dimanche 2 janvier 2022

L'hiver des yakuzas

Station / Eki (1981) de Yasuo Furuhata



Entreprendre une traversée du cinéma yakuza revient à surtout traverser la carrière de Ken Takakura. Aucun de ses rivaux/partenaires qu’il s’agisse du charmeur Koji Tsuruta, de l’énigmatique Ryo Ikebe, ou de l’incontrôlable Bunta Sugawara ne parviendront à lui ravir son titre de plus grande star du ninkyo-eiga. Son adoubement par Hollywood avec le Yakuza de Pollack est sans doute pour quelque chose dans cette mythification mais le culte était déjà bien présent au Japon avant 1974. Mishima le vénérait et le peintre pop’art Tadanori Yokoo voyait en lui une œuvre d’art, le représentait dans des posters  et lui demandait de chanter sur ses disques. 






D’ailleurs, les peintures de Yokoo sont à peine plus kitchs que les véritables affiches des films de Takakura, le montrant le torse nu couvert de tatouage, la posture féline, le sabre au poing et le regard noir. Avant Bruce Lee, Ken Takakura était l’acteur asiatique dont le dévoilement du corps était un évènement érotique mais aussi mortel. 






Takakura n’aurait pu être remplacé par aucun de ses pairs dans le film de Pollack car il n'est pas un acteur du yakuza-eiga dans son ensemble mais exclusivement du Ninkyo-eiga, le film chevaleresque. Il s’éloigna du genre lorsque celui-ci, sur l’impulsion de Kenji Fukasaku se transforma en jitsuroku, le film documentaire, violent, parfois inspiré de la vie de vrais yakuzas. Même Koji Tsuruta y participa, se muant en chef de gang sanguinaire et Bunta Sugawara y prit d’une certain façon la suite de Takakura comme acteur emblématique. Si Takakura reste associé au Ninkyo c’est parce qu’il y incarne avant tout des valeurs : la fidélité au clan, la suprématie des intérêts collectifs, le sacrifice, la fraternité, la solidarité avec le peuple contre les industriels et les mauvais yakuzas. Il ne s’éloignera jamais de cette ligne. Impossible donc de le voir devenir un des chiens enragés de Fukasaku. 



Dès ses débuts dans le genre, vers 1963, il est déjà une figure du passé, voire imaginaire. Les films se déroulent d’ailleurs le plus souvent entre 1900 et 1930. Avec lui le yakuza possède un statut flou et appartient souvent à un clan de travailleurs (poissonniers, mineurs, pompiers, acteurs) défendant son activité contre des rivaux mafieux. Si Takakura est au départ un jeune apprenti traversant le Japon pour parfaire son instruction, plutôt joyeux et charmeur, son jeu va peu à peu gagner en gravité au fur et à mesure où le genre va s’éloigner du peuple et ses revendications pour traiter exclusivement des questions d’honneur entre clans. Takakura exprime l’abnégation absolue : accroupi sur un tatami, en kimono dans la pose formelle seiza face à son chef ou son aniki, ses yeux sont toujours baissés et il répond dans un souffle. 



Ses films sont un véritable manuel de politesse à l’usage des jeunes yakuzas si de tels codes ont encore lieu de nos jours. Ce qui caractérise Takakura est la timidité, la difficulté d’exprimer ses sentiments, avec ses frères de sang, son chef, mais dans ce cas on peut dire qu’ils se comprennent quand même – mais de façon plus douloureuse avec les femmes. D’où vient cette pudeur extrême ? D’un père absent, peut-être même yakuza lui-même, et d’une mère qui pour assurer sa survie est devenue prostituée et a été obligée de l’abandonner. Cette biographie classique, avec ses variations, trouve son origine dans le récit Ma Mère sous mes paupières maintes fois adapté. Le yakuza héroïque est un enfant pauvre parfois recueilli par son futur Oyabun, et qui jamais ne se montrera cruel avec les prostitués car il sait que c’est ainsi que sa mère s’est sacrifiée pour lui. La beauté fragile et blessée de Ken Takakura vient de ce passé commun aux grands personnages du Ninkyo. 



