vendredi 21 janvier 2022

Miss Hokusai (2015) de Keiichi Hara

Le mystère Hokusai O-Ei



Miss Hokusai de Keiichi Hara, confirme le talent d’un cinéaste minutieux, bâtissant une œuvre personnelle en marge des épopées guerrières ou mecha de ses pairs. Après Un été avec Coo (2007) narrant l’amitié entre un enfant et un Kappa (lutin japonais), et Colorful (2010) qui abordait les thèmes du suicide et de la prostitution adolescente, son nouveau film est également ambitieux puisqu’il s’agit d’une biographie du mythique peintre d’estampes Hokusai. En ce début du XIXe siècle, le statut de l’artiste a changé et il a désormais pour interlocuteurs des éditeurs et les des imprimeurs. Avec Hokusai débute l’industrie des arts visuels dont l’animation deviendra une branche florissante. L’angle d’Hara est cependant oblique puisque le personnage principal n’est pas le peintre mais sa fille O-Ei. Autant que l’œuvre d’Hokusai ce sont les rapports complexes au sein d’une famille d’artistes et la notion de transmission qui intéressent Hara. Son autre objectif est l’immersion dans la ville d’Edo (ancien nom de Tokyo) bouillonnant d’une intense activité artistique, libertaire et sensuelle.



Comme son père, O-Ei est une artiste bohème. Célibataire à 23 ans, elle semble peu soucieuse de rentrer dans le rang. Cette indépendance est le premier trait du personnage, vocalement grâce à la voix grave et très présente d’Anne Watanabe, et bien sûr graphiquement. O-Ei, qui ne possède aucune dimension kawaï, est immédiatement singulière et attachante. Le visage est ovale et le front haut est barré de deux larges sourcils identiques à ceux de son père, soulignant leur similitude de regards. Le petit renflement de la lèvre inférieure renforce également son expression volontaire, presque butée. Autre signe distinctif : les deux mèches de cheveux qui flottent devant ses tempes. Comme la queue des chats, ces deux virgules sont dotées d’une vie propre et prennent des directions inattendues selon ses émotions.



Si nombre d’épisodes de la vie d’Hokusai sont sujets à caution, la biographie d’O-Ei est quasiment inexistante. Exceptée la brève parenthèse d’un mariage raté, on sait qu’elle assistât son père jusqu’à la fin de la vie de ce dernier, avant de disparaître purement et simplement. De sa production personnelle ne subsistent qu’une dizaine d’œuvres authentifiées dont le très beau « Courtisanes se montrant à travers les grilles de Yoshiwara » aux clairs obscurs flamands. Paradoxalement, c’est son talent qui la condamna à l’invisibilité puisque la majeure partie de son œuvre fut incorporée à celle de son père. Sous le nom d’ « Hokusai » devenu une marque, elle dessina un nombre considérable d’estampes commerciales comme les portraits de « belles femmes » ou les très populaires scènes pornographiques.



On peut bien sûr considérer Hokusai comme un ogre dévorant la vie et la production artistique de sa fille. Plus certainement, le dessinateur semblait peu concerné par l’idée de famille, voyant d’abord en O-Ei une collaboratrice douée. Ce père célèbre mais criblé de dettes, multipliant les commandes, et exécutant de spectaculaires performances publiques comme le dessin d’une immense tête de Dharma, menait la vie excentrique d’une rock-star. Cette existence précaire mais flamboyante est caractéristique d’Edo, dont Hara retient avant tout deux décors. D’abord le pont Ryogoku traversant la rivière Sumida, endroit à la mode où, sans distinction de classe, transitent nobles, marchands, geishas ou acteurs de kabuki. C’est là qu’O-Ei rencontre le peintre Hatsugoro, son grand amour et ancien apprenti de son père. Entre ciel et terre, le pont est la représentation idéale de ce « monde flottant » grouillant de vie et d’intrigues romanesques. Cet univers ensoleillé et chatoyant possède un pendant clandestin et nocturne : Yoshiwara, le quartier des plaisirs. Cette enclave où le culte de la beauté et des arts recouvre la prostitution fut l’un des lieux clés de la scène artistique d’Edo. Cette cour des plaisirs avait ses peintres, dont Hokusai, immortalisant les plus belles geishas. Hara fait de Yoshiwara un lieu davantage de mystère que de débauche, aux ruelles obscures hantées par les fantômes et les yokaïs. L’au-delà et le monde réel se rejoignent à Yoshiwara, de même que les genres, indifférenciés par le fard. L’une des scènes les plus troublantes du film prend place dans l’une de ces maisons de plaisir lorsqu’O-ei, vierge mais voulant perfectionner son art de l’estampe érotique, connait une brève étreinte avec un travesti.



