« Hey Captain ! One beer please ! »
Le bar s’appelle « Sea and Sun », et on se demande où est passé le «Sex». Il est partout à l’intérieur : au plafond sur une fresque érotique, sur le comptoir où s’alignent figurines et sex toys, et surtout chez les mama-san délurées bien décidées à faire du Sea and Sun le bar «pink» de Golden Gai.
Elles vous servent par exemple votre bière en clignant effrontément de l’œil et en poussant des soupirs suggestifs. Tout cela est à la fois navrant et hilarant.
La mama à la casquette de yacht insiste par ailleurs pour qu’on ne l’appelle pas « mama » mais « captain ». Un captain donc dont l’une des facéties est de faire surgir un sein à l’improviste. Le « Sea and Sun » est l’un de ses lieux improbables où j’aime m’assoir car il s’y passera forcément quelque chose. Ce soir là j’y fais la connaissance de Rena, qui tout de suite me parle de sa profession : « SM Mistress ». Croiser ce genre de personne dans un bar de Shinjuku, entre un salaryman, une jeune fille bohème, et un cinéaste de films d’horreur, est tout à fait courant.
Le charme déroutant de Rena m’incite à lui proposer une interview et dès le lendemain je la retrouve au Golden Gai avec Constant Voisin, le meilleur interprète de Tokyo. Je choisis un bar excentré dans la division du quartier la moins fréquentée, sinon par des « oncles » fuyant les touristes. Certains, sinistres et désolés, conservent cependant une parcelle du vieux Golden Gai.
Rena me raconte ses débuts à Osaka, son succès dans les clubs de Tokyo mais surtout le soin qu’elle met à créer ses propres costumes. Encore une fois, la théâtralité japonaise est essentielle : j’imagine très bien Rena porter un masque de la démone du No Hannya lors de ses séances. Une bonne maîtresse SM est d’abord une comédienne.
Je n’en dis pas plus puisque vous découvrirez cette épopée digne d’un roman porno Nikkatsu dans le Tempura de décembre.
Le lendemain, je visite la librairie Kinokunya, célèbre pour avoir été le décor du Journal d’un voleur de Shinjuku d’Oshima. Si les rayonnages ont changé, la façade est restée la même et je suis toujours ému de retrouver identique l’escalier où se rencontraient Himiko et Birdey.
Kabukichô oblige, le rez-de-chaussée est consacré à l’une des stars du quartier : Nicky Larson. Un exemple parmi d’autre de l’amour des Japonais pour leurs héros de manga.
Malgré tout, un peu trop âgé pour découvrir cette série au Club Dorothée, elle me reste étrangère et je préfère flâner dans les rayons des romans de « mystery ». Les best-sellers bénéficient d’une petite mise-en-scène macabre.
J’aime aussi le rayon des romans érotiques, leurs couvertures d’un fascinant mauvais goût, et leurs sempiternelles histoires d’Office Ladies, figure issue du miracle économique et désormais patrimoniale. On imagine très mal en France, au XXIe siècle, des séries de romans roses consacrées aux secrétaires.
Si les collégiennes à poitrines explosives côtoient de douteux livres "historiques" (est-ce un hasard ?), en revanche rien sur les femmes capitaines érotiques.
Au rayon cinéma, on trouve toujours des biographies d’acteurs de films de yakuza dont celle du « big boss » Tetsuro Tanba, roi des gangsters.
A deux pas de Kinokunya, se trouve le grand magasin Studio Alta qui est un des points de rendez-vous de Shinjuku. Comme il fait encore extrêmement chaud, je décide de profiter de la climatisation et pour la première fois d’explorer tous ses étages. Je découvre ce qui fait sans doute la particularité du magasin : deux étages consacrés aux tissus, et fréquentés par des japonaises de tout âges, et même des collégiennes. Est-ce encore une tradition au Japon de confectionner ses propres vêtements ?
Un des étages vend de fantastiques décorations en tissus pour les échoppes.
Je trouve aussi un très beau livre sur les yurei-eiga, à l’iconographie folle.
A paris m’attendent à mon retour les créatures d’Onibaba et Kuroneko de Kaneto Shindo que je devrais présenter dans quelques cinémas. Les fantômes du livre émergent de la même encre ténébreuse.
J’ai beau les côtoyer depuis longtemps déjà, je ne peux m’arracher à la fascination de ces visages brûlés, et de ces yeux révulsés. Il ne faut jamais oublier que le monde des fantômes japonais est un monde de douleur, et que cette douleur est celle des femmes.
Travailler sur (ou avec ?) les fantômes n’est pas sans risque. Faute de me rendre sur la tombe d’Oiwa-san dans le quartier de Sugamo (ce que j’avais fait lorsque j’écrivais Fantômes du cinéma japonais), je passe par le temple Hanazono, voisin de Golden Gai pour présenter mes hommages à Inari, le dieu renard.
Je sonne la cloche et tape deux fois dans mes mains. Mains jointes et tête baissée, je lui demande trois choses. Il ne faut jamais craindre de solliciter matériellement les kami, qui sont là-aussi pour faciliter la vie terrestre des hommes. Et puis Inari et moi sommes un peu parents puisque le premier nom de ma famille, il y a quelques siècles était «Goupil».
Traversant le Kabukicho, je vois à une fenêtre en hauteur, une androïde, clone de Rei l’écolière, pilote de robots guerriers, de Neon Genesis Evangelion. Ses gestes d’automates sont lents et mécaniques mais néanmoins grâcieux.
Je lui dis au revoir d’un signe de la main et elle me répond.
Kabukichô, théâtre de l’étrange.
Mais ce que j’allais découvrir le lendemain dépassait tout ce que je pouvais imaginer.
(à suivre)
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