NB : un "panfleto" est un fascicule que les spectateurs peuvent acheter dans les salles de cinéma diffusant le film. On en trouve encore des milliers dans les librairies d'occasion japonaises et elles sont une source d'information et d'iconographie précieuses pour les cinéphiles.
dimanche 10 avril 2022
mercredi 6 avril 2022
Le printemps des fantômes : le musée hanté
Pour l’exposition Enfers et fantômes d’Asie en 2018 au Musée du Quai Branly, avec Julien Rousseau, nous avions choisis des estampes, des kakemonos, des affiches de cinéma, des mangas, des sculptures, des masques pour évoquer l’art spectral… de grands écrans présentaient des extraits des films les plus lugubres du cinéma japonais comme le terrifiant Onibaba de Kaneto Shindo ou le Yotsuya Kaidan de Nakagawa.
Nous avions frôlé l’arrêt cardiaque dans celle aux pieds de la tour de Tokyo et sa succession de couloirs métalliques, de locaux désaffectés et d’écrans de surveillance nous permettant de voir que derrière nous s’avançait une forme rampante. Nous avions plaint les étudiants passant leur été dans ces maisons hantés, grimés en fantômes, et bien plus terrifiés par les visiteurs que l’inverse. Il fallait les voir ouvrir subrepticement une trappe, pousser un cri et disparaître, toujours à une distance raisonnable pour ne pas risquer un coup de poing incontrôlé.
Tournés en studio, des effets spéciaux faisaient sortir un filet de brume d’une lanterne et Oiwa se matérialisait, la moitié du visage comme, il se doit, lépreuse. Comme dans la légende, elle appelait son mari, le samouraï l’ayant trompée, défigurée et poussée au suicide en une sinistre mélopée : « Iemon.. Iemon.. »
L’autre espace d’immersion était consacrée à la J-horror : Sadako se dressait au fond d’un couloir et la femme en noir de Kairo s’avançait vers nous, trébuchant infiniment. Mais la pièce dont j’étais le plus fier avait été conçue à partir de quelques secondes de la fin de Ju-on 2 (version vidéo) et montrait la cour d’une école envahie de doubles de Kayako. En robe blanche, les cheveux tombant sur le visage, elles se balançaient sous la pluie en un étrange ballet.
J’étais heureux de consacrer un espace à un de ces films « sans qualité », tournés pour le marché de la vidéo et qui contiennent les germes de la J-horror. Les « kayako » couraient sur les quatre murs de la pièce et j’ai pu remarquer comme les visiteurs ne s’y attardaient jamais. Ceux venant en groupe plaisantaient et se prenaient parfois en photo, mais les visiteurs solitaires n’y passaient qu’un instant, regardant anxieusement autour d’eux avec un visage tendu.
Pendant quelques secondes, ils étaient passés dans le monde des spectres japonais. Vous souvenez-vous que quiconque pénètre dans la maison de Kayako en ressort maudit ?
Le catlogue de l'exposition peut être commandé ici
Séances de maquillage de Yôko Higashi.
dimanche 3 avril 2022
Le printemps des fantômes : Retour sur la J-horror
Pour fêter la reprise au cinéma des classiques Ring et Dark Water d’Hideo Nakata et Audition de Takashi Miike par The Jokers Films (voir ici ), le 13 avril, j’ai eu envie de consacrer mon blog ce mois-ci à la J-horror.
Pour commencer, voici l’introduction de mon livre Fantômes du cinéma japonais (2012), que l’on peut commander chez l’éditeur Rouge Profond (voir ici).
Souvenirs du Japon spectral
Depuis
combien d’années n’avais-je pas eu peur comme cela au cinéma ?
Avant
d’éteindre la lumière et de m’endormir, j’ai regardé avec un peu d’inquiétude
l’écran de la télévision qui ressemblait à un œil sombre et malveillant. J’ai
pensé à ces fenêtres, noires et bombées, qu’on appelle «œil de sorcière». Quel
monde inversé, négatif se cachait de l’autre côté de la surface de verre? Là,
d’autres images se tramaient, qui n’appartenaient pas au monde des vivants ; y
avoir accès, ne serait-ce qu’un bref instant, signerait notre arrêt de mort.
J’ai essayé
de ne pas penser à la fille aux longs cheveux tombant sur le visage, à sa robe
salie et à son œil retourné. Mais dans l’obscurité, avant de fermer les yeux,
j’y ai pensé quand même.
Cette
nuit-là, j’ai fait un cauchemar.
