dimanche 6 décembre 2020

Soleils roses

Nuits félines à Shinjuku

La Collection « Roman Porno » éditée par Elephant Films met à l’honneur le cinéma érotique japonais des années 70 ainsi que ses versions contemporaines.

Sur les dix films inédits de la collection, cinq sont des classiques de la Nikkatsu et les cinq autres des hommages modernes produits en 2016. Les grands noms du répertoire sont au rendez-vous comme Noboru Tanaka (Nuits félines à Shinjuku), Tatsumi Kumashiro (Les Amants mouillés, L’Extase de la rose noire), Masaru Konuma (Lady Karuizawa), et Toshiharu Ikeda (Angel Guts : Red Porno), côtoyant les cinéastes contemporains Sono Sion (Antiporno), Akihito Shiota (A l’ombre des jeunes filles humides), Hideo Nakata (White Lily), Isao Yukisada (Chaudes gymnopédies) et Kazuya Shiraishi (L’Aube des félines). Si certains couples de films sont évidents comme l’association de Nuits félines à Shinjuku et L’Aube des félines, ou encore Les Amants mouillés et A l’ombre des jeunes filles humides, d’autres choix sont éditoriaux, rapprochant les motifs ou les styles. On notera l’absence parmi les Roman Porno originels de films en costumes ou BDSM, mais ceux-ci étaient déjà présents dans les collections Zootrope et Wild Side. Ceux qui ont étés retenus sont donc en prise directe avec leur époque, qu’il s’agisse des années 1970 ou 2010, explorant le présent des relations amoureuses. 

Les Amants mouillés

La production quasi exclusive de films érotiques fut une opération commerciale lancée par la Nikkatsu en 1971 pour éviter la faillite. A l’annonce de ce changement de cap, la plupart des cinéastes et acteurs employés par la firme préférèrent se retirer, laissant la place à des réalisateurs débutants. C’est ainsi qu’au cœur du cinéma d’exploitation émergea une autre Nouvelle Vague. Le terme « porno » est trompeur puisqu’il s’agit d’actes simulés et, à la différence de leurs homologues occidentaux comme Emmanuelle, les sexes des acteurs étaient cachés, habilement dissimulés par des éléments du décor et des objets à l’avant-plan ou estompés par un flou. Excepté ce tabou majeur, tout était permis, même les situations les plus scabreuses. Si le cinéma Pink des années 60, dont Koji Wakamatsu était le roi, était tourné sur le vif et en noir et blanc, le Roman Porno offrait de vraies productions de studio, aux couleurs éclatantes et aux décors soignés. Bien que leurs tournages n’excédent pas une dizaine de jours, le savoir-faire de techniciens ayant travaillé avec les maîtres des décennies précédentes donnait largement le change. La diversité des productions interdit de cantonner le Roman Porno à un style unique : certains cinéastes privilégiaient le néo-réalisme, tournant en décor naturel, d’autres préféraient le baroque et l’expérimentation, d’autres encore étaient à l’aise dans la comédie, le mélodrame ou la violence. S’affichant aux devantures de tous les cinémas du Japon, ces films érotiques font désormais partie du folklore de l’ère Showa avec ses clubs de striptease un peu miteux, ses bars à hôtesses tenus par les Yakuzas et ses chanteuses de enka comme Keiko Fuji, pleurant à longueur de titres la triste condition des femmes de Shinjuku. 

Les fleurs secrètes du cinéma japonais

Les Amants mouillés

Avec Tatsumi Kumashiro, c’est l’esprit débraillé et prolétaire du Pink qui perdure dans le Roman Porno. On se souvient du néo-réalisme de La Femme aux cheveux rouges et de Sayuri Strip-teaseuse, avec ses ouvriers de chantiers, petits malfrats ou danseuses de clubs érotiques. Kumashiro est un cinéaste de l’énergie immédiate et du décor naturel, voire du plein air. Les Amants mouillés (1973) se déroule pour l’essentiel sur la côte dans « une ville lunaire, pleine de sable », et le héros est un futen (un jeune en rupture de société) qui livre des bobines de films érotiques pour les cinémas locaux. Les scènes d’amour les plus marquantes, qui se déroulent sur une plage hivernale, avec les acteurs couverts de sable, atteignent une véritable poésie. Film quasiment sans histoire, exceptées les déambulations de ses personnages, Les Amants mouillés saisit le zeitgeist d’une jeunesse sans but dans cette longue scène finale de saute-mouton où le peu de récit finit encore de se déliter. On perçoit ce que le Kitano de Sonatine, avec ses Yakuzas faisant l’école buissonnière, doit à Kumashiro. 

