étaient coupables de ne pas être venus en aide à une malade agonisant dans un hôpital. Même si aucun d’entre eux ne pouvait deviner ce qui s’y passait, leur passage répété devant l’immeuble permettait à la hantise de se greffer sur leur destin. Les petites filles de Shokuzai ne sont bien sûr pas coupables mais elles ne peuvent échapper à ce que Kurosawa nomme les « mécaniques fatales » : lorsqu’au caractère hasardeux et sans dessin du monde se substitue un mouvement d’horlogerie qui entraîne vers la mort et la destruction. Les fillettes sont retenues prisonnières de cette après-midi d’épouvante : elles deviendront une poupée, un robot, une ourse, et, la dernière, une meurtrière. Pour chacune, Asako, bien que toujours vivante, réapparait comme un spectre, à l’apparence inchangée en quinze ans. Comme de coutume dans le film de fantôme japonais, elle est une figure de la déploration. Elle n’ourdit aucun plan diabolique contre les jeunes femmes : elle se contente d’apparaître et de leur rappeler son chagrin.
Dans toutes les histoires reviennent, de façon obsessionnelle, des figures de fillettes maltraitées, d’adultes tortionnaires et de maternité monstrueuse. Chacune a pris sa part du drame et l’a incorporé à son destin. Sae s’est repliée dans la passivité jusqu’à devenir une poupée sans désir, comme si toute possibilité d’acquérir un corps et une vie adultes était morte avec sa camarade. Maki, en revanche, a intériorisé la violence du meurtre, n’attendant que de la renvoyer sur un autre agresseur d’enfant. Mécanique, inhumaine comme un cyborg, elle massacre un maniaque à coup de bâton, en l’une des plus terrifiantes séquences jamais filmées par Kurosawa. Perversité absolue du récit, ce n’est pas seulement le trauma du meurtre que portent les jeunes femmes mais une histoire d’horreur bien plus ancienne dont elles deviennent les médiums. Au-delà de la mort d’Emiri, ce qui les hante est le couple maudit formé par Asako et l’assassin, et dont l’emprise ruine toutes leurs tentatives de bonheur conjugal. Ce couple ne nous est d’ailleurs pas inconnu puisqu’il s’agit de celui de Tokyo Sonata : Kyôko Koizumi et Teruyuki Kagawa, ici terrifiant, avec son visage bestial et sa démarche équivoque, vaguement chaloupée. A travers le temps, les distances et l’au-delà, c’est une famille infernale que composent la fillette morte, la mère vengeresse et l’assassin. Comme dans Cure, le meurtre n’épouse aucune dimension psychologique : il est une sorte de pulsion molle, une amibe qui parasite les êtres et les pousse à la folie. L’acte finit par n’appartenir à personne, à n’être plus que l’expression d’une haine primitive surgissant au cœur du foyer à la place de l’amour. Cette haine deviendrait alors la seule chose tangible au monde, à l’image du spectre de Kaïro dont la matérialité attestait de la disparition de l’être humain. Que reste-t-il du monde lorsqu’on est parvenu au terme de la vengeance ? Un quartier résidentiel désert, baigné dans la brume, et si l’on y erre, c’est dans la solitude.
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