Agé de 52 ans, Masaaki Yuasa n’est pas une jeune pousse mais appartient à la génération de Mamoru Hosoda et Keiichi Hara. Si Le Château de Cagliostro de Miyazaki est le détonateur de sa carrière, les influences de Yuasa sont variées et concernent peu l’animation commerciale japonaise : « J’aime les vieux comics américains et les bois peints japonais que j’ai voulu adapter à l’animation. J’aime aussi les animés en noir et blanc de Toei Television, les cartoons de Tex Avery et Yellow Submarine de George Dunning. En France, j’aime Le Roi et l’oiseau de Grimault et La Planète sauvage de Laloux. »
Après
avoir travaillé sur plusieurs animés télévisuels, comme Crayon Shin-chan série comique supervisée par Keiichi Hara, il
réalise en 2004 pour 4°C, Mind Game son premier
long métrage. Ce film fou sur un mangaka refusant de mourir ne ressemblait à rien de
connu : les personnages étaient laissés à l’état de croquis, des visages
réels étaient incrustés sur des corps à peine ébauchés, et les décors passaient
de l’hyperréalisme à quelques lignes
jetées sur des couleurs acides. Ces
hybridations, ce ton adulte, un peu vulgaire et ironique, produisaient une animation
punk inédite au Japon. Sensation de festivals et film-culte immédiat, Mind Game est le manifeste artistique de
Yuasa : « En termes de liberté graphique, c’est le film qui me
représente le mieux. » Hybridation des techniques, collages de photos et
de dessins, mouvements perpétuels et déformations hallucinées des corps et des
perspectives, sont les signes caractéristiques d’un style qu’on a qualifié de
punk pour son côté un peu « sale » et sa vitalité. A l’intérieur
d’une production de plus en plus unifiée et tendant vers un style global, Yuasa
brise les conventions et ne fais jamais oublier la main de l’animateur.
« Avant,
l’animation s’élaborait de façon très physique sur des planches à dessins. Sans
étape fondatrice, on est passés à l’animation numérique et j’étais étonné de
voir les spectateurs s’adapter facilement à cette transition. Avec Mind Game, je me suis demandé comment
réintroduire ce côté très matériel. Le plus souvent, j’essaye que le rendu
soit le plus uniformisé possible mais parfois je préfère accélérer le
processus. Certaines séquences nécessitent un travail très minutieux et
d’autres naissent davantage du rythme et de la rapidité. Je me suis efforcé
d’apprendre du mieux que je le pouvais les règles de l’animation mais à un
moment je me suis demandé : est-ce qu’elles sont si importantes que
ça ? »
Ce style brut est particulièrement perceptible dans le court métrage Kick-Heart (2012) proche de Bill Plympton. Dans cet affrontement entre un catcheur et une nonne-amazone, Yuasa laisse visibles les croquis préalables pour conserver toute l’énergie du dessin, exagérant les musculatures et modifiant en permanence les proportions.
Les métamorphoses corporelles sont permanentes, qu’elles soient l’œuvre des
forces occultes (Devilman Crybaby),
de la musique (Lou et l’île aux sirènes),
de l’euphorie (Night Is Short, Walk On
Girl), ou de la vitesse et des perspectives (la série Ping Pong).
L’art
de Yuasa est avant tout intime bien qu’il s’exprime de façon souvent très
spectaculaire comme la guerre entre les démons et les anges sur fond
d’apocalypse de Devilman Crybaby
(série de dix épisodes produite par Netflix).
« J’essaye d’imprimer avant tout mes sentiments dans les images. Ce
sont eux qui donnent cette vision déformée de la réalité. Si on prend une scène
d’amour dans Mind Game, c’est la
manière dont je les ressens d’une manière générale. En ce qui concerne Devilman Crybaby, je regardais l’anime
de Go Nagai étant enfant. Il a eu sur moi l’influence que pouvait avoir Star Wars auprès d’autres. Même s’il
était destiné à des enfants, il avait des côtés très sombres qui exprimaient
bien le chaos de cette époque. Les démons
sont la métaphore de la personne absolument mauvaise que l’on peut devenir en
ne faisant pas les bons choix. »
En 2010, Yuasa supervise pour la télévision les 11 épisodes de The Tatami Galaxy, d’après le roman de Tomihiko Morimi. On retrouve le style « brut » et le trait un peu sale, mais surtout un beau travail sur des décors un peu décrépits mais chaleureux, et les ambiances nocturnes enchantées. Le récit se déroule en effet à Kyoto, ville étudiante et « arty » préservant une atmosphère douce, intellectuelle et l’amour des choses anciennes. Dans Tatami Galaxy, Sensei revit perpétuellement sa première année de fac et ses tentatives ratées de séduire la « Fille aux cheveux noirs ».