L'Extase de la rose noire


Autre film du même auteur, L’Extase de la rose noire (1975) commence par la défection de son actrice principale qui, enceinte, ne veut plus tourner de films pornographiques. Avec elle, c’est comme si le film lui-même se libérait de tous les codes pour épouser une forme improvisée et espiègle. Les personnages n’appartiennent d’ailleurs pas au Roman Porno mais à la pornographie clandestine. Si Juzo, le réalisateur interprété par l’exubérant Shin Kishida est calqué sur Oshima, le film s’inspire davantage de Les Pornographes d’Imamura. Fabriquant des bandes sonores érotiques d’avant-garde, l’équipe collecte le halètement d’un chien, le cri des otaries ou un chat lapant du lait. Plus drôle encore, Juzo enregistre dans un cabinet de dentiste les cris de souffrance d’une patiente qui n’est autre que Naomi Tani, la reine du SM. Fauché mais débrouillard, Juzo se voit comme un grand artiste sur le point de réaliser son chef-d’œuvre. C’est peut-être en définitive le cas de Kumashiro, tournant ici un de ses meilleurs films, en alliant la comédie excentrique à une réflexion sur la véracité de ses propres images. A quel moment la pornographie et les sentiments amoureux finissent par se confondre ou au contraire s’affronter ? Juzo faisant tourner sa fiancée, interrompt lui-même le tournage lorsque celle-ci ne mime pas le plaisir mais le ressent. Quant à la compagne de l’acteur, elle lui reproche : « tu m’avas promis de ne pas jouir ! » Ce n’est pas le sexe réel qui apparaît dans le champ, horizon jamais atteint du Roman porno, mais en un mot l’émotion.

 

Kumashiro dirige L'Extase de la rose noire

Qu’elle soit cinématographique ou directement liée à la prostitution, l’industrie du sexe va naturellement fournir au Roman porno ses décors et ses personnages. Le quartier des plaisirs de Tokyo, historiquement ceint à Asakusa dans les vestiges du mythique Yoshiwara d’Edo, se déplace dans les années 60 à Shinjuku dans le quartier de Kabukicho. La Nikkatsu va souvent exploiter la cinégénie de cette ville de néons qui ne dort jamais et de son peuple déclassé où se mêlent prostituées, Yakuzas, salarymen et artistes marginaux comme le photographe Araki. Cinéaste attentif du monde de la prostitution, Noboru Tanaka situe Nuits félines à Shinjuku (1972) dans la continuité de La Rue de la honte de Mizoguchi, les salons de massage ou « bains turcs » remplaçant les bordels de l’après-guerre. Le savon dont sont recouvertes les filles qui « baignent » leurs clients, permet de dissimuler habilement les zones taboues, astuce caractéristique de l’art de Tanaka : jamais le sexe ne semble un élément rapporté et s’intègre avec un tel naturel qu’on en oublie presque qu’il s’agit de cinéma érotique. Si l’on feuillette les ouvrages du photographe de rue Katsumi Watanabe, on ne peut qu’être frappé du soin avec lequel Tanaka a choisi ses actrices, dont l’étoile filante Tomoko Katsura, identiques aux véritables félines de Shinjuku. Ces filles des rues sont magnifiées par Tanaka qui, bien qu’il emprunte au documentaire et parfois à l’avant-garde, est avant tout un cinéaste classique à la recherche de la beauté et de l’émotion. Il vole à Koji Wakamatsu son acteur fétiche, Ken Yoshizawa, interprétant la même année le révolutionnaire aveugle de L’Extase des anges (1972), pour en faire un échoué du miracle économique, bisexuel et suicidaire mais néanmoins flamboyant.

