Chroniques de l’extinction
Poursuivant
ses chroniques de l’extinction de l’espèce humaine, Kiyoshi Kurosawa met en
scène une « invasion
imperceptible » inspirée de L’Invasion
des profanateurs de sépulture. L’influence des films de Don Siegel et Philip
Kaufman, évidente dans Door 3 où des
aliens infiltraient une compagnie d’assurance, se manifestait déjà de façon
indirecte à travers les thèmes de l’hypnose (Cure), de la possession spectrale (Kairo) ou du parasitisme (Creepy).
Plus largement, c’est par la représentation d’un monde anesthésié et d’une
terreur invertébrée et unheimlich que
l’œuvre de Kurosawa croise les adaptations du classique de Jack Finney. Avec
son titre fataliste, Avant que nous
disparaissions énonce la fin de notre civilisation avec une évidence plus
terrorisante que toute la pyrotechnie hollywoodienne.
Trois extraterrestres « snatchent » les corps d’un salaryman, d’une lycéenne et d’un jeune garçon et déambulent dans cette banlieue de Tokyo qui ressemble à une station balnéaire en déshérence. Leur mission va être d’étudier l’humanité pour préparer l’invasion et pour cela de collecter des « concepts » : la propriété, l’ego, le travail, ou la liberté. Tout l’art minimaliste de Kiyoshi Kurosawa pourrait être contenu dans la scène bouleversante du vol de la notion de « famille ». L’extraterrestre (le lunaire Ryuhei Matsuda) effleure de son index le front d’une jeune fille qui laisse couler une larme et s’effondre, comme si sa structure intime lui avait été dérobée. Entre le gros plan du visage d’Atsuko Maeda et le plan d’ensemble où elle s’écroule, s’ouvre un gouffre vertigineux de solitude et de détresse. Un tel enchaînement, parvenant à rendre perceptible deux états d’un même personnage, montre la puissance fascinante qu’a désormais atteint le cinéma de Kiyoshi Kurosawa.
L’opération est irréversible et la sœur de la jeune fille devient une présence intolérable, dont le moindre contact provoque la répulsion. L’horreur pure est alors d’appartenir à une même famille tout en s’en sentant totalement étranger. Autre victime de l’abduction, un chef d’entreprise libéré du « travail » qui sombre dans l’histrionisme et détruit ses bureaux de façon absurde. Si ces dérèglements touchent parfois au burlesque (il y a du Tati chez Kurosawa), ils ne conduisent à aucune émancipation. En s’évaporant, le concept laisse une vacance aussitôt occupée par un inverse tout aussi aliénant. On pense à Mamiya, l’hypnotiseur de Cure, anéantissant les liens d’amour ou d’affection et les remplaçants par une pulsion de mort détruisant les époux, amis ou simple collègues de travail.
Avant que nous disparaissions aurait pu s’inscrire dans le veine noire et suffocante de Creepy, mais Kurosawa surprend en brisant sans cesse son propre système. Si certaines ruptures sont plus ou moins heureuses, le cinéaste retrouve la liberté et la fantaisie du mal aimé Real qui n’hésitait pas à faire surgir un dinosaure incongru de son récit onirique. Comme les extraterrestres explorant les concepts, Kurosawa saute d’un genre à l’autre de façon imprévisible : de la comédie lorsqu’un alien candide devient une meilleure version du mari dont il a volé le corps, à l’épouvante avec les adolescents décimant froidement leur famille, et même au film d’action avec cette course folle entre un extraterrestre et un avion. Mais ce qui l’emporte est toujours le mélodrame auquel il apporte toute la flamboyance requise puisque l’enjeu majeur du film est le concept d’amour. Que signifie sa perte pour l’être humain et son obtention pour les envahisseurs graduellement humanisés ? Là se joue le point de bascule du film.
Toutes les possibilités de ce conte de
science-fiction n’ont cependant pas été épuisées. A la suite du long métrage, Kurosawa
a tourné une mini-série télévisée en 5 épisodes, avec d’autres personnages et
d’une tonalité plus sombre, qui a son tour fut réduite à 140 minutes pour les
salles japonaises sous le titre Foreboding.
Nous n’en avons pas encore fini avec les body snatchers philosophiques de
Kiyoshi Kurosawa.
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