La trame essentielle du Ninkyo-eiga conduit le personnage vers son sacrifice : l’attaque seul, ou en duo, d’un clan félon de plusieurs dizaines de yakuzas. C’est ainsi qu’il deviendra véritablement un « homme », souvent dans la mort dans les bras de son frère de sang. L’assaut final est précédé de ce que j’appelle la « marche vers le destin », un parcours souvent nocturne, accompagnée d’une chanson enka interprétée par l’acteur principal. Les plus belles « marches vers le destin » sont évidemment celles de Ken Takakura. C’est lui qui arrive le mieux à déplacer son sacrifice dans un champ purement symbolique et dont ses tatouages en font un emblème vivant. 



Avec Takakura, le code d’honneur devenant un code de jeu d’acteur, et peut aussi bien s’exprimer hors du film de yakuza. En ce sens, il est proche de Gabin, y compris dans son parcours allant du jeune edoko (le titi de Tokyo) gouailleur, à l’acteur mûr, marqué et taiseux. Station de Yazuo Furahata, l’un de ses cinéastes de prédilection, date de 1980. Qu’il y interprète un policier n’entre pas en conflit avec ses rôles de yakuza – au fond jamais les gangsters japonais ne se disent ouvertement les ennemis de la police. 



Station est un des plus beaux films de Takakura au seuil de sa vieillesse alors que sa beauté ne tient plus qu’à un fil, et que le visage est en train de perdre sa perfection. Le récit couvre 12 années de la vie de Mikami, un policier, et commence et s’achève dans deux gares sous la neige. Dans la première, en 1969, il dit adieu à sa femme et à son fils. Il ne peut assumer sa vie de famille et sa fonction de policier d’autant plus qu’il a été choisi comme instructeur de l’équipe de tir au pistolet pour les jeux olympiques de Rio. C’est certes un curieux motif de séparation. Dans la dernière, il quitte une autre femme dont il a dévasté la vie. Takakura passe par une série d’épisodes, de rencontres, où son activité de policier, toujours juste par rapport à la loi entraîne une part de malheur. Ainsi lorsqu’il abat des terroristes c’est le cri de colère de la mère de l’un d’entre eux, l’accusant de l’avoir assassiné, qui le hante. L’arrestation d’un serial-killer entraîne la séparation douloureuse avec la sœur/amante de celui-ci, une jeune file innocente. La correspondance que Mikami entretient avec lui jusqu’à son exécution reste énigmatique. Retournant dans la ville du tueur pour déposer des fleurs sur sa tombe, il rencontre Kiriko, une patronne de bar solitaire et entretient avec elle une courte liaison. 




Les trois rencontres avec Kiriko sont accompagnées par le classique Funa Uta (Boat Song) d’Aki Yashiro, la grande chanteuse enka, passant directement à la télévision. Kiriko chante elle-aussi les paroles, puis elle raconte pourquoi les hôtesses de bar se suicident au début de l’année. Pas à cause de la solitude mais parce que leurs mecs, ces playboys idiots et sans cœur, reviennent à la maison les tourmenter. Parfois, lors d’une reprise de la chanson, la caméra sort du bar et Furahata filme la neige, les tombes, la tempête et les vagues qui se brisent sur les rochers. 



Chieko Baishô interprète cette femme, belle mais usée, encore pleine de vie et de désir dans cet hiver sans fin, accroché à un vieil amour tragique et qui entrevoit l’espoir d’un nouveau. Et qui perdra les deux. La dernière rencontre avec Takakura alors que rien ne peut plus être raccommodé entre eux est poignante. La timidité de Takakura, lisant, bouleversé, des horaires de train, n’a jamais été si douloureuse.  Ce que Yasuo Furuhata met en scène pendant la partie centrale de Station est en fait l’équivalent cinématographique de la enka. Une mama-san, un mauvais garçon, un homme au cœur pur mais marqué par le destin, un paysage de neige, un port. Tout un univers proche de la chanson réaliste française qui fait aussi ressembler le film de yakuza au réalisme poétique des années 30.






 


Le Chant du Marin

Je préfère le saké tiède

Je préfère les calmars grillés

Je préfère les femmes silencieuses

Je préfère les lumières tamisées

Quand je bois, je bois doucement

Seuls les souvenirs remontent

Si les larmes me montent aux yeux

Je chante un chant de marin

 

Laissez les mouettes me vider de mon sang 

Je resterai au lit avec ma nana

Jusqu'à tard dans la matinée

 

Qu’importe que le magasin ne soit pas décoré

Je préfère voir le port depuis la fenêtre.

