mardi 31 octobre 2023

Shinji Somaï, l'anarchiste rêveur


Un texte bien sérieux que j’avais écrit sur Somaï pour Les Cahiers en 2013, à l’occasion de la rétrospective à la Cinémathèque française 

Typhoon Club 

Shinji Somaï, disparu en 2001 à l’âge de 53, laisse derrière lui une œuvre de 13 films. Bien qu’il fasse l’objet d’un culte vivace parmi ses pairs et les cinéphiles japonais, il demeure très méconnu en dehors de l’archipel. La raison tient d’abord à sa période d’activité, les années 80, décennie pendant laquelle le cinéma japonais fut négligé en occident. Le ralentissement créatif des grands auteurs, le déclin des derniers studios, mais aussi la mentalité particulière du Japon de la « bulle économique », en plein enchantement consumériste, produisirent un cinéma difficile à cerner. Somaï sut saisir la légèreté de l’époque, mais se révéla aussi un auteur exigeant et perfectionniste. Son œuvre passe du drame maritime The Catch (1983), au roman porno Nikkatsu Love Hotel (1985), à la fable maniériste Luminous Woman (1987) ou encore au mélo familial Wait and See (1998). Il est cependant un thème auquel il consacra la moitié de son œuvre : la jeunesse. 

P.P. Riders


Ses trois premiers films, The Terrible Couple (1980), Sailor Suit and Machine Gun (1981), énorme succès qui lança la star Hiroko Yakushimaru, P.P. Rider (1983) évoquent les mangas et anime et font la part belle aux nymphettes en uniforme marin et aux chansons sucrées. Pourtant, Somaï ne se contente pas de tendre un miroir complaisant à la jeunesse du pays mais signe des romans d’éducation où l’on parle franchement de sexe et de mort. Troquant la fantaisie pop pour un existentialisme lyrique, il offrit au film sur l’adolescence l’un de ses chefs-d’œuvre : Typhoon Club (1984) où des lycéens, prisonniers d’une école déserte pendant une tornade, affrontent leur moment de vérité. 

Typhoon Club


Cette même sensibilité, une perception intime et atmosphérique de l’adolescence, est à nouveau perceptible dans son dernier grand film, Le Déménagement (1993), dont l’héroïne est une collégienne perturbée par le divorce de ses parents. Le film se conclut par une plongée de 20 mn dans un Japon ténébreux et magique. Les personnages de Shinji Somaï vivent toujours à proximité de l’autre monde, en priorité les enfants et les vieillards. Un moment d’égarement ou un rêve éveillé suffisent pour qu’ils pénètrent dans cette dimension parallèle. Les vieillards n’en reviendront pas mais aux enfants, il sera permis d’acquérir une nouvelle connaissance.

 

Sortilèges

Sailor suit and Machine Gun


Dans The Friends (1994), un petit garçon se perd dans les méandres d’un hôpital. Alors que les couloirs se vident, il traverse des salles désaffectées et poussiéreuses, où des blouses blanches suspendues flottent comme des fantômes et où des fioles et éprouvettes contiennent d’étranges liquides fluorescents. Achevant son errance devant la morgue, il épie deux médecins plaisantant devant un cadavre ; vision qui le fait déguerpir et regagner le monde des vivants. Une même  dimension initiatique apporte une profondeur inattendue à Sailor Suit… dans lequel, suite au décès de son père, une lycéenne hérite d’un clan de yakuzas. De ce sujet délirant, Somaï tire une fable œdipienne : les 4 inoffensifs gangsters dont Izumi devient le « boss » représentent des figures paternelles, fraternelles et même filiales (le plus jeune s’effondre dans ses bras car elle lui rappelle sa mère). Comme dans un conte de fées, les yakuzas bons ou mauvais disparaissent les uns après les autres, jusqu’à ce que la jeune fille affronte le meurtrier de son père, chef de la bande rivale. Ce n’est d’ailleurs pas l’héroïne qui abat la figure paternelle maléfique mais la propre fille du gangster. Le travail du deuil achevé, Izumi, libérée du sortilège, peut retourner à sa vie de lycéenne.