 


Il faut le voir, complètement brisé, s’écrouler au petit matin sur le trottoir, alors que se lèvent les rideaux métalliques des banques. Ce monde parallèle grouillant de vie, mélancolique et romantique, laisse place à celui bétonné et inhumain du capitalisme et des échanges économiques. Portant toujours la défaite, cette fois définitive, des idéaux des sixties, Ken Yoshizawa revient dans L’Aube des félines, en vieil homme solitaire ayant choisi de mourir par la main de la prostituée dont il est amoureux. 

Angel Guts : Red Porno

L’angoisse urbaine, perceptible dans l’épilogue de Nuits félines à Shinjuku, est permanente huit ans plus tard dans Angel Guts : Red Porno (1980) de Toshiharu Ikeda, qui s’inscrit dans une série d’adaptation du mangaka Takashi Ishii. Toutes les héroïnes de cet auteur se prénomment Nami, versions modernes et tokyoïtes de la Justine de Sade. Chez Ishii et Ikeda, la violence nait de l’image pornographique elle-même et de sa circulation. Voyant ressortir les photos d’une session SM, Nami, une office lady (secrétaire), devient un fantasme que les hommes s’approprient et se trouve dépossédée d’elle-même. « Cette fille ce n’est pas moi » dit-elle à son voisin, un jeune chômeur à la dérive, qui lui-aussi crève de solitude dans la grande ville.

 


Tokyo, aussi terrifiante que New York dans les films de William Lustig (Maniac) et Abel Ferrara (L’Ange de la vengeance), se nourri du désespoir et de la chair de ses habitants, les faisant entrer dans d’aliénants circuits pornographiques. Les images n’ont même plus d’auteurs et semblent se générer d’elles-mêmes comme un cancer. Dans le Love Hotel où Nami se rend avec un collègue, un système vidéo leur permet de s’observer eux-mêmes faisant l’amour. Nulle part Nami ne peut échapper à ses doubles, pas même chez elle où elle est l’objet d’un voyeur, son minuscule studio se transformant en studio de cinéma infernal. L’énergie est devenue noire et nihiliste et Angel Guts : Red Porno est déjà un « Roman Antiporno », justifiant pleinement son couplage avec le film de Sono Sion. 

Récit d’un Rastignac séduisant une épouse délaissée pour s’introduire dans la haute bourgeoisie d’une petite ville, Lady Karuizawa (1982) de Masaru Konuma offre une autre vision du genre.

 


Il s’agit d’une production de prestige tournée pour les 70 ans de la Nikkatsu, au budget confortable et d’une durée inhabituelle d’1h36. Dans le rôle principal, Miwa Takada actrice et chanteuse étrangère au Roman Porno, faisait son come-back après dix ans d’absence. Le monde de Konuma est celui de mélodrames baroques et cruels comme La Vie secrète de Madame Yoshino. Pour cet esthète, la dimension sociale importe peu, sinon pour fournir les masques de nouveaux jeux de rôles. Qu’est-ce qui se cache derrière celui, impassible, de la grande bourgeoise, raffinée et distante ? En ouverture, une cruche en céramique est brisée par de l’eau gelée et c’est toute l’énergie sexuelle réprimée par l’héroïne qui est signifiée. D’une façon très différente de Kumashiro, la nature qui entoure la villa participe à l’érotisme mais il s’agit de bois immobiles et presque artificiels que Konuma plonge dans un monochrome bleu. Cette présence envoûtante tire le film vers le fantastique et les personnages, se croyant des stratèges, deviennent en définitive les jouets du destin. Rendue à la glace après un été de passion Lady Karuizawa, retrouvera sa forme pétrifiée, gardant en elle un secret indicible. 

Roman Porno 2016 : de la dépression à la révolte


L'aube des félines

Du côté des modernes, certains renouent avec la tradition néo-réaliste, puisent à d’autres influences comme le cinéma d’Hong Sang-soo, ou encore livrent un Roman Porno classique. Sono Sion quant à lui, fidèle à sa réputation d’enfant terrible, déconstruit avec fureur le genre en osant le titre Antiporno, et signe le chef-d’œuvre de la collection. L’écart qui sépare les deux époques est celui menant du miracle économique à la crise, financière mais aussi morale, du Japon des années 2010. 