Il n’y a pas besoin de chanson populaire

Tant pis si la corne de brume souffle de temps en temps. 

Quand je bois, je bois doucement

Mon cœur pleure

Si je pense à cette fille d’autrefois

Alors je chante un chant de marin

 

Si je bois doucement

La nostalgie remonte dans ma poitrine

Dans la nuit solitaire

Je chante un chant de marin





samedi 25 décembre 2021

Mikami Kan, guitare au poing de Benjamin Mouliets



Si on explore les chaînes Youtube consacrées à la chanson japonaise, impossible de manquer Mikami Kan : crâne rasé, visage marqué de voyou, et surtout un chant rocailleux qu’on pourrait rapprocher de Tom Waits. Si l’on regarde une de ses vidéos live, on est marqué par aussi par sa façon de chanter debout, râblé, en brutalisant sa guitare.



Est-ce du folk, du blues, du punk, une sorte de free jazz ou encore autre chose ?

Une chose est sûre, on a envie d’en savoir plus sur le personnage et sur sa musique. Mikami Kan, guitare au poing de Benjamin Mouliets, est autant une biographie qu’un voyage à travers l’angura (underground) japonais des années 70 jusqu’à nos jours.

Un livre qui semble avoir été conçu dans les petits bars de Golden Gai à Shinjuku qui portent en eux cette mémoire.

La première donnée importante est la région où Kan vient au monde en 1950 : la préfecture d’Aomori, mythique pour être également celle des deux figures fondatrices de  l’Angura, le dramaturge Shûji Terayama et de l’inventeur de la banse butô Tatsumi Hijikata. Le cri de Mikami est fortement relié à cette terre paysanne froide, rude, empreinte de mysticisme mais c’est à Tokyo, marchant sur les traces de son mentor Terayama, qu’il fera ses débuts de poète et de chanteur alors qu’il est âgé d’une vingtaine d’année. Ce qui fascine dans le livre de Benjamin Mouliets est le caractère épique de cette destinée : Kan devient une sensation des festivals folks, signe sur des labels prestigieux, ne connait pas le succès, tente un virage commercial, se décourage, connait la dépression, devient un chanteur itinérant sillonnant les petites salles du nord du Japon, bifurque en acteur de films pinks et de yakuzas… et il n’a pourtant que 27 ans, et d’autres aventures artistiques et humaines aussi chaotiques l’attendent  !



Parmi les étrangetés de cette vie hors du commun, la révélation quasi mystique qu’il eut, alors qu’il était au fond du trou et dépressif, devant Big Wenesday (1978), le film de surf de John Milius. « Cramponné à son siège, il n’en finit pas de pleurer. Il retourne voir le film trois fois d’affilée, et tire de ses séances un enseignement vital de la bouche de Bear, le gourou devenu clochard céleste. « Ce n’est pas de l’imprudence, c’est défier le destin. » (…) « Un simple garçon de plage avait traversé le temps et l’espace pour toucher un simple garçon de la côte de Tohoku. »



Benjamin Mouliets explore toutes les facettes de la vie de Kan avec la même curiosité, considérant que même le cinéma pink, creuset d’activisme politique et de recherche formelle, fait partie de son œuvre au même titre que sa carrière musicale. Mais il y a aussi ses liens avec l’illustrateur eroguro Toshio Saeki qui dessine ses premières pochettes, ou sa participation à des mangas undergrounds, qui font de Kan une passionnante personnalité transmédia. Une figure transpolitique aussi qui, tout en éclosant en pleine période contestataire, voue une admiration jamais démentie à Mishima et côtoie des personnalités d’extrême-droite.




Ce qui concerne la musique de Kan est cependant la partie la plus dense de l’ouvrage. Kan est défini comme un « chanteur passionné », catégorie désignant un chant chargé d’émotion et outré, proche du sanglot parfois. Son genre d’origine n’est cependant pas le folk où il a été rangé souvent faute de mieux mais la enka, la musique sentimentale japonaise qui connait un renouveau dans les années 60. Kan est ainsi un grand admirateur d’Akira Kobayashi, un des jeunes premiers "rebelles" de la Nikkatsu à la fin des années 50, reconverti dans le film de yakuza. Kobayashi est l’image-même de l’edoko, le titi de Tokyo, charmeur et gouailleur, et un excellent chanteur de enka. Même si Kobayashi évolue dans un cadre commercial on comprend comment sa puissance vocale et l’expressivité de ses interprétations, ont pu influencer Kan.