Plus introvertie que son père, O-Ei est elle-même une « folle du dessin », y sacrifiant sa vie sentimentale. Amoureux des mélodrames de Keisuke Kinoshita, l’auteur des Vingt-quatre prunelles, Hara en retrouve le souffle romanesque et les pointes d’émotion irrésistibles. Le mélo ne s’incarne cependant pas en O-Ei, trop volontaire pour être le jouet du destin, mais en sa petite sœur aveugle O-Nao. L’enfant, à laquelle Hokusai ne rend jamais visite, est littéralement le point aveugle de la vie du peintre. Quasiment abandonnée à la naissance, O-Nao devient une version souffrante et recluse d’O-Ei. La transmission d’un héritage artistique qui est au centre du film ne s’effectue pas seulement entre Hokusai et sa fille, voire ses assistants, futurs peintres de renom, mais aussi avec Keiichi Hara lui-même. Rarement un biopic aura exprimé aussi fortement le désir d’être là au moment précis où apparait une œuvre d’art. A l’exception d’une spectaculaire animation de « La Vague », Hara se garde bien d’imiter le style du maître. Ce qui l’émerveille davantage, tel Clouzot dans Le Mystère Picasso, est de reconstituer l‘acte de création : ce moment unique où le pinceau se pose sur la toile et dessine, par exemple, le colossal Dharma de Nagoya. L’animation alors devient le medium idéal pour redonner vie à Hokusai et son art.

 


Entretien

Keiichi Hara, recréer le monde flottant



Il y a un manga à l’origine de Miss Hokusai.

Oui, il s’agit d’une bande dessinée d’Hinako Sugiura. Elle est née en 1958, un an avant moi, et est morte très jeune, il y a une dizaine d’années. Nous sommes de la même génération. J’aime toute ses œuvres et Miss Hokusai est représentatif de son talent. Elle n’était pas très connue du grand public et je suis très heureux d’avoir pu lui rendre hommage.





Comment avez conçu le personnage d’O-Ei ?

Le personnage était bien sûr dans le manga original mais nous avons recréée son apparence. En fait, d’après les archives historiques et un petit portait dessiné par Hokusai, on sait que O-ei n’était pas une belle femme. Nous l’avons donc embellie. Il fallait aussi qu’elle soit dotée d’une forte volonté et pour cela nous lui avons fait des sourcils plus épais que dans le manga.


Sa voix est très marquante.

L’actrice qui l’interprète est Anne Watanabe, la fille de Ken Watanabe. Elle s’intéresse beaucoup à l’histoire et elle aime les mangas d’Hinako Sugiura. Elle est même venue à la post-synchronisation en kimono.


Votre film reflète-t-il la condition féminine au Japon sous Edo ?

Contrairement aux idées reçues, à cette période, les femmes étaient très respectées, surtout dans la ville d’Edo où les hommes célibataires étaient en surnombre. Donc les femmes étaient précieuses et choyées.


Les rapports entre O-Ei et son père semblent durs et peu affectueux.

Hokusai ne comptait pas former quelqu’un et encore moins sa fille mais le destin a fait qu’elle s’est retrouvée là, avec ce don extraordinaire, et qu’elle a été en mesure de l’aider. O-Ei n’avait sans doute pas non plus la vocation d’être peintre. Pour ce qui est de sa liberté, je suppose qu’Hokusai ne lui imposait rien. Elle pouvait aussi bien partir que rester dessiner avec lui. Après, quand il avait besoin de sa fille, il l’utilisait mais cela ne concernait que la peinture. En tant que père, il désirait sans doute qu’elle se marie. Dans le film, elle a 23 ans, ce qui à l’époque d’Edo est l’âge d’être une mère.





Quels éléments de la vie d’O-Ei sont véridiques.

Je me suis surtout basé sur le récit d’Hinako Sugiura. La séquence du dessin du dragon sur lequel O-Ei fait tomber les cendres est consigné dans les archives. On sait qu’O-Ei buvait et fumait alors que son père était très sobre.


Hokusai avait donc une vie plus saine que les autres artistes d’Edo ?

Je pense qu’il voulait vivre très longtemps. Il écrivait qu’à 120 ans son œuvre serait accomplie. Il n’a atteint que 90 ans mais à cette époque c’était un âge exceptionnel.


Avait-il vraiment une fille aveugle ?

On sait qu’il avait une fille de cet âge, mais la cécité est une invention de Sugiura. C’est une création extraordinaire car on peut voir la différence entre elle et son père, peintre de génie pour qui les yeux et la vision sont primordiaux.





L’intrusion de la musique rock lors du générique de début est surprenante.