Une main
blanche sortait du mur, à la gauche de mon lit, et lentement s’approchait de
mon visage. J’étais entré dans le cercle et, pour en sortir, il me fallait
revenir aux origines de ces images. Dans Sans
soleil, Chris Marker mettait en garde contre les maléfices des fantômes
nippons : «Les films d’épouvante japonais ont la beauté sournoise de certains
cadavres. On reste quelquefois sonné par tant de cruauté, on en cherche la
source dans une longue intimité des peuples d’Asie avec la souffrance, qui
exige que même la douleur soit ornée. » Les films de fantômes japonais :
l’expression même évoque un autre continent du cinéma. Dans leur langue
d’origine on dit «kaidan eiga» (films d’histoires
surnaturelles) et c’est déjà comme un claquement de dents. On dit aussi Yurei-eiga (films de spectre) et c'est comme une plainte lugubre.
Là-bas, au-delà de la frontière, nous attendent des spectres de noyés hideux, au visage boursouflé ; des femmes-chats, agiles et cruelles, tirant les fils de nos destinées ; des fatales beautés comme Yuki Onna, la fiancée des neiges, à la peau d’une surnaturelle blancheur et à la bouche d’ombre qui nous aspire. Là-bas, Oiwa, la mère des fantômes japonais, flotte dans les brumes du marais de Yotsuya. Empoisonnée par son époux, défigurée et jetée au fond d’un étang, le fantôme d’Oiwa à l’œil exorbité revient réclamer justice.
Pour dresser la
carte de ce territoire inconnu, j’ai fait mon travail de cinéphile : j’ai
établi des listes, des filmographies, des correspondances. Mais il a bien fallu
à un moment que le pays imaginaire laisse place au véritable pays.
Mon premier
voyage en Asie ne fut pourtant pas au Japon mais, en 2004, en Corée du Sud. Là
j’appris que les collégiennes étaient folles d’une série macabre japonaise où
un petit enfant bleuté et sa mère, une goule ensanglantée, maudissaient ceux
qui avaient l’infortune de s’aventurer dans leur demeure. Cet étrange objet nommé
Ju-on, à la chronologie bouleversée, était
l’œuvre d’un jeune homme nommé Takashi Shimizu. Dans une vieille boutique,
j’achetais par hasard une cassette vidéo dont je ne pouvais lire le titre. Sur
la jaquette, une jeune fille en robe blanche, désarticulée comme une poupée. Je
ne saurais que quelques semaines plus tard qu’il s’agissait de Ghost Actress, le premier long-métrage d’Hideo
Nakata.
Je découvrais
aussi l’équivalent coréen de la J-horror :
la K-horror et ses lycéennes maudites,
belles amnésiques aux yeux immenses qui soudain retrouvent la mémoire dans des
nuits zébrées d’éclairs et se découvrent spectres ou meurtrières. Sous la
mégalopole de verre et de béton gronde encore la colère de morts que le miracle
économique ne saurait apaiser. Lors de cet été coréen, je découvrais aussi que
là-bas on ne riait pas dans les salles de cinéma qui projetaient des films
d’horreur. On frissonnait et parfois on laissait échapper des petits cris de
terreur
En 2009, je
me rendais au Japon, avec l’intention de rencontrer les auteurs de la J-horror. Par chance, je débarquais à Tokyo en
été, pendant les fêtes d’O-bon, où l’on honore les ancêtres. Moins sinistre que
notre Toussaint et moins carnavalesque qu’Halloween, O-bon est aussi l’occasion
pour les Japonais de se raconter des histoires de fantômes. Je commençais par
me rendre sur la tombe d’Oiwa, au temple de Myogyoji. Dans ce quartier paisible
de Tokyo, on s’attendrait à rencontrer Shiori et Shimiko, les adolescentes
avides de mystères des mangas de Daijirô Morohoshi. Le cimetière au crépuscule
était sur le point de fermer, mais on me guida devant l’autel d’Oiwa. Je lui
fis la promesse d’achever ce livre entrepris depuis maintenant de longues
années. Je me rendis aussi dans un autre cimetière, celui d’Ikebukuro, où
repose notre précurseur : Lafcadio Hearn, l’auteur de Kwaidan. Plus que l’hommage que je souhaitais
rendre au grand écrivain, c’est au cœur de cette nécropole que je crus
percevoir le rapport des Japonais à leurs morts. Aucun mur, comme en Occident,
ne venait séparer les deux mondes et les routes du quartier des vivants se prolongeaient
dans celui des morts. A la nuit tombée, pur moment de poésie manga, on peut voir les écolières en costume marin
rouler à bicyclette entre les tombes.