Tournage de Sailor suit and Machine Gun



Dans Sailor Suit.., comme dans la plupart de ses autres films, les célèbres plans séquences de Somaï ne relèvent pas d’une virtuosité hollywoodienne ; les travellings sont tremblés, heurtés et souvent décadrés comme s’ils enregistraient la surface accidentée du réel. L’idée de temps et d’espace compte moins pour Somaï que faire partager une expérience émotionnelle : l’extase d’Izumi roulant en moto dans Tokyo (Sailor Suit…) ou l’inquiétude de traverser une forêt nocturne par une petite fille (Le Déménagement). C’est une transformation intime, même si on ne peut pas la nommer, que saisissent les frémissements de l’image. Dans Typhoon Club, les tumultes de l’adolescence sont liés à la violence climatique. En une scène étonnante une adolescente se masturbe dans le lit de sa mère parti au travail, la caméra restant fixe sur son visage, jusqu’à la jouissance. Plus tard, Somaï filme le calme dans l’œil du cyclone puis le déluge soudain sur la bande de lycéen dans la cour de l’école. Le plan séquence saisit un basculement du monde, en rupture avec une mise en scène souvent fluide et invisible. De façon plus humoristique, à la façon d’un Kitano, il permet aussi à Somaï de s’évader des règles du cinéma de genre. Dans P.P. Rider, un long plan séquence évacue tout le spectaculaire d’une rixe de yakuzas et la transforme en bagarre de bac à sable.

P.P. Riders

 

Chez Somaï, les sentiments développent leurs propres espaces, créent des raccords magiques ou au contraire des cohabitations impossibles. Dans Last Chapter of Snow (1985), un jeune professeur et sa fille adoptive résident dans des lieux éloignés mais, par un jeu complexe de décors, partagent les mêmes plans. Alors même qu’ils ne se sont pas avoués leur amour, le lié des espaces le fait exister.  Au contraire, les lycéens de la comédie The Terrible couple, se retrouvent dans une situation invivable : se voyant par erreur attribués le même appartement, ils doivent cacher leur situation pour ne pas être expulsés. 

The Terrible couple


Avant même de tomber amoureux, ils feront alors l’expérience du couple. Le jeune salaryman et la prostituée de Kazabana (2001) en représentent la version noire : unis par un pacte de suicide, ils transforment leur escapade hors de Tokyo en love story négative, ne supportant même pas de partager la même chambre d’hôtel.

Le classicisme que l’on a pu relever chez Somaï renvoie aussi à ce trait du cinéma japonais, lorsque les espaces domestiques véhiculent une vision du monde et une philosophie. Les maisons traditionnelles d’Ozu rechignent à accueillir la modernité et les palais des shoguns de Kobayashi évoquent, par leur géométrie, toute l’aliénation de l’esprit féodal. L’anarchisme de Somaï ne le pousse pas à détruire ces structures mais à trouver des ouvertures et des fuites, pour créer en leur sein des mondes utopiques – les enfants en sont le plus souvent porteurs. 

The Friends


Le vieil homme de The Friends est prisonnier d’un acte terrible commis pendant la guerre : la mort d’une femme enceinte aux Philippines. Ne parvenant plus à rejoindre son foyer, il devient de son vivant un spectre, s’enterrant dans une maison qui retourne à l’état sauvage. Ce sont des enfants, lutins qui chantonnent les airs de Mon voisin Totoro de Miyazaki, qui, en restaurant la maison, briseront la malédiction et le feront renaître au monde.

 

Utopie

Le Déménagement


De tous les lieux de Shinji Somaï, le plus beau est l’école de Typhoon Club. L’endroit du contrôle des enfants, des emplois du temps et des sanctions, devient un espace de liberté n’appartenant qu’à eux. L’impossible cohabitation peut alors aboutir à une communauté utopique. Chacun, presque au sens littéral, fera peau neuve. Ainsi, ce garçon qui verse de l’acide dans le dos d’une camarade pendant un cours de chimie. L’infirmière le force à regarder le dos nu et les cicatrices de l’adolescente qui, lui dit-elle, la marqueront à vie. Pendant le passage du typhon, le lycéen, les yeux vides comme un zombi, agresse la jeune fille dans un bureau désert. Lorsqu’il déchire sa chemise et s’aperçoit que les cicatrices ont disparues, il s’arrête net. L’effroi de son geste passé, mêlé à l’émotion érotique de découvrir la nudité de sa camarade, l’avait enfermé dans un cauchemar. A tous deux (puisque la jeune fille avait aussi capturé le garçon dans une vengeance inconsciente), il est alors permis de repartir à zéro et de retrouver leur innocence. Somaï marque une rupture avec un certain nihilisme du cinéma japonais, à l’œuvre chez Oshima par exemple, où le bonheur est toujours hors d’atteinte et les personnages invariablement maudits par leurs actes et poussés vers la mort et la folie. Seule exception : The Catch, récit d’aventure maritime qui rejoint une forme de fatalisme. Comme dans les récits d’Hemingway, la virilité devient une part maudite que les hommes vont tragiquement expier en mer.