Hokusai et O-Ei, mais aussi les personnages secondaires comme les apprentis sont comparable, à cause de leur mode de vie marginal, à des musiciens de rock. L’autre raison est que raison et que Sugiura écoutait de la musique rock lorsqu’elle dessinait ses mangas sur Edo.


Quelle est votre définition du « monde flottant » d’Edo ?

Je ne connaissais pas si bien cette époque avant de lire les œuvres de Sugiura. J’ai appris que les gens vivaient à un rythme plus lent. Ils avaient moins de stress, travaillaient moins et vivaient au jour le jour. Mettre de l’argent de côté était considéré comme une chose absurde.


C’était aussi une période d’intense activité artistique.

Le mot « artistique » est très relatif. Hokusai et les autres peintres d’estampes n’avaient pas conscience d’être des artistes. Ils se voyaient plutôt comme des artisans produisant du divertissement. La postérité ne les intéressait pas. Ça ne voulait pas dire qu’ils n’étaient pas ambitieux. Je crois qu’Hokusai voulait réaliser des œuvres et des performances jamais vues auparavant comme l’immense peinture du Dharma de Nagoya.


Vous avez réalisé en 2013 un film en prises de vues réelles : Dawn of a Filmmaker: The Keisuke Kinoshita Story.

Oui, c’est tiré d’un petit essai autobiographique que Kinoshita avait publié dans un journal. C’est un cinéaste que j’adore et, comme c’était le cas avec Hinako Sugiura, j’ai voulu montrer ma reconnaissance à un artiste que j’admire et aider à faire connaître son travail.





Quel est le sujet du film ?

Le film se passe pendant la guerre. A cette époque, Kinoshita réalisait des films de propagande à la demande de l’Etat. Un jour, il a filmé une mère qui pleurait en voyant son fils partir au front. Ça n’a pas été bien perçu par les autorités qui voulaient que les mères japonaises soient fières que leurs enfants combattent pour l’Empereur. Il a donc fait une pause dans sa carrière pour justement s’occuper de sa mère. Celle-ci avait la moitié du corps paralysée à cause d’une attaque cérébrale. Comme c’était la fin de la guerre et que les bombardements s’intensifiaient, Kinoshita a voulu la mettre à l’abri. Il l’a mise dans une brouette et a quitté Tokyo pour gagner la campagne. Le film raconte leur périple.


Comptez-vous persévérer dans le cinéma en prises de vues réelles ?

J’ai un tel respect pour Kinoshita que je savais que si je ne réalisais pas ce film j’en aurai des regrets toute ma vie. A part ce projet très précis, je pense être davantage fait pour les films d’animation.




Propos recueillis à Paris le 12 juin 2015.

 


Masaaki Yuasa, l’animation bohème





Agé de 52 ans, Masaaki Yuasa n’est pas une jeune pousse mais appartient à la génération de Mamoru Hosoda et Keiichi Hara. Si Le Château de Cagliostro de Miyazaki est le détonateur de sa carrière, les influences de Yuasa sont variées et concernent peu l’animation commerciale japonaise : « J’aime les vieux comics américains et les bois peints japonais que j’ai voulu adapter à l’animation. J’aime aussi  les animés en noir et blanc de Toei Television, les cartoons de Tex Avery et Yellow Submarine de George Dunning. En France, j’aime Le Roi et l’oiseau de Grimault et La Planète sauvage de Laloux. »

Après avoir travaillé sur plusieurs animés télévisuels, comme Crayon Shin-chan série comique supervisée par Keiichi Hara, il réalise en 2004 pour 4°C, Mind Game son premier long métrage. Ce film fou sur un mangaka refusant  de mourir ne ressemblait à rien de connu : les personnages étaient laissés à l’état de croquis, des visages réels étaient incrustés sur des corps à peine ébauchés, et les décors passaient de l’hyperréalisme  à quelques lignes jetées sur des couleurs acides.  Ces hybridations, ce ton adulte, un peu vulgaire et ironique, produisaient une animation punk inédite au Japon. Sensation de festivals et film-culte immédiat, Mind Game est le manifeste artistique de Yuasa : « En termes de liberté graphique, c’est le film qui me représente le mieux. » Hybridation des techniques, collages de photos et de dessins, mouvements perpétuels et déformations hallucinées des corps et des perspectives, sont les signes caractéristiques d’un style qu’on a qualifié de punk pour son côté un peu « sale » et sa vitalité. A l’intérieur d’une production de plus en plus unifiée et tendant vers un style global, Yuasa brise les conventions et ne fais jamais oublier la main de l’animateur.