Le titre fétiche de Kan est ainsi son adaptation en 1969 de «  Yumewa yoru hiaku (les rêves éclosent la nuit), popularisé quelques mois plus tard par Keiko Fuji. La liste des amours perdus chantées par Keiko, devient chez Kan une suite de mentor philosophiques comme Marx et Sartre, et les désillusions sentimentales laissent place à une faillite des idéaux. La enka, genre fétiche des yakuzas, avec son imaginaire proche du « réalisme poétique » français, avec ses bars, ses ports, ses files perdus, ses mauvais garçons est en soi une forme d’underground ou au moins de vie parallèle au miracle économique. Cette enka, il va lui faire subir toutes les distorsions, la replonger dans violence de la terre d’Aomori, l’hybrider au Coréen, au free jazz et au noise.



A partir de la fin des années 80 et jusqu’à nos jours, le chanteur solitaire se diversifie, anime des émissions de radio, multiplie les collaborations, voyage à l’étranger et monte des formations éphémères avec des personnalité de l’avant-garde comme Keiji Haino. Si comme moi vous avez une connaissance superficielle de la scène musicale d’avant-garde japonaise, il s’agit de consciencieusement corner et annoter le livre de Benjamin Mouliets pour en faire un futur guide de recherches.




Pour que la connaissance des chansons de Mikami Kan ne reste pas virtuelle, de très nombreuses paroles sont traduites et permettent d’appréhender sa poésie un peu hermétique mais aussi souvent humoristique. 



Un précieux CD contient deux extraits de concerts de Kan l’un en solo à la Malterie (Lille, 2008) l’autre en trio au sein du groupe Sanja (Tokyo, 2007).



Mikami Kan de Benjamin Mouliets est publié aux éditions Lenka Lente.

A commander ici 


 


 

dimanche 19 décembre 2021

Yakuza Autumn 3





29 novembre

Outlaw Cop (1976) de Yûsuke Watanabe



Un film très étrange où Yoshio Harada joue un flic dont la femme tombe amoureuse d’un yakuza et s’enfuit avec lui. Quittant la police, il se lance à leur poursuite, motivé moins par la justice que par la vengeance. Il traverse le Japon du nord au sud et, à chaque fois retrouve sa femme qui a franchit  un degré supérieur de dégradation : simple intermédiaire, actrice de pornos clandestins, prostituée. 



Il couche avec elle à chaque rencontre, l’humilie cruellement, l’utilise à son tour pour pister le yakuza et massacrer les gangs sur son passage. Le yakuza est d’ailleurs un personnage peu charismatique et presque absent mais son gang de façon délirante régner sur tout le Japon.  



L’énergie brute et sexuelle de Yoshio Harada est attaquée par cette femme qui revient sans cesse le tourmenter. Lorsqu’il découvre le film porno super 8, il s’effondre, dégringole des escaliers, rampe sur le sol, et improvise une explosion au gaz pour anéantir les yakuzas.  Cette production des années 70 montre comment le genre avait pu s’affranchir du cadre strict des films des années 60 pour aborder des zones troubles que ne renieraient pas Schrader ou Abel Ferrara. Le titre n’arrive qu’à la 18e minute !



 

30 novembre

Abashiri Bangaichi (1965) de Teruo Ishii



Premier épisode de la mythique série Toei et fleuron de la filmographie de Ken Takakura. Le film, tourné en noir et blanc, est en soi une ballade puisque la chanson, devenu un classique de la enka, interprété par Takakura ponctue l’action.  Le yakuza emprisonné est comme d’habitude un « mama’s boy » qui ne songe qu’à rejoindre sa mère malade d’un cancer, et sa petite sœur boiteuse (la fillette infirme est un classique du mélo yakuza). La mise en scène magnifique de Teruo Ishii transforme la prison d’Ibashiri en un enfer de neige au-dessus duquel planent les corbeaux. 