Deux films tentent de revivifier la dimension élémentaire du Roman Porno : White Lily de Nakata et ses décors forestiers rappelant Lady Karuizawa et A l’ombre des jeunes filles humides de Akihiko Shiota dont la plage s’inspire de Les Amants mouillés. Hideo Nakata, est le seul des cinéastes de la collection à entretenir un lien direct avec le Roman Porno puisqu’il fut l’assistant de Konuma. Avec cette description des amours d’une céramiste et de son apprentie, il signe son film le plus intéressant depuis longtemps : les séquences érotiques se déroulent dans un rêve nacré et la peau des actrices deviennent d’une blancheur surnaturelle. Sans prétendre au chef-d’œuvre, cette série B érotique classique lui permet de renouer avec les fantômes de ses débuts. L’écrivain du film de Shiota fuit la civilisation dans une cabane mais se retrouve harcelé par des femmes à l’appétit sexuel dévorant. On retiendra une scène très drôle où, voulant rejoindre ses deux maîtresses en pleins ébats, il se fait prestement virer du lit. En cette fin des années 10, l’homme n’est définitivement plus au centre de l’équation amoureuse. Transformant son décor en petite scène de théâtre où ses acteurs gesticulent de façon trop appuyée, Shiota rate pourtant le naturel décontracté de Kumashiro. 

Chaudes gymnopédies

L’énergie sexuelle des Roman Porno venait des mouvements d’insurrection des sixties, qu’en reste-t-il en 2016 ? L’argent, qui n’était pas un problème chez le cinéaste de L’Extase de la rose noire devient primordiale pour celui de Chaudes gymnopédies qui ne tourne que par dépit un film érotique fauché. Il ressemble aux cinéastes amers, en pleine crise de la cinquantaine, que l’on croise chez Hong Sang-soo. L’hommage devient évident lorsque Isao Yukisada reprend une scène de Les Amours d'Oki où le cinéaste se fait reprocher en plein Q&A de ne pas accorder sa vie privée à ses grands discours sur l’amour. Se référer à Hong Sang-soo, qui ne fut jamais un cinéaste de la plénitude érotique, accentue la différence avec les jouisseurs des années 70. La frénésie sexuelle du cinéaste n’aboutit jamais au plaisir car une ombre plane sur le film : sa femme dans le coma dont il doit payer les frais d’hôpitaux. Plus que chaude, cette gymnopédie est surtout triste, hantée par les fantômes des êtres aimés qui apparaissent dans l’après-midi. Autres âmes à la dérive, les call-girls de L’Aube des félines de Kazuya Shiraishi, chattes de gouttières dormant au hasard des motels ou des saunas. Si elles ressemblent à leurs homologues de Nuits félines à Shinjuku, elles sont désormais livrées à domicile chez les clients comme des boîtes de pizza. Le sexe est uberisé comme n’importe quel autre produit de consommation. La fantaisie rêveuse d’un monde en marge a laissé place à une ville sombre et angoissante. Le « bain turc » des Félines, qui grouillait d’une vie pittoresque, est devenu une officine poussiéreuse où les filles végètent sur un canapé en attendant le coup de téléphone qui les entraînera chez un client dépressif ou violent. Shiraishi, auteur par la suite de Blood of the Wolves, Yakuza-eiga dans la lignée de Fukasaku et de Dare to stop us le biopic de Wakamatsu, confirme son talent, en particulier celui de faire exister sans caricature chaque fille et leurs clients. 


Autre prisonnière de l’industrie du sexe : Kyoko dans Antiporno de Sono Sion. Est-elle vraiment cette jeune écrivaine à succès ou bien, lorsqu’une équipe de tournage est dévoilée, l’adolescente exploitée d’un film porno ? Le cinéaste violent, qui règne sur une assemblée d’homme sinistres, la dépossède même de toutes ses qualités pour donner son rôle à sa partenaire. Kyoko, qui croyait trouver dans le porno un exutoire à l’hypocrisie sexuelle de sa famille découvre que la seule jouissance est celle que les hommes tirent de leur domination. Ce sont donc les deux mondes qu’il faut faire exploser pour se libérer. Le point de vue féministe de Sono Sion vient quelque peu venger l’injustice de ces nouveaux Roman Porno : n’avoir confié aucun film à des femmes cinéastes alors que celles-ci existent bel et bien au Japon.