« Avant, l’animation s’élaborait de façon très physique sur des planches à dessins. Sans étape fondatrice, on est passés à l’animation numérique et j’étais étonné de voir les spectateurs s’adapter facilement à cette transition. Avec Mind Game, je me suis demandé comment réintroduire ce côté très matériel. Le plus souvent, j’essaye que le rendu soit le plus uniformisé possible mais parfois je préfère accélérer le processus. Certaines séquences nécessitent un travail très minutieux et d’autres naissent davantage du rythme et de la rapidité. Je me suis efforcé d’apprendre du mieux que je le pouvais les règles de l’animation mais à un moment je me suis demandé : est-ce qu’elles sont si importantes que ça ? »

Ce style brut est particulièrement perceptible dans le court métrage Kick-Heart (2012) proche de Bill Plympton. Dans cet affrontement entre un catcheur et une nonne-amazone, Yuasa laisse visibles les croquis préalables pour conserver toute l’énergie du dessin, exagérant les musculatures et modifiant en permanence les proportions. 



Les métamorphoses corporelles sont permanentes, qu’elles soient l’œuvre des forces occultes (Devilman Crybaby), de la musique (Lou et l’île aux sirènes), de l’euphorie (Night Is Short, Walk On Girl), ou de la vitesse et des perspectives (la série Ping Pong).

L’art de Yuasa est avant tout intime bien qu’il s’exprime de façon souvent très spectaculaire comme la guerre entre les démons et les anges sur fond d’apocalypse de Devilman Crybaby (série de dix épisodes produite par Netflix).  « J’essaye d’imprimer avant tout mes sentiments dans les images. Ce sont eux qui donnent cette vision déformée de la réalité. Si on prend une scène d’amour dans Mind Game, c’est la manière dont je les ressens d’une manière générale. En ce qui concerne Devilman Crybaby, je regardais l’anime de Go Nagai étant enfant. Il a eu sur moi l’influence que pouvait avoir Star Wars auprès d’autres. Même s’il était destiné à des enfants, il avait des côtés très sombres qui exprimaient bien le chaos de cette époque.  Les démons sont la métaphore de la personne absolument mauvaise que l’on peut devenir en ne faisant pas les bons choix. »



En 2010, Yuasa supervise pour la télévision les 11 épisodes de The Tatami Galaxy, d’après le roman de Tomihiko Morimi. On retrouve le style « brut » et le trait un peu sale, mais surtout un beau travail sur des décors un peu décrépits mais chaleureux, et les ambiances nocturnes enchantées. Le récit se déroule en effet à Kyoto, ville étudiante et « arty » préservant une atmosphère douce, intellectuelle et l’amour des choses anciennes. Dans Tatami Galaxy, Sensei revit perpétuellement sa première année de fac et ses tentatives ratées de séduire la « Fille aux cheveux noirs ».  



Dans le génial dernier épisode, sa chambre de 4,5 tatamis devient un labyrinthe dont il doit trouver l’issue pour échapper à la répétition de ses échecs amoureux et sociaux. Les incertitudes de Sensei se traduisent par des monologues intérieurs délirants. « Ce flux de pensées était déjà présent dans les romans. Il n’est pas indispensable au récit et difficile à assimiler pour le spectateur, pourtant c’était pour moi la dimension formelle la plus intéressant des romans et je ne voulais ni la réduire ni la couper »



Comme le jeune héros explorant sans succès les différents clubs de l’université dont le club de tennis et le club de cinéma, il importait pour Yuasa de se replonger dans la vie universitaire. « Quand j’ai entrepris Tatami Galaxy, j’ai dormi pendant un mois  dans un dortoir à Kyoto et j’ai exploré la vie des étudiants. Je prenais des photos et je collectais les lieux avec Google Map. Pour The Night is short, walk on girl, sa suite que je n’ai pu tourner que l’an dernier, j’ai suivi les évènements du festival culturel de l’université. J’ai assisté aux feux de camps et aux représentations théâtrales. »  



Réalisé la même année que Lou et l’île aux sirènes, The Night is short, walk on girl, est le second long métrage de Yuasa. Il retrace la folle nuit d’une étudiante, « la fille aux cheveux noirs » et ses rencontres dans les bars de Kyoto. L’alcool tient une grande place dans le film et les cocktails provoquent chez la jeune fille des ondes de plaisir colorés.  Au cours de ses pérégrinations nocturnes, elle croise le club des sophistes et ses danses rituelles, un commando libérant les livres rares des bibliothèques des collectionneurs, ou encore une troupe situationniste, mais à chaque fois, elle manque la rencontre avec Senpai l’étudiant amoureux d’elle. « J’ai voulu décrire la frivolité de la vie des étudiants et l’alcool en fait partie. Le garçon est très sérieux et se concentre sur ce qu’il juge important, mais il n’est pas très heureux. La fille, semble en apparence se disperser et perdre son temps mais elle est heureuse de boire dans les bars et de faire des rencontres. »



