samedi 11 décembre 2021

Strange Days in Tokyo



Je suis en train d’écouter la série de France Culture consacrée à Jim Morrison (ici). Le superbe troisième épisode parle de l’influence de la Beat Generation sur Morrison : Kerouac, la route, les Indiens et le zen que l’on peut atteindre en roulant vers le désert et les auto-stoppeurs, dont certains sont des assassins, qui attendent sous la pluie, le pouce levé, que s’arrête leur victime. Et The WASP (Texas Radio and the Big Beat) morceau génial qui explose dans la tête « C’est la terre où le pharaon est mort. »  De loin en loin, je n’ai jamais vraiment cessé d’écouter les Doors, mais d’entendre cette belle émission qui replace James Douglas Morrison, le poète, au premier plan, je me suis rendu compte combien cette langue m’était toujours proche, familière. Mon immersion dans la culture japonaise avait pu me faire croire que je m’étais éloigné de l’america mais il n’en était peut-être rien. Le nom de ce blog en témoigne. 

Les artistes japonais visionnaires des sixties, ayant fait de l’outrage une ligne de conduite, sont peut-être plus proches de Morrison que je ne le pensais. Terayama et Mikami Kan qui ne pensent qu’à tuer leur mère répondent au hurlement œdipien de Morrison dans The End. D’un côté du Pacifique des Américains rêvant de spiritualités asiatiques et de haïkus, de l’autre des Japonais fascinés par Dylan et les Beatles, et inventant leurs propres hippies : les futen de Shinjuku. Entre les deux : la bombe, le Vietnam. 

« Autrefois, j’avais vingt-cinq, vingt-six ans, et lorsque prendre des photos à la volée m’amusait plus que tout, j’ai découvert ce roman, Sur la route. Fortement attiré par le regard posé sur la route du héros, Sal Paradise, j’ai rêvé de vivre comme lui. Sans tarder, j’ai entraîné un ami et sa vieille Toyota et commencé mon périple sur les innombrables nationales qui sillonnent le pays. A cette période, j’ai pu voir des villes et rencontrer des gens de toute sortes, j’ai appris à faire de l’auto-stop et monter dans un camion. » Daido Moriyama, Mémoires d’un chien 

Quant à moi, parmi les multiples portes qui m’ont menées au Japon, il y a eu bien sûr celle ouverte par Richard Brautigan, et le Tokyo-Montana Express, plus puissant que les Boeings de JAL et Air France. De l’électricité du Kabukichô au silence de Yanaka, du cimetière d’Ikebukuro où j’allais visiter Lafcadio Earn aux disquaires de Shibuya, de Nakano et ses vieux mangas d’horreur au drag queens de Nichome, Tokyo a été mon San Francisco. L’expérience du hasard objectif, le culte de la rencontre, les messages délivrés par les renardes à quatre heures du matin… Où peut-on, sinon au Japon, passer une nuit à boire du saké et aller s’asseoir sur les marches d’un temple et voir le soleil se lever ? (et je pense à la plage de San Francisco à l’aube) Et pourquoi pas entendre les premières notes de Riders on the Storm lorsque la pluie vient enfin crever la bulle de chaleur et d’humidité de l’après-midi d’aout ? Et les ruelles de Shinjuku serpentant entre les bars obscurs et les arrières cours des clubs érotiques, et les chats errants à côté des poubelles, et les vieux yakuzas ridés comme des gitans, et les tekiya et leurs stands de confiseries et de joujoux, et les mémères courbées comme des tortues. Etais-je à Tokyo ou à Tanger ?  A côté de la langueur du Japon et des teintes chaudes de ses nuits, combien Paris me semblait toujours dure et glaciale à mon retour. 