Obligé de suivre l’évadé frustre et vicieux auquel il est menotté, Takakura va connaître une rédemption en sauvant ce compagnon qui se révèle lui-aussi un être tourmenté. A noter aussi des situations franchement homosexuelles lorsque celui-ci embrasse le visage de Takakura et lui reproche d’être coincé lorsqu’il le repousse. Le final est fait pour arracher les larmes et il faut avouer que ça marche parfaitement.



Ken Takakura se moquant de Kunie Tanaka

 


4 décembre

The Man from Abashiri Jail Strikes Again / Shin Abashiri Bangaichi (1968) de Masahiro Makino




Ka-chan (Ken Takakura) revient de la guerre et après s’être battu avec des GI’s écope de 4 mois de prison militaire. Il n’est pas sûr qu’il s’agisse la prison d’Abashiri mais c’est en tout cas vers celle-ci que le conduira son destin puisqu’il sera devenu un véritable yakuza. 



Le film offre un personnage assez rare à Takakura puisqu’il n’est au départ qu’un chinpira, un petit voyou rouleur de mécanique qui intègre un clan de « mauvais » yakuzas. Peu à peu, il va gagner en assurance, et devenir le chevalier du ninkyo que l’on connait. 



Ce rôle où il excelle dans la comédie, est presque un « shin » Takaken.  L’autre intérêt du film est de montrer le Tokyo de l’immédiate après-guerre : un champ de bidonvilles et de marché noir où les commerçants se font rançonner par les gangs et oppresser par l’occupant américain. Les « panpan girls », prostituées de type occidental, hantent les rues et racolent ouvertement les passants. 



Les yakuzas se font tailler des costumes de gagnsters mal ajustés et se prennent pour « Capone ». C’est un monde en train de changer à toute vitesse que met en scène avec beaucoup d’éclat Masahiro Makino. Dans les seconds rôles deux sympathiques habitués qui pourraient sortir d’un film de cavalerie de John Ford : la brute naïve Rin' ichi Yamamoto et l’ingénu Hiroyuki Nagato, le jeune yakuza de Cochons et cuirassés d’Imamura.



Yaluza fashion : lors de la marche vers le destin, Ken Takakura porte son imperméable sur ses épaules pour dissimuler son sabre, comme lors du flash-back « ninkyo » du premier Abashiri Bangaishi. 



 

9 décembre

Okinawa Yakuza War (1976) de Sadao Nakajima





Jitsuroku eiga coloré et violent, auquel la localisation à Okinawa apporte un certain exotisme. En 1971, un an avant qu’Okinawa ne soit rattaché au Japon, le film joue sur la confrontation entre un clan Yamato (pur japonais) et des yakuzas locaux attachés à leur île et à leurs traditions. C’est autant une guerre culturelle qu’une guerre des clans.  Sony Chiba, dont il me semble que c’est un des meilleurs rôles, et Hiroki Matsukata sont parfaits en frères de sangs tragiques, chien enragés irréductibles à la peau cramée par le soleil du Pacifique. 



Nakajima se livre à des expérimentations assez insolites comme ces deux plans brefs, en images fixes, de Matsukata couchant avec une prostituée, ou ces projections de souvenirs derrière l’acteur.




Parmi les yakuzas : le chanteur « passionné » Mikami Kan.



 

15 décembre

Trapped in Lust / Aiyoku no wana (1973) d’Atsushi Yamatoya



Il y aurait sans doute une longue série de visionnages à entreprendre sur les pinku-yakuza, d’abord parce qu’on se doute que certains étaient financés par les clans comme une source de revenu rapide, voir un blanchiment d’argent, ensuite par ce que des cinéastes, dont Wakamatsu, faisaient plus ou moins partie du milieu. De façon plus explicite les yakuzas apparaissent dans le roman porno comme des figures de la masculinité violente, incarnation de la domination masculine et d’un patriarcat séculaire.  




Trapped in lust prend une autre voie puisqu’il s’agit d’une variation pink sur La Marque du tueur de Suzuki, évidemment moins géniale que son modèle mais réservant de beaux moments de folie. Atsushi Yamatoya dont on connait mieux le travail en France depuis la sortie chez Carlotta d’Une Poupée gonflable dans le désert et la rétrospective à L’Etrange festival incluant le fantasque The Pistol That Sprouted Hair, était par ailleurs le scénariste du film de Suzuki.
 