Le refus par Yuasa du formatage, qu’il soit visuel ou narratif, le pousse à aborder des thèmes très différents de ceux de ses pairs : Night Is Short, Walk On Girl est une comédie musicale hyper colorée célébrant les vertus de l’amitié, de la philosophie et surtout de l’alcool plongeant les personnages dans de douces extases psychédéliques.  « C’est un film sur les plaisirs partagés, le loisir et l’amusement. En animation, c’est assez rare de défendre le fait de boire de l’alcool comme quelque chose de très agréable. »



Cette légèreté revendiquée se teinte aussi d’une mélancolie heureuse. Au fur et à mesure que la nuit se poursuit, les festivals d’été laissent place aux festivals d’automne et bientôt c’est l’hiver qui tombe sur Kyoto, entraînant une épidémie de rhume. Seule la fille aux cheveux noirs est assez vaillante pour aller de maison en maison pour soigner ses amis. « Le roman original est constitué de quatre nouvelles représentant chacune une saison. La première est The Night is short, walk on girl, et j’ai décidé de rassembler les quatre histoires en une seule nuit. » La vie est courte et passe en une nuit comme un rêve. Alors, jeune fille, en avant ! Et profite des plaisirs. Rappelant les artistes bohèmes de l’ère Taisho, ces années folles japonaises, Masaaki Yuasa est le poète libertaire de l’animation japonaise.



Propos recueillis au Festival International de Tokyo le 31 novembre 2017 et le 1er novembre 2018, interprète Constant Voisin.



 

 

samedi 15 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 6 : Invasion (2017)

 Le laboratoire des peurs contemporaines




Montage de cinq épisodes d’une série télévisée, Invasion n’est pas une suite ou une prequelle d’Avant que nous disparaissions mais un film parallèle reprenant à zéro, avec d’autres personnages, l’infiltration des « voleurs de concepts » extraterrestres. Même s’il est sans doute trop long et souffre de répétitions et stagnations inhérentes à la forme sérielle, Invasion est un passionnant laboratoire des peurs contemporaines. Au scénario, on retrouve Hiroshi Takahashi, auteur des scripts des deux volets de Ring d’Hideo Nakata. Bien qu’amis de longue date, les deux hommes n’avaient jamais travaillé ensemble et l’on peut voir leur collaboration comme un retour assez stricte aux fondamentaux du genre, autant dans la récurrence de certains lieux comme l’hôpital que la création de figures hiératiques tétanisantes. Si le premier opus étonnait par ses changements de ton, passant du burlesque à des scènes d’action un peu folles, Invasion est davantage homogène, rivé à l’angoisse et aux canons de cette épouvante japonaise dont Kurosawa et Takahashi furent les pionniers. Alors que la J-horror épousait la paranoïa millénariste des années 90 entre crise économique (l’éclatement de la bulle), catastrophe naturelle (le tremblement de terre de Kobe) et dérive sectaire meurtrière (l’attentat au gaz sarin de la secte Aum), quel état des lieux dresse Kurosawa de notre société désorientée ? Mais surtout, quel est le message qu’il nous adresse et qui lui semble suffisamment important pour être énoncé deux fois ?



Invasion met face à face deux communautés de travail : Etsuko (Kaho) est ouvrière dans une petite entreprise de textile et son mari Tatsuo (Shota Sometani) interne dans un hôpital. Dans chacun de ces mondes officie un extraterrestre dominant : un jeune médecin et la femme du contremaître dont l’apparition est brève mais marquante puisqu’elle prend le fascinant visage reptilien de Makiko Watanabe (la mère dans Still the Water de Naomi Kawase). Les lieux de travail deviennent ainsi des décors d’épouvante lors de scènes suffocantes où les figurants s’écroulent sur le passage des extraterrestres, comme emportés par une vague de mort. Dix ans après Tokyo Sonata, Kiyoshi Kurosawa filme les ravages de la crise économique avec ces grappes d’hommes et de femmes tombant les uns après les autres. Sans souligner la précarité de ses personnages, Kurosawa les montre abattus, comme absents à eux-mêmes. Après le travail,  Etsuko voit son mari, encore jeune, se traîner comme un vieillard. Shota Sometani, qu’on a connu dans des rôles très physiques chez Sono Sion (Himizu et Tokyo Tribe), est ici recroquevillé, comme noué dans son angoisse. Dans leur petit appartement glacé se rejouent ces scènes d’une vie conjugale anesthésiée que Creepy poussait à son paroxysme. La jeune femme, mue par le seul concept inaccessible aux extraterrestres, celui de l’amour, va aller chercher Tatsuo dans la zone crépusculaire où ne dominent que deux sentiments : la solitude et à la peur. Dans ces derniers films, Kurosawa ne raconte rien d’autre que la tentative désespérée d’hommes et de femmes de se rejoindre à travers la mort (Vers l’autre rive), le mal absolu (Shokuzai), le déclassement social (Tokyo Sonata) et les rêves (Real).