 


Un élément essentiel par lequel Sono Sion se révèle le plus digne hériter de la Nikkatsu est son apologie de l’actrice. Que serait le Roman Porno sans Naomi Tani, Junko Miyashita, Asami Ogawa ou Rie Nakagawa. Dans Lady Karuizawa, Miwa Takada passe de la bourgeoise pudique à l’amante enflammée, se transformant même en inquiétante créature des forêts au visage aussi blanc que celui de la femme des neiges. Le titre L’Extase de la rose noire désigne la jouissance de Naomi Tani qui entre littéralement en transe, et offre à la caméra un instant unique. « Filme son visage », ordonne le cinéaste au caméraman. « Ce visage, il faut en saisir toute la beauté, c’est le visage d’une déesse. »



L’actrice d’Antiporno est une monstresse de vingt-deux ans, Ami Tomite dont l’énergie punk en fait l’interprète idéale de Sono Sion. Tournant comme une possédée dans son appartement aux murs jaunes acide, déclamant des monologues incantatoires, violente ou terrorisée, sainte putain et vierge violée, elle éclate finalement de rage en un dripping d’apocalypse à la Pollock. Le bref plan de la Diète (le parlement japonais) au début du film, raccordant aux irruptions de couleur, rappelle les grands moments d’insurrection lyrique de Koji Wakamatsu.

 

Comme dans L’Extase des anges qui s’achevait par un crescendo eisensteinien d’explosions dans les rues de Tokyo, Ami Tomite convertit sa colère en orgasme chromatique et en acte politique. Exempt de la moindre nostalgie et ne rendant hommage à personne, Sono Sion ouvre une voie possible à un futur du Roman Porno.


 
Paru dans Les Cahiers du cinéma n°762. Janvier 2020.

mercredi 25 novembre 2020

Je voyage dans ma bibliothèque japonaise : Yukio Mishima

 C’est aujourd’hui le cinquantième anniversaire de la mort de Yukio Mishima. 

Numéro Spécial de l’hebdomadaire Gendai paru le 12 décembre 1970. 40 personnalités et intellectuels japonais s’exprimaient sur la vie et la mort de l’écrivain, le mois suivant son suicide. 

La photo de couverture est de Eikoh Hosoe











La mort de Mishima ne doit cependant pas faire oublier la lutte contre la chute de cheveux 





lundi 16 novembre 2020

Okuribi. Renvoyer les morts

On connait la cérémonie qui clôt la fête d’O-bon (équivalent japonais de la Toussaint) vers la mi-août. Après avoir passé quelques jours chez leurs proches où ils ont étés honorés, les esprits quittent les vivants sous la forme de lanternes déposés sur le cours d’une rivière. Rassurés de n’être pas oubliés, ils disparaissent dans les ténèbres, jusqu’à l’année prochaine. Okuribi en est une variante spectaculaire : il s’agit de foyers allumés sur une montagne formant des idéogrammes et destinés à guider les morts sur le chemin du retour. 

Dans le roman d’Hiroki Takahashi, un adolescent connaîtra une initiation sauvage pendant le rite d’Okuribi. Emménageant avec sa famille dans un village de la région d’Aomori, Ayumi est témoin du harcèlement d’un jeune garçon nommé Minoru par ses camarades. Malgré les liens d’amitié qu’il noue avec leur chef, Akira, il échoue à comprendre leur cruauté envers un ami d’enfance. Bien qu’il traite du phénomène de l’ijime (le harcèlement scolaire) Okuribi n'est pas un livre sociologique mais un récit à la lisière du fantastique et de l’horreur. 