P.P. Riders


A la société, Somaï oppose les bandes, les clans, voir les tribus primitives. Les yakuzas de Sailor Suit… s’avèrent une fratrie d’adolescents attardés, pour qui la solidarité des « aniki » compte plus que la loi de la pègre. Les lycéens de Typhoon Club, ne sont pas davantage rassemblés par les règles de l’école, mais par un lien plus mystique et profond. Lorsqu’ils dansent nus sous le typhon, il n’y a rien d’autre à l’image que les corps, la pluie et la terre transformée en boue. Les éléments liquides, récurrents chez le cinéaste, font retourner le monde à un état primitif. La petite fille de Le Déménagement, au bord du lac Biwa, a la vision d’un Japon archaïque et magique lorsqu’apparait un navire funéraire illuminé de lanternes. Les spectres qui se dirigent vers l’embarcation sont ceux de ses parents, prémonition d’un arrachement à laquelle elle devra se résoudre. C’est également dans l’eau d’un lac que l’adolescente de P.P. Rider a ses premières règles, telle une petite mort de son enfance. Sans aller jusqu’aux visions purement fantastiques d’un Miyazaki, Somaï a sans doute davantage de points communs avec des animateurs comme le père de Totoro ou Isao Takahata (Pompoko, Le Tombeau des lucioles) qu’avec ses pairs, les cinéastes de la génération des années 80.

Le Déménagement


En premier lieu, les rassemble un sentiment écologique mâtiné d’animisme. Dans Wait and See, entre le fils salaryman et le père paysan, sorte de Boudu japonais, se crée un petit territoire utopique : le poulailler que le garçon chéri dans son jardin comme une part d’enfance. Les poules et les poussins assurent la transmission entre les deux hommes, version enchanté des thons maléfiques de The Catch. Cette part animale que les hommes de la campagne sont parvenus à conserver, la femme la possède naturellement. En un très beau plan inquiétant, l’épouse du jeune salaryman tire avec ses dents la peau du ventre de son mari endormi. Somaï a inventé une gestuelle pour ses personnages féminins : a un moment ou un autre elles se mettent immanquablement à marcher à quatre pattes, souvent au cours de longs plans séquences. Ainsi, la lycéenne de Sailor Suit…, au lendemain d’une cuite au saké avec ses camarades yakuzas, fera sans fin le tour de son salon comme un petit animal. 

Sailor Suit and Machine Gun


Cette expression désigne avant tout les femmes comme des êtres de métamorphoses. L’écolière de P.P. Rider adopte la coiffure et les vêtements d’un garçon et les jeunes filles de Typhoon Club pillent les costumes du club de théâtre. Le statut de Yakuza d’Izumi n’est en définitive qu’un bref moment dans sa vie d’adolescente. De la même façon, la prostituée suicidaire de Kazabana, n’est que l’incarnation temporaire d’une mère de famille.

Cinéma de la métamorphose, du jeu et du travestissement, empreint d’un anarchisme rêveur, l’œuvre de Somaï fut une brèche dans une époque où toute idéologie contestataire avait disparue. Sa disparition prématurée l’empêcha d’être réellement le contemporain des cinéastes de la crise économique comme Shinji Aoyama, Kiyoshi Kurosawa ou Shunji Iwai, mais nul doute qu’il fut leur précurseur.



 

 

dimanche 15 octobre 2023

Journal du mois d’aout à Tokyo 2

« Hey Captain ! One beer please ! »



Le bar s’appelle « Sea and Sun », et on se demande où est passé le «Sex». Il est partout à l’intérieur : au plafond sur une fresque érotique, sur le comptoir où s’alignent figurines et sex toys, et surtout chez les mama-san délurées bien décidées à faire du Sea and Sun le bar «pink» de Golden Gai. 


Elles vous servent par exemple votre bière en clignant effrontément de l’œil et en poussant des soupirs suggestifs. Tout cela est à la fois navrant et hilarant. 