Ce qui ronge Tatsuo est l’expérience du mal : sa relation avec le docteur Makabe, l’extraterrestre qui l’a choisi comme guide et à qui il désigne les individus à vider de leurs concepts. Si l’on croit entendre « macchabée » dans le nom du médecin, cela n’est sans doute pas fortuit tant Masahiro Higashide (le pasteur dans Avant que nous disparaissions, l’amoureux double d’Asako I & II de Ryusuke Hamaguchi), en goule longiligne et rigide, ressemble à un cadavre vivant. Il va alors s’agir pour le couple de raccommoder un tissu affectif qu’on imagine déchiré bien avant la soumission de Tetsuo à son supérieur. De façon prédatrice, la terreur se greffe sur les liens d’affection, créant des gouffres d’angoisse entre les êtres. Une collègue de travail terrorisée vient chercher secours auprès d’Etsuko : un spectre hante son appartement, lui parle et ne la quitte jamais. Pire encore : elle semble vaguement le connaître. Le spectre se révèle le propre père, bien vivant, de la jeune fille. Ce qu’un extraterrestre lui a volé est le concept de « famille », transformant son père en étranger qu’elle ne reconnait pas et ne parvient plus à raccorder à sa vie. La peur chez Kurosawa nait toujours du plus proche.



Le récit assez erratique d’Invasion procède ainsi comme une série d’expériences que l’on effectuerait sur une humanité hospitalisée. Comme les yurei de Kairo ou Mamiya, l’hypnotiseur amnésique de Cure, les extraterrestres agissent par soustraction et gommage. La perte des notions de passé, de futur et finalement de vie, l’abandon de toute résistance face aux oppresseurs ; rarement Kurosawa aura été aussi pessimiste. Dans l’usine d’Etsuko on ne fabrique que des draps blancs, semblables aux rideaux que l’on retrouve à l’hôpital ou flottants dans les appartements. Ces voiles que Kiyoshi Kurosawa utilise souvent pour évoquer une fantomisation du monde sont des suaires, comme le symbole de ce deuil, de cette invasion blanche qui s’étend sur la Terre. Des envahisseurs, on ne verra jamais le vrai visage et leur arrivée sur notre planète est seulement représentée par quelques plans d’une pluie torrentielle. « C’est comme ça que l’invasion a commencé » murmure Etsuko. A l’image des énigmatiques films fantastiques australiens des années 70 (La dernière vague de Peter Weir, Long Weekend de Peter Collinson), Kurosawa semble signifier que le véritable étranger à la Terre et le destructeurs de ses semblables et de son environnement n’est autre que l’homme lui-même, rejeté par une nature qui reprend ses droits.



 

vendredi 14 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 5 : Avant que nous disparaissions (2017)





 Chroniques de l’extinction 


Poursuivant ses chroniques de l’extinction de l’espèce humaine, Kiyoshi Kurosawa met en scène une  « invasion imperceptible » inspirée de L’Invasion des profanateurs de sépulture. L’influence des films de Don Siegel et Philip Kaufman, évidente dans Door 3 où des aliens infiltraient une compagnie d’assurance, se manifestait déjà de façon indirecte à travers les thèmes de l’hypnose (Cure), de la possession spectrale (Kairo) ou du parasitisme (Creepy). Plus largement, c’est par la représentation d’un monde anesthésié et d’une terreur invertébrée et unheimlich que l’œuvre de Kurosawa croise les adaptations du classique de Jack Finney. Avec son titre fataliste, Avant que nous disparaissions énonce la fin de notre civilisation avec une évidence plus terrorisante que toute la pyrotechnie hollywoodienne.

Trois extraterrestres « snatchent » les corps d’un salaryman, d’une lycéenne et d’un jeune garçon et déambulent  dans cette banlieue de Tokyo qui ressemble à une station balnéaire en déshérence.  Leur mission va être d’étudier l’humanité pour préparer l’invasion et pour cela de collecter des « concepts » : la propriété, l’ego, le travail, ou la liberté. Tout l’art minimaliste de Kiyoshi Kurosawa pourrait être contenu dans la scène bouleversante du vol de la notion de « famille ». L’extraterrestre (le lunaire Ryuhei Matsuda) effleure de son index le front d’une jeune fille qui laisse couler une larme et s’effondre, comme si sa structure intime lui avait été dérobée. Entre le gros plan du visage d’Atsuko Maeda et le plan d’ensemble où elle s’écroule, s’ouvre un gouffre vertigineux de solitude et de détresse. Un tel enchaînement, parvenant à rendre perceptible deux états d’un même personnage, montre la puissance fascinante qu’a désormais atteint le cinéma de Kiyoshi Kurosawa. 