Ayumi le citadin se retrouve plongé dans la campagne d’Aomori, haut-lieu de la paysannerie mystique japonaise d’où proviennent des personnalités comme le danseur butô Hijikata Tatsumi ou le dramaturge et cinéaste Shûji Terayama. Takahashi n’en rajoute cependant pas dans le folklore et il n’est pas fait mention d’Ozoresan, les fameux monts de la peur hantés par les démons, ni explicitement des itako, les chamanes aveugles qui conversent avec les morts. Takahashi dépeint une campagne japonaise en apparence semblable à toutes les autres, paisible, avec ses chemins traversant les champs et ses forêts. Pourtant, qui a grandi à la campagne, au Japon ou ailleurs, connait sa violence et les terreurs qui peuvent naître en plein soleil.

Au fur et à mesure que la mort se rapproche de la petite bande, Takahashi multiplie les descriptions insolites de paysages, d’animaux et d’insectes. Quelle est cette bête de la taille d’un poing, couverte de boue, qui surgit sur un sentier devant Ayumi? Pourquoi le vent a-t-il une couleur moineau? Quels sont les mots qui portent malheur? Pourquoi cette vieille femme persiste-t-elle à confondre Ayumi avec l’héritier d’une famille noble ? Derrière l’ijime dont est victime Monoru, est tapi autre chose de plus ancien et de bien plus ténébreux. Le jeu de l’hanafuda, ces petites cartes japonaises représentant des animaux, dont l’inoffensif Minoru est invariablement le perdant, se transmet de génération en génération aux élèves du collège, et remonte peut-être, sous une autre forme, à un rite plus ancien. 

Quel sacrifice, décidé depuis l’enfance d’Akira et ses compagnons, faut-il accomplir pour apaiser les morts ? 

Hiroki Takahashi. Okuribi. Renvoyer les morts. Editions Belfond 2020. Traduction Miyako Slocombe. 




dimanche 15 novembre 2020

Chansons des mauvaises filles et des mauvais garçons



A l'exception des Combats sans code d'honneur de Kinji Fukasaku,  le film de yakuza est romantique, et ces messieurs, lorsqu’ils ne pratiquent pas l’art délicat de l’extorsion ou de l’expropriation forcée, pleurent sur le sens de l’honneur perdu des jeunes gangsters, un oyabun assassiné ou leur aniki  emprisonné, et souvent sur une modeste jeune fille, dévouée à sa mère malade, peut-être institutrice, à qui ils n’osent avouer leurs sentiments. 
Comme le « voyou » interprété par Tatsuya Watari dans la série Gangster VIP (1968), le yakuza part dans le crépuscule, des larmes pleins les yeux alors que s'élève une déchirante enka. 





Je ne sais pas si le terme de « Yakuza Enka » existe, mais inventons-le. On peut imaginer que les membres du Yamaguchi-gumi ne rataient aucun film de leurs incarnations à l’écran et avaient la gorge aussi nouée que les jeunes filles rêvant à la voix de velours d’Akira Kobayashi dans Nous ne verserons pas notre sang et Les Fleurs et les vagues (1964) de Seijun Suzuki. 
Le morceau de Yakuza Enka le plus célèbre est sans conteste Tokyo nagaremono, du film du même nom Le Vagabond de Tokyo (1966) de Seijun Suzuki, que Watari entonnait après avoir décimé un gang adverse. Tokyo nagaremono est aujourd’hui encore un classique des Karaoké, et on la chante la main sur le cœur, le regard voilé par le saké et la fatalité. 

Tous les acteurs des yakuza eiga étaient aussi chanteurs, et les pochettes de disques même lorsqu’elles ne sont pas la BO d’un film, en reproduisent l’imagerie, qu’il s’agisse du versant historique Ninkyo eiga, se déroulant fin XIXe début XXe, ou contemporain comme le Jitsuroku eiga. Dans le premier le chanteur porte un kimono, a un linge enroulé autour du ventre et est armé d’un sabre. Une de ses stars est Ken Takakura, qu’on a surnommé le Clint Eastwood japonais et qui est connu en occident pour son rôle face à Robert Mitchum dans Yakuza de Sidney Pollack. Takakura fut aussi le héros d'une série de films de yakuzas contemporains : Abashiri Prison (Teruo Ishii,1966) dont le thème est devenu un classique de la enka chanté par lui-même ou par Keiko Fuji.


