mercredi 28 septembre 2016

Shuji Terayama parle des Fruits de la passion



«La prochaine fois, je ferai un film que
je projetterai sur vos visages».
Shuji Terayama (1972)


Qu'est-ce que le sexe pour vous, Shuji Terayama ? Vous inscrivez-vous dans cette tradition japonaise à laquelle nous devons les plus belles manifestations érotiques de l'art universel ? Ou, sollicité par l'Occident, est-ce l'héritage de Georges Bataille que vous entendez recueillir dans Les Fruits de la passion ?
Laissons de côté cette immense question que soulève Bataille. Cela nous conduirait à parler trop longuement de la tradition occidentale de l'érotisme. Pour moi, le sexe est un mode de communication, une forme de jeu, une méthode pour organiser le hasard des rencontres et dévoiler l'être le plus obscur. C'est un des rares paris qui n'ait pas nécessaire- ment l'argent pour enjeu. C'est aussi ce qui s'oppose radicalement à la science ou au sport : l'érotisme n'existe que dans l'imaginaire.

Quelle réponse énigmatique, l'imaginaire ! Disons très simplement que dans l'iconographie des Fruits de la passion, vous conjuguez les signes érotiques de l'Orient et de l'Occident.
Je ne ressens pas, pour ma part, cette dichotomie de l'Orient et de l'Occident. Leur interpénétration stimule mon érotisme bien davantage que les estampes d'Utamaro ou de Hokusai, par exemple. Je me suis efforcé de créer un mode de représentation qui me soit propre. A vous de décider si je suis davantage dépendant des codes réputés japonais ou occidentaux. Dans Les Fruits de la passion, l'érotisme est associé à l'incomplétude ou à la maladie. Voyez les pensionnaires de la maison de fleurs : l'une est mythomane, la seconde est autistique, une troisième est phtisique...

Ces multiples représentations d'un «manque» composent-elles, ensemble, la psyché féminine ?
En tout cas, elles se complètent. Ce que l'une des pensionnaires n'a pas, l'autre l'a. Elles cohabitent parce qu'elles sont les effigies d'un monde où tout a valeur d'échange, le sexe comme l'argent, les objets comme les symboles. C'est ce que O comprend à la fin du film : peut-être peut-elle commencer à vivre dès lors qu'elle n'est plus soumise aux lois de l'échange.

Dans le décor de la maison de fleurs, vous avez placé des compositions monochromes qui nous paraissent renvoyer à un imaginaire spécifiquement cinématographique. Etait-ce une façon de désigner, ou de dénoncer, l'illusion que vous instituez ? Qu'attendez-vous des techniques du collage ?
Depuis l'enfance, je suis attiré par Lautréamont, par les rencontres inattendues qu'il suscitait en rapprochant des éléments parfaitement hétérogènes, tels qu'un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection. Sawako Goda et moi-même nous sommes; inspirés de vieilles photos pour peindre des panneaux que nous avons intégrés dans le décor en fonction des personnages qui les côtoieraient.

La figure de la Mère, récurrente dans votre œuvre passée, est ici supplantée par celle du Père. Dans le fantasme de O, le Père dessine une prison en traçant autour de l'enfant un carré de craie. Byakuran, une des prostituées, retrouve sous les traits d'un client le père qui exigeait d'elle toute sorte... de chienneries !
Notre monde contemporain est placé sous le signe de cette absence. Qu'il s'agisse de politique, de religion ou d'érotisme, nous sommes tous à la recherche du père absent. O bien sûr, mais les révolutionnaires aussi, qui attendent de Sir Stephen qu'il soit leur protecteur.

Mais par rapport à l'univers d'échanges que symbolise la maison de fleurs, quelle place assignez-vous donc à la Révolution ?
Mes révolutionnaires ne sont que les clowns de cet univers. Ils ne savent pas encore que la Révolution politique n'est qu'un aspect de la Révolution. Ils ne voient que la réalité matérielle, là où les filles, enfermées dans leur subjectivité, ne connaissent, elles, que ce qu'elles ressentent. Le monde des prostituées est traité en couleurs, celui des émeutiers est monochrome, du moins au début du film. C'est le jeune garçon qui fait la liaison entre les deux mondes. Lorsqu'il pénètre dans celui de O, le film devient entièrement en couleurs. Nous parlons de «clowns», mais n'oubliez pas que ces clowns ont bien souvent contribué à changer le cours de l'histoire. Sans leur révolte, sans la «folie» de mes filles, l'humanité pourrait-elle progresser ?


(Dossier de presse, 1981)

jeudi 22 septembre 2016

Provoke, Rivette, Henry Miller : un jour tranquile à Clichy



Il y a presque un an, en allant à l’expo Daido Moriyama de la fondation Cartier, j’avais un détour par le cimetière de Montparnasse pour passer un moment avec Chris Marker (voir ici). Ensuite, Jacques Rivette est mort et ensuite David Bowie est mort, et ça on ne s’en remettra jamais. Par hasard, l’expo Provoke au BAL se trouve à quelques minutes du cimetière de Montmartre où repose Rivette. C’est une tombe en pierre blanche juste à côté de celle de Truffaut en marbre noir et de celle de Dominique Laffin. Un pont métallique surplombe le cimetière ce qui en fait un décor tout à fait rivettien. On s’attendrait à y voir déambuler Bulle Ogier ou Clémenti ou à voir passer Céline et Julie, Musidoras en patins à roulettes .  
En sortant, je croisais un chat au moins centenaire. 