Le film est presque aussi compliqué et irracontable que son modèle mais déplace la compétition des tueurs sur le plan sexuel. Tant qu’il n’aura pas gagné le titre de number one, Hoshi, le tueur à gage est frappé d’impuissance, d’autant que sa femme et sa maîtresse sont violées et assassinées par des tueurs concurrents. C’est là qu’intervient l’idée la plus dérangeante du film : les rivaux sont en fait un homme en imperméable résistant aux balles et sa poupée de ventriloque, grandeur nature et fardée comme la baby Jane d’Aldrich. 




A la fin on comprend que c’est la poupée qui était un véritable tueur et l’homme une sorte d’automate. La sexualité d’Hoshi se révèle donc aussi mécanique que sa capacité à donner la mort. Avec ces créatures cauchemardesques, Atsushi Yamatoya se moque de la survirilité affichée des yakuzas. 




A noter dans le rôle de Yumeko, la prostituée qu’Hoshi ne parvient pas à satisfaire, Nozomi Yasuda, héroïne d’un autre pinku-Yakuza, le génial Erotic Code of Honor de Tatsumi Kumashiro.



 

17 décembre

Delinquent Girl: Alleycat in Heat / Furyô shôjo: noraneko no seishun (1973) de Chusei Sone



Dans ce pinku « décontracté » de Chusei Sone, Hatoko (Yuko Katagiri) une provinciale monte à Tokyo, se fait alpaguer par un petit escroc, est revendue à des yakuzas, travaille dans des soaplands et des spectacles érotiques, pour finir actrice dans une troupe underground. 




Les yakuzas sont une petite bande minable dans un bureau délabré. Pourtant Hatoko tombe amoureuse de l’un d’entre eux, un garçon sensible, jouant du folk et de la enka à la guitare, dont le classique « futen » Elégie en rouge (Sekishoku Erejii) de Morio Agata et la chanson de la série de la prison d’Abashiri bangaishi avec Ken Takakura. 



Leur scène d’amour est d’une rare délicatesse dans le cadre du pinku. Donc une chronique colorée du Tokyo du début des années 70 et de son petit peuple marginal, typique du cinéma foutraque de Sone.



 

18 décembre

Ishimatsu The Yakuza Something’s Fishy / Ninkyô kashi no Ishimatsu (1967) de Norifumi Suzuki


Le scénario est un collage de films précédents se passant dans le milieu des vendeurs ou convoyeurs de poissons du marché de Tsukiji à Tokyo, dans le but de mettre en valeur le chanteur et acteur très populaire Saburo Kitajima. Cette trame permet à Norifumi Suzuki de commencer le film dans le comique (une irrésistible représentation théâtrale tournant à la catastrophe)et le vaudeville ( la délicieuse Tomiko Ishii) pour s’achever dans un mélodrame flamboyant et inventif, et de façon inattendue d’une grande émotion. 






Le yakuza flamboyant interprété par Teruo Yoshida dit à Minako Osanai : « Michi. Je n’ai rien fait d’autre que te causer du souci. Mais c’est fini maintenant, tu m’oublieras. » 



Le destin du Yakuza est de ne laisser aucune trace de ce qu’il considère comme une existence sans valeur, malfaisante et indigne de l’amour que lui porterait une fille honnête. En cela il partage ce statut d’êtres éphémères avec les geishas et courtisanes qui mouraient de façon prématurée et étaient jetées à la fosse commune. Comme ces femmes qui n’avaient de cesse de se faire peindre par les grands maîtres de l’estampe, les yakuza ont trouvé dans le cinéma une façon de combattre l’oubli. Des oyabun du passé ou contemporains se virent consacrés des biopics et certains franchirent le pas et devinrent acteurs comme Noburo Ando. Mais au fond, ces films d’autolégitimation produits par des yakuzas faisant pression sur les studios étaient surtout destinés à eux-mêmes.  A travers l’exaltation de ces valeurs n’ayant plus cours incarnées par les glorieux Takakura et Tsuruta, les Yakuza pouvaient établir une continuité avec leur passé supposé héroïque. Ils pouvaient pleurer en écoutant la enka de Saburo Kitajima et oublier que leur quotidien était fait d’extorsion et d’expropriations forcées.