Moins connu chez nous, Kôji Tsuruta fut lui-aussi une énorme star dans des films dont les titres parlent d'eux-mêmes : Le Sang de la vengeance (1965) de Tai Kato, La Cérémonie de dissolution du gang (1967) de Kinji Fukasaku. 



Comme Takakura, on le retrouve en partenaire de Junko Fuji dans la série La Pivoine rouge à la fin des années 60. Junko Fuji, elle-aussi enregistra des disques de Enka Yakuza tendance Ninkyo eiga.

Parmi les femmes de la Enka Yakuza, la plus mythique est Meiko Kaji, autant dans le style Ninkyo que Jitsuroku.

La très belle Hiroko Ohgi, actrice et chanteuse, interpréta des femmes yakuza dans Rising Dragon’s Soft Flesh Exposed (1969) de Masami Kuzuo, avec Akira Kobayashi comme partenaire, et The Friendly Killer (1966) de Teruo Ishii où elle dévoile de spectaculaires tatouages.


L’univers du Jitsuroku eiga est celui des villes du péché, des hôtesses de bars, des néons tentateurs et de la pluie qui lave autant les blessures que les pleurs des marlous. Passant du jeune premier à l'imposant oyabun, Tatsuo Umemiya (Terror of Yakuza de Sadao Nakajima, Tombe de yakuza et fleur de gardénia de Fukasaku) est l'acteur et le chanteur idéal pour nous entraîner dans l'Underworld tokyoïte.




Akira Kobayashi demeure cependant l'une des plus parfaites incarnations de ce romantisme balafré. 



Parfois l’acteur-chanteur incarne un flic maverick comme le très rock Yûsaku Matsuda dans La Preuve de l'homme (1977), mais l'univers glamour et urbain reste le même.


Je ne sais si certains yakuzas ont fait carrière dans la chanson mais cela est probable. Un au moins est devenu acteur et chanteur : Noboru Andô dont on peut admirer la belle gueule de crapule dans les films d'Hideo Gosha comme Les Loups (1971) et Le territoire du sang versé (1969).

Tirés à quatre épingle ou dévoilant des dos éclatants de fleurs tatouées, ces perdants-nés aux poings de fer et à l’œil de velours, aux lames brillants d'éclats assassins et sensuels, passaient la moitié de leur vie en prison. Devant le corps peint de Bunta Sugawara, on imagine le chant d'amour que Genet aurait pu leur dédier. 






mercredi 11 novembre 2020

Je voyage dans ma bibliothèque japonaise : Haunted Mansion de Senba Ryuei, illustré par Maruo

Né en 1952, Senba Ryuei était considéré comme un des grands espoirs, du Tanka, forme de poésie japonaise courte où s’illustrât notamment Terayama. 

Sa particularité était de mêler à la forme traditionnelle de l’argot et des termes de la sub-culture de l’époque. Un de ses recueils les plus connus se nomme Moi, le joli lièvre de mars. Il collabore ensuite avec Araki pour Une boutique de fleurs dans un cimetière. 


Senba Ryuei abandonna la poésie et se tourna vers l’écriture de récits d’horreur, avant d’être miné par l’alcoolisme et de mourir en 2000 à l’âge de 48 ans. 


Le recueil eroguro Haunted Mansion (1990), également nommé Horned Mansions, est illustré par Suehiro Maruo. On y trouve la nouvelle La Maison de Momogen, où une femme essaye d’atteindre le plaisir sexuel en se recouvrant de vers de terre. Dans La Maison des putes, un poète qui poursuit la "beauté spasmodique de la peur" assassine les sœurs de sa maîtresse et les transforme en figures de cire.


Dans Moi, le joli lièvre de mars, on trouve ces vers :

Au milieu de la nuit, quand la pluie tombe, les cadavres brûlent en attendant l’aube des morts

Quelques centaines de millions de personnes dans le noir, mangent et boivent jusqu'à ce que leur langue s'engourdisse à minuit

Sous les tropiques, les papillons de nuit se dissolvent, les bêtes fondent et la nuit les gens deviennent fous.