L’opération est irréversible et la sœur de la jeune fille devient une présence intolérable, dont le moindre contact provoque la répulsion. L’horreur pure est alors d’appartenir à une même famille tout en s’en sentant totalement étranger. Autre victime de l’abduction, un chef d’entreprise libéré du « travail » qui sombre dans l’histrionisme et détruit ses bureaux de façon absurde.  Si ces dérèglements touchent parfois au burlesque (il y a du Tati chez Kurosawa), ils ne conduisent à aucune émancipation. En s’évaporant, le concept laisse une vacance aussitôt occupée par un inverse tout aussi aliénant. On pense à Mamiya, l’hypnotiseur de Cure, anéantissant les liens d’amour ou d’affection et les remplaçants par une pulsion de mort détruisant les époux, amis ou simple collègues de travail.


Avant que nous disparaissions aurait pu s’inscrire dans le veine noire et suffocante  de Creepy, mais Kurosawa surprend en brisant sans cesse son propre système. Si certaines ruptures sont plus ou moins heureuses, le cinéaste retrouve la liberté et la fantaisie du mal aimé Real qui n’hésitait pas à faire surgir un dinosaure incongru de son récit onirique. Comme les extraterrestres explorant les concepts, Kurosawa saute d’un genre à l’autre de façon imprévisible : de la comédie lorsqu’un alien candide devient une meilleure version du mari dont il a volé le corps, à l’épouvante avec les adolescents décimant froidement leur famille, et même au film d’action avec cette course folle entre un extraterrestre et un avion.  Mais ce qui l’emporte est toujours le mélodrame auquel il apporte toute la flamboyance requise puisque l’enjeu majeur du film est le concept d’amour. Que signifie sa perte pour l’être humain et son obtention pour les envahisseurs graduellement humanisés ? Là se joue le point de bascule du film. 

Toutes les possibilités de ce conte de science-fiction n’ont cependant pas été épuisées. A la suite du long métrage, Kurosawa a tourné une mini-série télévisée en 5 épisodes, avec d’autres personnages et d’une tonalité plus sombre, qui a son tour fut réduite à 140 minutes pour les salles japonaises sous le titre Foreboding. Nous n’en avons pas encore fini avec les body snatchers philosophiques de Kiyoshi Kurosawa.





mercredi 12 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 4 : Creepy (2016)

La peur qui rampe




Une des scènes les plus fascinantes de Creepy montre Takakura, le héros, sur la colline qui surplombe son quartier résidentiel. De ce point de vue, il observe son pâté de maison et note sa ressemblance parfaite avec le lieu du crime sur lequel il enquête.  Il a alors la certitude que son voisin est l’homme qui a fait disparaître une famille entière six ans auparavant. A la façon des récits de Kôbô Abe, le Kafka japonais (Le Visage d’un autre, Le Plan déchiqueté), le détective, sans s’en apercevoir, est entré à l’intérieur d’une scène de crime dont lui et son épouse sont les victimes potentielles. C’est alors dans les ténèbres de son propre foyer que le détective va plonger. Kurosawa réduit le thriller foisonnant de Yutaka Maekawa (paru aux éditions d’Est en Ouest) à sa part domestique et en tire une épure passionnante. Il retrouve les nappes d’angoisse de Cure, Rétribution ou Shokuzai mais surtout revient au principe fondateur de la J-horror : extraire de l’urbanisme japonais une terreur atone et oppressante. L’idée atroce dans Creepy, des corps littéralement mis sous vide est bien la métaphore de cette asphyxie.


 

L’indice architectural rappelle le documentaire théorique AKA Serial Killer (1969) où Masao Adachi exposait sa « théorie du paysage ». Pour Adachi, la reconstruction à l’identique des villes après la seconde guerre mondiale était la cause de désordres mentaux et produisait des crimes sans autres mobiles que fracturer une réalité aliénante. Ce principe est à l’œuvre dans Creepy avec ces quartiers sans qualités et interchangeables. Comme dans Tokyo Sonata, Kurosawa montre les mêmes salarymen fantômes qui partent le matin au travail, les mêmes jeunes filles en costume marin qui se rendent à l’école et les mêmes femmes au foyer qui les attendent, solitaires, dans des intérieurs semblables d’une maison à l’autre. 



Si Nishino, le vampire domestique, peut parasiter les foyers et composer des familles factices, c’est parce que des automates habitent déjà ces maisons. On se souvient  des « zombies philosophiques » de Real, ces formes humaines à peine finies, destinées à peupler un monde virtuel. Les acteurs de Creepy, comme Hidetoshi Nishijima (Takakura) et Yuko Takeuchi (son épouse Yasuko), possèdent ce même caractère dévitalisé, presque sans volume. 