La mama à la casquette de yacht insiste par ailleurs pour qu’on ne l’appelle pas « mama » mais « captain ». Un captain donc dont l’une des facéties est de faire surgir un sein à l’improviste. Le « Sea and Sun » est l’un de ses lieux improbables où j’aime m’assoir car il s’y passera forcément quelque chose. Ce soir là j’y fais la connaissance de Rena, qui tout de suite me parle de sa profession : « SM Mistress ». Croiser ce genre de personne dans un bar de Shinjuku, entre un salaryman, une jeune fille bohème, et un cinéaste de films d’horreur, est tout à fait courant.


Le charme déroutant de Rena m’incite à lui proposer une interview et dès le lendemain je la retrouve au Golden Gai avec Constant Voisin, le meilleur interprète de Tokyo. Je choisis un bar excentré dans la division du quartier la moins fréquentée, sinon par des « oncles » fuyant les touristes. Certains, sinistres et désolés, conservent cependant une parcelle du vieux Golden Gai.


Rena me raconte ses débuts à Osaka, son succès dans les clubs de Tokyo mais surtout le soin qu’elle met à créer ses propres costumes. Encore une fois, la théâtralité japonaise est essentielle : j’imagine très bien Rena porter un masque de la démone du No Hannya lors de ses séances. Une bonne maîtresse SM est d’abord une comédienne.


 Je n’en dis pas plus puisque vous découvrirez cette épopée digne d’un roman porno Nikkatsu dans le Tempura de décembre. 



Le lendemain, je visite la librairie Kinokunya, célèbre pour avoir été le décor du Journal d’un voleur de Shinjuku d’Oshima. Si les rayonnages ont changé, la façade est restée la même et je suis toujours ému de retrouver identique l’escalier où se rencontraient Himiko et Birdey. 



Kabukichô oblige, le rez-de-chaussée est consacré à l’une des stars du quartier : Nicky Larson. Un exemple parmi d’autre de l’amour des Japonais pour leurs héros de manga. 


Malgré tout, un peu trop âgé pour découvrir cette série au Club Dorothée, elle me reste étrangère et je préfère flâner dans les rayons des romans de « mystery ». Les best-sellers bénéficient d’une petite mise-en-scène macabre.


J’aime aussi le rayon des  romans érotiques, leurs couvertures d’un fascinant mauvais goût, et leurs sempiternelles histoires d’Office Ladies, figure issue du miracle économique et désormais patrimoniale. On imagine très mal en France, au XXIe siècle, des séries de romans roses consacrées aux secrétaires.



Si les collégiennes à poitrines explosives côtoient de douteux livres "historiques" (est-ce un hasard ?), en revanche rien sur les femmes capitaines érotiques.  

Au rayon cinéma, on trouve toujours des biographies d’acteurs de films de yakuza dont celle du « big boss » Tetsuro Tanba, roi des gangsters. 


A deux pas de Kinokunya, se trouve le grand magasin Studio Alta qui est un des points de rendez-vous de Shinjuku. Comme il fait encore extrêmement chaud, je décide de profiter de la climatisation et pour la première fois d’explorer tous ses étages. Je découvre ce qui fait sans doute la particularité du magasin : deux étages consacrés aux tissus, et fréquentés par des japonaises de tout âges, et même des collégiennes. Est-ce encore une tradition au Japon de confectionner ses propres vêtements ? 




Un des étages vend de fantastiques décorations en tissus  pour les échoppes. 


Un détour chez les bouquinistes de Nakano me permet de découvrir un livre sur les vampires dont Romain Slocombe a illustré la couverture et quelques pages intérieures. 


Je trouve aussi un très beau livre sur les yurei-eiga, à l’iconographie folle. 



A paris m’attendent à mon retour les créatures d’Onibaba et Kuroneko de Kaneto Shindo que je devrais présenter dans quelques cinémas. Les fantômes du livre émergent de la même encre ténébreuse. 



J’ai beau les côtoyer depuis longtemps déjà, je ne peux m’arracher à la fascination de ces visages brûlés, et de ces yeux révulsés. Il ne faut jamais oublier que le monde des fantômes japonais est un monde de douleur, et que cette douleur est celle des femmes. 



Travailler sur (ou avec ?) les fantômes n’est pas sans risque. Faute de me rendre sur la tombe d’Oiwa-san dans le quartier de Sugamo (ce que j’avais fait lorsque j’écrivais Fantômes du cinéma japonais), je passe par le temple Hanazono, voisin de Golden Gai pour présenter mes hommages à Inari, le dieu renard. 