Dans le génial
dernier épisode, sa chambre de 4,5 tatamis devient un labyrinthe dont il doit
trouver l’issue pour échapper à la répétition de ses échecs amoureux et
sociaux. Les incertitudes de Sensei se traduisent par des monologues intérieurs
délirants. « Ce flux de pensées était déjà présent dans les romans. Il
n’est pas indispensable au récit et difficile à assimiler pour le spectateur,
pourtant c’était pour moi la dimension formelle la plus intéressant des romans
et je ne voulais ni la réduire ni la couper »
Comme le jeune héros explorant sans succès les différents clubs de l’université dont le club de tennis et le club de cinéma, il importait pour Yuasa de se replonger dans la vie universitaire. « Quand j’ai entrepris Tatami Galaxy, j’ai dormi pendant un mois dans un dortoir à Kyoto et j’ai exploré la vie des étudiants. Je prenais des photos et je collectais les lieux avec Google Map. Pour The Night is short, walk on girl, sa suite que je n’ai pu tourner que l’an dernier, j’ai suivi les évènements du festival culturel de l’université. J’ai assisté aux feux de camps et aux représentations théâtrales. »
Réalisé
la même année que Lou et l’île aux
sirènes, The Night is short, walk on
girl, est le second long métrage de Yuasa. Il retrace la folle nuit d’une
étudiante, « la fille aux cheveux noirs » et ses rencontres dans les
bars de Kyoto. L’alcool tient une grande place dans le film et les cocktails
provoquent chez la jeune fille des ondes de plaisir colorés. Au cours de ses pérégrinations nocturnes,
elle croise le club des sophistes et ses danses rituelles, un commando libérant
les livres rares des bibliothèques des collectionneurs, ou encore une troupe
situationniste, mais à chaque fois, elle manque la rencontre avec Senpai
l’étudiant amoureux d’elle. « J’ai voulu décrire la frivolité de la vie des
étudiants et l’alcool en fait partie. Le garçon est très sérieux et se
concentre sur ce qu’il juge important, mais il n’est pas très heureux. La
fille, semble en apparence se disperser et perdre son temps mais elle est
heureuse de boire dans les bars et de faire des rencontres. »
Le
refus par Yuasa du formatage, qu’il soit visuel ou narratif, le pousse à
aborder des thèmes très différents de ceux de ses pairs : Night Is Short, Walk On Girl est une
comédie musicale hyper colorée célébrant les vertus de l’amitié, de la
philosophie et surtout de l’alcool plongeant les personnages dans de douces
extases psychédéliques. « C’est un
film sur les plaisirs partagés, le loisir et l’amusement. En animation, c’est
assez rare de défendre le fait de boire de l’alcool comme quelque chose de très
agréable. »
Cette
légèreté revendiquée se teinte aussi d’une mélancolie heureuse. Au fur et
à mesure que la nuit se poursuit, les festivals d’été laissent place aux
festivals d’automne et bientôt c’est l’hiver qui tombe sur Kyoto, entraînant
une épidémie de rhume. Seule la fille aux cheveux noirs est assez vaillante
pour aller de maison en maison pour soigner ses amis. « Le roman original
est constitué de quatre nouvelles représentant chacune une saison. La première
est The Night is short, walk on girl,
et j’ai décidé de rassembler les quatre histoires en une seule nuit. » La
vie est courte et passe en une nuit comme un rêve. Alors, jeune fille, en
avant ! Et profite des plaisirs. Rappelant les artistes bohèmes de l’ère
Taisho, ces années folles japonaises, Masaaki Yuasa est le poète libertaire de
l’animation japonaise.
Propos
recueillis au Festival International de Tokyo le 31 novembre 2017 et le 1er
novembre 2018, interprète Constant Voisin.
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