C’est bien sûr le succès de Shokuzai qui a entraîné la réalisation de ce nouveau thriller et dans les deux cas on perçoit comment Kurosawa joue avec l’esthétique des dramas télévisés. Avec leurs décors neutre, leur éclairage violent, et leurs acteurs à la voix blanche, ces productions se situent quelque part entre la radio et la télévision. Comme c’est le cas pour le soap américain, ces images uniformes ne sont porteuses d’aucun passé, et sont prises dans un processus d’oubli instantané. Rien d’étonnant à ce que l’origine de la J-horror se situe dans des productions lo-fi, directement destinées au marché de la vidéo et relevant de la même économie. Cet amour des formes modestes explique en partie l’échec du Mystère de la chambre noire qui tentait de couler Kurosawa dans la posture de l’ « auteur » français, et une assommante lourdeur culturelle. Creepy vient prouver combien il était aberrant de relier son cinéma à la photographie du XIXe siècle, au fantastique européen ou pire à des procédures de succession. Kurosawa tire parti de l’amnésie de ces images aseptisées pour montrer leur envers : là où rampe la terreur. Cette répartition peut rappeler Blue Velvet de Lynch et son gangster maléfique retenant et une jeune femme et son fils dans l’underworld nauséeux d’une petite ville américaine chromo comme une publicité des années 50. Si le monde positif n’est qu‘une illusion sociale, son négatif est en revanche porteur d’une mémoire, celle du cinéma de Kurosawa et de cet art de la terreur qu’il élabore minutieusement depuis le début des années 90. 



Le titre, Creepy, désigne un certain type de peur, celle sournoise qui se faufile silencieusement. Il évoque aussi les insectes qui, dans l’ombre, se multiplient et envahissent les maisons. C’est ainsi par une mince fêlure que Nishino s’est insinué dans l’esprit de Yasuko, lui offrant cet oubli d’elle-même, la seule façon de supporter sa solitude sans rompre l’ordre social. Pour accompagner Takakura et Asuko dans leurs dérives dans les ténèbres, Kurosawa se repose une fois de plus sur le talent de sa chef opératrice Akiko Ashizawa (à qui l’on doit aussi les images de Sayonara de Koji Fukada). Une salle d’université quelconque, se mue en labyrinthe de ténèbres au fil du terrifiant récit de la jeune survivante. Un tunnel devient la bouche d’ombre où se rencontrent le monstre et la femme au foyer. La maison de Nishino est le décor d’un atroce kammerspiel dont on reconnait les artifices et figures. Ces murs de bétons, ces portes en acier et ces rideaux de plastique jaune,  hantent depuis toujours le cinéma de Kurosawa. Devant ces femmes au foyer recluses dans les ténèbres, droguées et dépendantes, on se souvient des spectres aux visages de cendre de la J-horror. Les actrices elles-mêmes portent cette hérédité. Yuko Takeuchi (Yasuko) était l’adolescente qui la première succombait à Sadako dans Ring d’Hideo Nakata.  Misaki Saisho, interprète de la « femme » de Nishino, est surtout connue comme la dernière incarnation de Kayako dans la populaire série des Ju-on (The Grudge en Occident). Kayako, larve blafarde en chemise de nuit, qui descend en rampant les escaliers de sa maison hantée, est très similaire à son rôle dans Creepy. Mais la figure dominante est évidemment  Teruyuki Kagawa, l’interprète de Nishino, présent dans le cinéma de Kiyoshi Kurosawa depuis 1998 et le diptyque Eyes of the Spider et Serpent's Path, et inoubliable dans Tokyo Sonata et Shokuzai. Nishino partage bien des traits avec Mamiya, le tueur de Cure, en premier lieu son pouvoir d’abduction. 



Mais là où le frêle hypnotiseur semblait toujours sur le point de s’évaporer, ne laissant derrière lui que son pull trop grand, Nishino est massif, noueux comme une gargouille, et possède une corporalité dérangeante. Ce n’est pas un hasard si Kagawa est issu d’une famille d’acteur de kabuki, discipline qu’il a rejoint lui-même à l’âge de 45 ans. On peut observer sa capacité prodigieuse, à déformer son visage comme un démon kabuki aux yeux globuleux et à la bouche gonflée. Evidemment le passif des acteurs et actrices s’inscrit dans le cadre de la production de Creepy, Série B d’épouvante et film de commande. Cependant, le plaisir que l’on prend au film c’est aussi de voir Kiyoshi Kurosawa jouer le jeu du film de genre et s’amuser à nous faire peur. C’est aussi cela la modestie propre à Kiyoshi Kurosawa.