Je sonne la cloche et tape deux fois dans mes mains. Mains jointes et tête baissée, je lui demande trois choses. Il ne faut jamais craindre de solliciter matériellement les kami, qui sont là-aussi pour faciliter la vie terrestre des hommes. Et puis Inari et moi sommes un peu parents puisque le premier nom de ma famille, il y a quelques siècles était «Goupil». 


Traversant le Kabukicho, je vois à une fenêtre en hauteur, une androïde, clone de Rei l’écolière, pilote de robots guerriers, de Neon Genesis Evangelion. Ses gestes d’automates sont lents et mécaniques mais néanmoins grâcieux. 

Je lui dis au revoir d’un signe de la main et elle me répond.  

Kabukichô, théâtre de l’étrange.  

Mais ce que j’allais découvrir le lendemain dépassait tout ce que je pouvais imaginer.



(à suivre)


jeudi 5 octobre 2023

Journal du mois d’aout à Tokyo 1

 Balades dans les librairies et douces retrouvailles

A la fin du mois d’aout, je profite de mon séjour à Busan pour passer quelques jours à Tokyo qui n’est qu’à deux heures de vol. Je retrouve mon refuge sur les collines de Kabukichô, perdu au milieu des Love Hotels (ce qu’il était peut-être jadis). J’hérite d’une nouvelle chambre, toujours un peu vétuste mais spacieuse avec une fantastique salle de bain. Comme de coutume, une fois la chambre réservée, aucune n’est disponible pendant des mois. Je ne comprends pas cette étrange loterie où je gagne à tous les coups.  Je pense que Kabukichô désire ma venue, mais peut-être est-ce un piège. Autour de l’hôtel, je remarque les allées et venues de travestis d’un certain âge. 



Ils me rappellent la « société secrète des travestis » du début des années 60, une des premières communautés transgenres japonaises. Je repense aussi à la fascinante nouvelle Le Secret de Tanizaki et son narrateur déambulant la nuit dans Asakusa déguisé en femme et vivant le frisson d’une existence clandestine, presque criminelle :  « Mon maquillage blanc dissimulait totalement sous son épaisseur onctueuse mon identité masculine. » Je revois aussi ce travesti grand et maigre, qui, il y a quatre ou cinq ans, sillonnait les ruelles du Golden Gai comme un oiseau de proie, et avait voulu m’entraîner dans un club louche. Ce que j’aime aussi à Tokyo et particulièrement à Shinjuku est cette théâtralité qui la nuit et le saké aidant peut faire perdre la tête. Cette pièce étrange où défilent des travestis, des hôtesses de bar et des yakuzas, on peut en rester le spectateur, mais si l’on décide d’y entrer ce n’est jamais sans conséquences. 



C’est désormais un rituel : dès mes valises posées, je file dévorer des yakitoris dans un petit restaurant de Sanchome. J’adore manger sur le comptoir en bois usé, regarder s’activer la cuisinière (une mémère comme dans tous les meilleurs restos), et défiler les assiettes de brochettes. 





Bien sûr, les yakitori sont aussi une façon de retarder ma visite au Golden gai. Je ne sais plus combien de photos j’ai accumulé au fil des années mais le quartier reste pour moi le lieu le plus énigmatique et cinématographique du monde. Ne serait-ce que pour ces formes derrières les rideaux transparents ou ces visages attrapés à la dérobée, encadrés par les fenêtres. 








Ne vous fiez pas au plan affiché à l’entrée du Golden Gai : le quartier est en réalité une spirale dont on n'atteint jamais le centre. 

Je retrouve Mami-chan dans son bar, le Buster. 

- Pourquoi êtes-vous à Tokyo cette fois-ci. 

- Mais pour vous voir, mama. 

- Oh vous plaisantez, Stéphane, répond-elle avec son joli sourire.




Voilà dix ans qu’on se connait, et je me vois bien devenir un petit vieux à la Ozu et boire mon saké dans son bar pendant encore 40 ans. Le rock'n roll qu’elle vénère comme une religion n’est peut-être pas très traditionnel mais est entre nous un excellent sujet de conversation. Cette année, monopolisant son ipad, je me suis transformé en D-jay enchaînant Bowie, Alice Cooper et les Cramps. J’ai aussi fait la connaissance de Masafumi Yamada, réalisateur passionné de J-horror dont le dernier film Auto-stop, retrace les péripéties de deux jeunes filles sur des routes de campagne hantées. 