J’avais
déjà rencontré Hideo Nakata à Paris en 2005, alors que ce livre n’était qu’un
vague projet. Très vite, il m’était apparu que la J-horror
ne pouvait se résurher à Ring, quelle que
soit l’importance de la figure de Sadako. Remontant la généalogie des fantômes
contemporains, j’identifiais la naissance officielle du genre à l’orée des
années 1990 : les Scary True Stories de
Norio Tsuruta, populaire série tournée pour le marché de la vidéo, où des
spectres de collégiens poursuivent des adolescentes trop kawaïpour être honnêtes. Le but de mon voyage
était de rencontrer ces précurseurs méconnus de la J-horror
mais aussi des cinéastes se déplaçant peu hors du Japon, comme Takashi Shimizu
ou Hiroshi Takahashi. Mes guides, Terutarô Osanaï et Atsuko Ohno, me
conduisirent à leur rencontre, dans ces cafés où l’on peut encore rester des
heures à fumer, au long d’après-midi rythmés par les cris des corbeaux et le
grésillement électrique des cigales. Au fil de leurs propos, j’ai vu se
dessiner l’histoire de la J-horror, bien
plus surprenante que nous ne l’imaginons en France où nous la réduisons à la
seule figure d’un spectre dépeigné. Elle ne fut pas le fait de cinéastes isolés
mais d’une «nouvelle vague» d’auteurs qui, consciemment, inventèrent et
théorisèrent le film d’horreur japonais contemporain.
«Pourquoi les fantômes
japonais font-ils peur» ? Telle était la question sous-jacente de ces
entretiens. Sans doute parce que pour les Japonais, à la différence des
cinéastes occidentaux, la question de l’existence des fantômes mérite d’être
posée. Le scénariste Chiaki J. Konaka ne croit pas aux fantômes. Pour lui, il
s’agit d’une construction mentale n’existant que dans le cerveau de l’homme.
Kiyoshi Kurosawa, lui, n’a jamais vu de fantômes mais les pose comme des entités
extérieures à l’être humain. Norio Tsuruta, Hiroshi Takahashi et Takashi
Shimizu, quant à eux, ont vu des fantômes dans leur jeunesse. Peut-être la
période d’O-bon les a-t-elle mis dans cet étrange état de nostalgie propice à
évoquer les spectres de l’enfance...
Norio
Tsuruta me raconta qu’il avait vu un homme inconnu passer à travers la porte de la chambre de ses parents.
Hiroshi Takahashi me parla d’un film étrange qui l’avait terrorisé enfant et
dont il n’avait jamais pu retrouver le titre. Il me raconta aussi comment une
forme blanche à visage humain lui était apparue et l’avait guidé vers une
chambre secrète dans la maison familiale. Shimizu me parla d’un autre fantôme
qui, pour n’avoir rien de surnaturel, n’en était pas moins troublant : dans la
caméra Super-8 que lui avait offerte son grand-père, il avait trouvé un film et
l’avait fait développer. Sa grand- mère, jeune et souriante, lui était alors
apparue.
Ces
visions d’enfance sont-elles les fantômes originels de la J-horror ?
Avais-je vraiment fermé la boucle? Peut-être, enfin, pouvais-je
sortir du cercle.
24 avril 2011
vendredi 1 avril 2022
Les draps froissés d’Araki
Tiré à peu d’exemplaires, Le Voyage sentimental (1971) est son premier chef-d’œuvre et l’album inaugural de sa carrière. Il y documente sa lune de miel, créant un style autobiographique inédit dans la photo japonaise. Ici, leur petite chambre d’auberge, un peu défraichie et sombre, et deux futons vides aux draps usés. Le couple est absent et ce sont les draps qui gardent l’empreinte de leur vie à cet instant précis. Il n’est alors qu’un artiste bohème n’ayant pour seule richesse que ses photographies, et ce petit voyage hors du béton, était tout ce qu’ils pouvaient s’offrir pour leur mariage.
Ces draps du voyage de noce deviendront d’autres draps, les plus tristes de toute l’œuvre d’Araki, bien qu’immaculés : ceux du lit d’hôpital où Yôko meure d’un cancer dans Le Voyage d’hiver (1989). La main d’Araki tient celle de Yôko qui dépasse des draps.
Lui en costume noir, elle dans un
cocon de tissus blancs, comme au jour de leur mariage, première photo du Voyage
sentimental. C’est déjà comme s’il tenait la main d’un fantôme dont le corps
est en train de rejoindre le monde invisible.
Tout au long du Voyage d’hiver, un esprit protecteur et
espiègle empêche Araki de lui-même se laisser glisser au pays des morts :
c’est Chiro, la petite chatte qui est l’autre grand amour du photographe. Sur
le drap blanc qui recouvre le paysage, elle incarne tout simplement la vie qui danse
devant les yeux d’Araki.
Les photos du Voyage sentimental et du Voyage d’hiver
sont visibles à l’exposition Love Songs, Photographies de l'intime
à la Maison Européenne de la Photographie (voir ici)