L’exposition Provoke est consacrée à la revue du même nom qui, en 1968-1969, révolutionna la photographie japonaise. A la même époque, Oshima, Wakamatsu ou Matsumoto tournent leurs chefs-d’œuvre qui eux-aussi documentent le Japon des années rouges. Pourtant, si les films de la nouvelle vague étaient pour la plupart désabusés, les photos de Provoke tirent leur énergie de moments bruts d’insurrection. Flous, sous-exposés, pas de cadrage, peu importe. Les jeunes sont casquées, les bouches recouvertes de mouchoir, les regards brûlants. Il y a aussi du sang, des voitures qui brûlent, des barricades, et les longues lances des policiers qui rappellent les combats de samouraïs des films de Kurosawa. Ces images sont celles de la guerre de Tokyo, celles que Wakamatsu mettait en ouverture de ses films (tournées par les étudiants eux-mêmes) et que le héros d’Il est mort après la guerre d’Oshima échouait à capturer. Certaines sont signées Tomatsu Shomei, Takuma Nakahira, d’autres sont anonymes.
« La seule chose qui compte est ce qui a été photographié et comment. Je veux que la photographie tombe d’abord très bas, à ce niveau, puis je ramasserai ce qu’il en reste. » (Takuma Nakahira, 1969)
Il y a aussi les paysans de Narita, luttant contre la construction de l’aéroport. Ce mouvement, l’un des plus importants de l’époque, a donné lieu à plusieurs films dont The Battle for the Liberation of Japan: Summer in Sanrizuka (Shinsuke Ogawa, 1968), diffusé dans l’exposition, et Kashima Paradise (Yann Le Masson, 1973). Pour les photographes, c’est aussi une façon de saisir la vie paysanne, celle que l’on veut détruire aux alentours de Tokyo. Il faut penser que les vieilles paysannes photographiées par Mitome Tadao entre 1966 et 1971 sont parfois nées à la fin du XIXe siècle et que dans le bétonnage de leurs terres, c’est un ethnocide qui est à l’œuvre. 
Mais l’insurrection est aussi intime, c’est celle qui pendant les années 60 secoue les corps et les désirs. A l’ère du verseau de la Californie solaire, Daido Moriyama l’un des fondateurs de Provoke, oppose des chambres closes sur les ténèbres, des peaux de suie, des yeux et des lèvres noirs. Heiko Osoe consacre l’album Kamaitachi (1969) au danseur buto Tatsumi Hijikata, et le replonge dans cette paysannerie mystique dont il est un enfant.Araki, alors à ses débuts, travaille la photocopie dans la série Xerox Photo Album : 70 faces (1969) et Adam & Eve (1970), pâlissant ses clichés à l’extrême, presque jusqu’au négatif. Comment atteindre l’envers d’une image ?



Au sortir de l’expo, j’allais prendre un verre au Wepler, place de Clichy, en relisant quelques pages d’Henry Miller.

« Par une journée grise, quand il faisait froid partout sauf dans les grands cafés, je goûtais à l’avance le plaisir de passer une heure ou deux au Wepler avant d’aller dîner. La lueur rose qui nimbait toute la salle émanait des putains qui se rassemblaient d’ordinaire près de l’entrée. A mesure qu’elles s’égaillaient parmi les clients, la salle devenait non seulement chaude et rose, mais parfumée. »

C’était une journée belle et tranquille. 


mercredi 21 septembre 2016

Les fruits de la passion


A Shinjuku, les filles et les garçons
on tellement bu la lumière des néons
qu’ils pleurent des larmes bleues.

mardi 13 septembre 2016

Shinji Hama (浜慎二) petit maître du manga d'horreur

Dans les années 70 et 80, alors que les fantômes avaient disparus des écrans, les mangas assurèrent une continuité. S'adressant à des collégiennes et lycéennes, les auteurs les prirent comme héroïnes, plaçant les yurei classiques dans leur cadre quotidien : les écoles, les gymnases, les immeubles de la classe moyenne, les bus, les parcs... Sans le savoir, ils posaient les bases esthétiques de la J-horror. 
La plupart de ces petits formats, surtout ceux des années 80, sont des  séries B d’horreur, vite dessinées, mais parfois sanglantes et malsaines. On comprend pourquoi ils inspirèrent les premiers films de J-horror, comme les  Scary True Stories (1991) de Norio Tsuruta, directement tournés en vidéo et distribué dans les vidéoclubs. A Mandarake, l'immense magasin de mangas d’occasions, on les trouve pour la plupart entre 300 et 800 yens pour peu qu'ils ne soient pas signés Kazuo Umezu ou Shigeru Mizuki, les stars absolus du genre. 
L’un de mes auteurs préférés est plus modeste et se nomme Shinji Hama La carrière de ce vétéran remonte au début des années 60 et à la revue d'horreur All Kaidan aux superbes couvertures.

Dans les années 70 et 80, son style est plus alimentaires mais toujours efficace. Les couvertures de ses mangas représentent à chaque fois une jeune fille terrorisée, surplombée par des visages de monstres et de fantômes. 

Et toujours, entre les femmes-chats et les fantômes d'enfants aux cheveux blancs, l'omniprésence des papillons ! Personne n'a jamais su répondre à la question qui me taurade depuis des années : pourquoi en veulent-ils autant aux jeunes filles japonaises ?