On croirait d’abord à un classique récit d’apprentissage. Kikunosuke, fils adoptif d’une puissante dynastie kabuki mais acteur médiocre, renonce à son rang pour épouser Otoku, une jeune nourrice. Il intègre une modeste compagnie itinérante, et y forge un talent qui lui permet in fine de retrouver son milieu d’origine. L’expérience de la pauvreté ferait ainsi éclore, tel un chrysanthème tardif, la vérité de l’acteur. Le retour du fils prodigue s’avère un sombre triomphe, le clan contraignant Kiku à renoncer à sa compagne. C’est d’ailleurs Otoku elle-même qui choisit de s’effacer, avec une abnégation forcenée qui en fait une héroïne purement mizoguchienne. Le théâtre kabuki et ses codes permettent à Mizoguchi d'inscrire Otoku dans une forme purement plastique : « une idée (et non une nature) », comme l’écrit Barthes au sujet des onnagata, ces acteurs japonais spécialisés dans les rôles féminins. Otoku disparait pour qu’une autre femme puisse s’épanouir, celle chimérique et théâtrale que Kiku interprète, princesse statufiée par le fard blanc et un lourd kimono presque sculpté. Face au bourreau maniant une immense hache, elle exécute une véritable danse de mort.
Dans un monde estompé, littéralement sans soleil puisqu’aucune scène ne se déroule à la franche lumière du jour, Mizoguchi élabore un récit spectral, encore plus troublant que celui de la lune vague après la pluie. C’est une pièce classique, maintes fois adaptée au cinéma, qui ouvre le film : Les Spectres de Yotsuya (1825) de Tsuruya Namboku dans lequel Oiwa, une musicienne défigurée et poussée au suicide par un samouraï cruel, revient d’outre-tombe accomplir sa vengeance. Mizoguchi choisit le final de la pièce, lorsqu’Oiwa s’élève des marais, en compagnie d’un autre fantôme, un masseur également assassiné. Grâce à un trucage scénique propre au kabuki, un même acteur interpréter les deux personnages. Ainsi, non seulement Mizoguchi place en exergue une célèbre figure de martyre, mais il définit le comédien par sa capacité à conjuguer les genres. C’est comme si, à chaque acteur était couplé un fantôme féminin représentant rien moins que la tragédie elle-même, dans sa forme la plus pure. Sans elle, l’homme de scène n’est que technique, comme ces samouraïs sans âme, froides machines à tuer, qui au final sont toujours défaits par des vagabonds hirsutes, aveugles ou nihilistes. C’est par exemple, une autre figure de l’androgynie, son ami Fuku, qui aide Kiku à revenir au sein du clan en lui offrant, le temps d’une représentation, son personnage de princesse condamnée.
Barthes voit dans l’onnagata la forme extrêmement pure de la combinaison des signes du féminin. Pourtant chez Mizoguchi, une telle créature, entièrement intellectuelle et insensibilisée ne serait pas considérée comme un acteur d’exception. Ce qui creuse la différence justement est ce qui échappe au code et à la copie. On ne voit jamais Fuku sur scène mais, lorsque derrière un voile créant un superbe effet de trame, il observe Kiku interpréter la princesse, il n’est qu’un frémissement d’amour. Kiku est proche d’atteindre cette grâce blessée, mais une dernière touche manque pour achever le chef-d‘œuvre. En rendant son dernier souffle, il reviendra à Otoku de la lui donner. Elle incarne alors cet amour qui ne demande rien en retour, cette abnégation totale et presque surhumaine. Elle ne cesse d’être la « nourrice » qui jusqu’à la fin alimente le jeu de Kiku. Ainsi, le triomphe de l’acteur qui salut cérémonieusement la foule, devient l’élégie funèbre de l’épouse, et leur descente commune au tombeau. C’est parce qu’il intègre à son art le fantôme d’une femme sacrifiée que Kiku devient un grand comédien.
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