Les livres de voyage c’est une grande affaire. Je me suis
toujours refusé d’emmener des livres japonais au Japon. Pourquoi lire sur le
Japon alors que le Japon est tout autour de moi ? Les deux tomes du Meurtre du
Commandeur d’Haruki Murakami m’attendront donc à mon retour. Il vaut mieux,
suivant la mystique qui m’est propre, emprunter une voie oblique. J’ai retenu
trois livres : un que je n’ai pas lu et deux livres de survie. Par commodité,
ce seront bien sûr des livres de poche. Celui dont j’ignore tout est La Marge
d'André Pieyre de Mandiargues. D’après la quatrième de couverture, il m’a l’air
assez éloigné de l’adaptation de Walerian Borowczyk et parle d’une dissolution
et d’une renaissance dans un quartier de bars et de prostitution. Non pas à
Shinjuku mais à Barcelone mais Mandiargues est un écrivain japonisant, et qui
sait où l’on peut aboutir par la voie oblique ?
Un livre est un objet magique qui peut permettre de forcer
le hasard et d’ouvrir des portes invisibles. Il y a bien un bar à Shinjuku qui
se nomme "Hécate", d’après un film oublié de Daniel Schmid, adapté d’un étrange
roman de Paul Morand se déroulant à Tanger. Sans la connaissance de ces deux
œuvres, aurais-je remarqué cette petite plaque en bois, parmi les centaines
d’autres du quartier ? J’y rencontrais une femme chat en kimono qui
m’expliquait que son mari, le propriétaire maintenant décédé, avait adoré ce
film. L’année suivante elle n’était déjà plus là et personne ne savait pourquoi
le bar se nommait ainsi. Un jour, le Bar Hécate aura changé de nom mais la
maîtresse de la nuit, la déesse des chiens, hantera encore les lieux.
Peut-être y a-t-il à à Tanger un autre Bar Hécate permettant de passer clandestinement entre les deux pays ? Et ce chant qui court entre les ruelles n’est-ce pas
Nessun dorma, l’air de Turandot qui donne son nom à un autre bar ? Personne ne
dort mais à l’aube la princesse de glace a déjà disparu et il faudra attendre
une autre nuit pour espérer encore en son amour. Personne ne dort, c’est le
territoire des vigilambule, ceux qui entrent, les yeux grands ouverts dans
cette marge entre le crépuscule et l’aube.
L’Amour fou d’André Breton est un livre que l’on n’a jamais
lu, qui n’a jamais été écrit ni publié mais dont on tente d’assembler les
fragments qui nous parviennent par liaisons libres, automatisme, vases
communicants, phrases attrapées, rêvées, murmurées. Dans un bar, au terme d’une
nuit étrange, une jeune fille m’a dit à
l'oreille : « Tu as trouvé l’endroit que tu cherchais depuis toujours. » Elle
m’a fait plusieurs présents mais cette phrase je l’ai conservée comme une
pierre précieuse. C’était une de ces « femmes sans ombre » qui apparaissent
vers trois heures du matin et qui n’ont que peu de temps pour délivrer leur
message à un salaryman ivre, une hôtesse de club mélancolique ou un voyageur.
Une phrase peut être la clé qui ouvre l’Entrée des fantômes, comme celle que lance Raúl Ruiz à Jean-Jacques Schuhl dans le restaurant chinois de Davé : « Je te propose de jouer le rôle du chirurgien dans Les Mains d'Orlac. » On rêverait de se promener avec Schuhl dans Shinjuku la nuit et, suivant les traces rose poussière laissées par les travestis, trouver dans une ruelle le fantôme du restaurant, désormais fermé, de la rue Richelieu, avec peut-être cet aquarium dont les reflets verdâtres transforment les clients en spectres mais surtout, encadrés et accrochés au mur, les polaroïds des visages familiers de mille et mille amis disparus. Car chacun, à Tokyo, peut trouver l’endroit qu’il cherche depuis toujours.
La Marge, L’Amour fou et Entrée des fantômes, sont les trois
livres que j’emporte à Tokyo cet automne.
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