Le pouvoir d’une mama-san est de créer des liens entre ses clients, et Mami-chan, avec sa gentillesse naturelle, y parvient admirablement. C’est elle qui m’a accompagné un soir au Uramado, ce bar obscur, dédié à la chanteuse de blues Asakawa Maki, et qui affiche sur sa porte « club privé » pour faire fuir les bruyants touristes américains. 

Presque en face du Bar Buster : Darling tenu par Yuya, musicien et comédien. Ici un culte est rendu à la rockstar Kenji « Julie » Sawada, que Yuya « personnifie » parfois sur scène. 




C’est un bar aimé des cinéastes et acteurs indépendants, où le saké est particulièrement bon. J’ai toujours pensé que l’élégant Yuya, avec son sourire de sage un peu félin, était le maire secret de Golden gai. 

L’autre bar du Golden Gai où je me rends à chaque voyage est Ace, tenu par Tsuyochi qui vient de fêtera ses 20 ans de « papa-san ». Intimidé par le Golden Gai, ce lieu mythique dont j’avais peur d’être rejeté, Ace est le premier bar où je me suis rendu il y a quinze ans. La pancarte sur la porte, qui n’a jamais était changée, disait « If you need something please ask us, we talk english and we love you ». 



Tsuyochi qui est lui-aussi musicien de rock, se compare parfois à Tora-san car je crois qu’il vient de la campagne. Il ne cesse de me répéter que Shinjuku est mon pays natal. C’est peut-être vrai. 

Il y a en tout cas un rapport entre le sud de la France où j’ai grandi et Tokyo : la chaleur écrasante de cette fin aout. J’ai l’impression d’être passé de Rome, la « Città dell' Inferno » à Tokyo « jigoku no machi ». Toute la journée, je m’éponge avec une petite serviette et je me frictionne les bras avec les lingettes mentholées Gatsby qui permettent de recueillir le plus infime souffle d’air. 



Heureusement il est toujours possible de se réfugier dans les librairies d’occasion, comme les Mandarake de Shibuya et Nakano. 

Je découvre la revue des années 60 Kage (l'ombre), recueil de récits policiers hard boiled et ses superbes couvertures qui sont comme des affiches de films rêvées. Le graphisme des revues populaires japonaises, que ce soit le polar, la science-fiction ou l’érotisme mérite d’être exploré. Comme je ne peux pas toutes les acheter j’en photographie autant que je peux. 





On reconnait Alain Delon, éternel Japonais d’adoption, tandis que Catherine Deneuve est en couverture d’une revue SM. Les acteurs français mènent une vie parallèle au Japon. 



Il y a aussi de splendides (et hors de prix) mangas d’horreur, et des exemplaires de la revue Garo.



Cette belle couverture de Yû Takita  nous plonge dans l’atmosphère des petits quartiers japonais de l’ère Showa, pendant l’été bien sûr. La fille au premier plan me rappelle Hiroko Isayama dans Sayuri stripteaseuse de Tatsumi Kumashiro mais je me demande pourquoi le petit garçon semble à ce point éberlué. 


Au hasard, j’achète également un petit livre de photo retraçant le périple d’une japonaise à travers la campagne. 



Les petites villes de campagne sont kawai, les onsens sont kawai, les trains sont kawai, les boulangeries sont kawai, et le plus kawai de tout est de s’acheter de jolis vêtements pour voyager. Sans le savoir un photographe japonais des années 90 avait inventé Instagram.




Je trouve aussi ce curieux objet consacré au cinéma érotique : un coffret contenant un livret de photos de films et une cassette audio compilant des bandes-son. La face B est pleine de soupirs de films pink. Il faut donc feuilleter l’album en écoutant la cassette, un peu comme les livres-disques du « Petit ménestrel » de notre enfance. Le titre, en français, est savoureux: "Le cinéma japonais compilé par Eromore".



J’achète aussi à Nakano ce buste inspiré de Spirale de Junji Ito. Le glamour horrifique du mangaka est parfaitement restitué, et la jeune fille ressemble à une actrice de film muet. On peut s’hypnotiser soi-même et plonger à l’intérieur de son crâne mais là encore le voyage dans la spirale sera infini.  



(à suivre)