Quand les portes se rouvriront-elles ?





mercredi 1 décembre 2021

Peter, la rose éternelle





En 1999, Peter (Ikehata Shinnosuke) l’interprète des Funérailles des roses de Toshio Matsumoto et de Ran de Kurosawa dont j’ai parlé ici, pose pour le photographe Hajime Sawatari. L’album Raison d’être contient un grand nombre de nus où Peter à 47 ans montre avec fierté, un corps féminin, bronzé et épanoui. A cette époque, Peter est déjà une personnalité excentrique de la télévision que l’on pourrait comparer chez nous à Amanda Lear. L’éphèbe de Shinjuku de 1969 semble bien loin pour cet enfant chéri du showbizness japonais. Pourtant en six photographies, Peter fait renaître ce gavroche transgenre et nous fait rêver ce qu’il serait devenu à la suite du film de Matsumoto : la Queen punk, glamour et peut-être un peu cruelle, de l’underground japonais. 











lundi 29 novembre 2021

Abe Sada et moi

 

Abe Sada par Rina Yoshioka, peinture réalisée pour mon livre

Il y a un peu plus d’une quinzaine d’années, j’avais fait partie d’un petit groupe de cinéphiles, ne se connaissant pas à l’origine mais qui, par une étrange synchronicité, découvraient en même temps les films de Kôji Wakamatsu. Les cassettes vidéo et les fichiers numériques s’échangeaient à cette époque où seuls deux de ses films avaient été édités aux USA : Va, va deux fois vierge et L’Extase des anges qui possédaient la particularité d’avoir ses bobines 3 et 4 inversées sur le DVD rendant le film encore plus énigmatique. Par association, Wakamatsu m’avait entraîné vers un autre cinéaste, célèbre en apparence mais dont la plupart des films étaient invisibles : Nagisa Ôshima. La filmographie d’Ôshima dans les années 60 est une série de déflagration : outre Contes cruels de la jeunesse et L’Enterrement du soleil, je plongeais dans les austères et fascinants Nuit et brouillard au Japon et La Cérémonie, le déchaîné L’Obsédé en plein jour, les glaçants Le Petit garçon et La Pendaison, et surtout Le Journal du voleur de Shinjuku qui allait occuper une place très particulière dans ma vie. J’y découvrais la puissance de l’underground japonais et me mis à collecter tout ce que je pouvais sur Tadanori Yokoo, Juro Kara, Simon Yotsuya ou Akaji Maro.  Le Journal du voleur de Shinjuku formait pour moi une trilogie informelle avec Les Funérailles de roses de Toshio Matsumoto et Premier amour, version infernale de Susumu Hani, comme un portait éclaté de la jeunesse du Swinging Tokyo. Remonter la filmographie d’Ôshima m’amena jusqu’à L’Empire des sens.  J’avais découvert le film à 20 ans et c’étaient les premières images de sexe explicite que je voyais sur un grand écran. Je me souvenais de la sensation presque hallucinatoire que m’avaient procurées certaines scènes comme la fellation de Sada. L’impression d’être au-delà des images coulé dans quelque chose de doux, chaud et humide dépassant la simple excitation sexuelle. Ôshima faisait sentir l’amour de façon sensible. Le revoyant, chargé de ses films des années soixante, j’y ai découvert encore bien d’autres choses.

Et il y eu aussi la tristesse de voir disparaître Wakamatsu et Oshima à quelques mois d’intervalle le 17 octobre 2012 et le 15 janvier 2013.

Par la suite, dans plusieurs travaux sur Ôshima, des textes pour les Cahiers du cinéma, pour le programme de la Cinémathèque, des vidéos, des émissions télévisées, je réservais toujours une place à L’Empire des sens qui me faisait l’effet d’un ilot et d’un film orphelin. L’Empire des sens qui a fait découvrir Ôshima jusqu’alors confidentiel, est sans aucun doute le film japonais le plus célèbre au monde mais paradoxalement il marque presque la fin de sa carrière qui se limitera à quatre films. Plusieurs cinéastes s’y confronteront pour représenter l’amour intégral, sans jamais parvenir à en égaler la pureté. J’avais intitulé mon livre précédent « L’Adolescente japonaise ou l’impératrice des signes » faisant un clin d’œil à Abe Sada derrière le pastiche de Roland Barthes. Voulant attaquer un livre sur Ôshima, je décidais donc de prendre L’Empire des sens comme point de départ.

Cérémonies aurait d’ailleurs dû avoir une forme différente et l’anecdote est assez amusante. En 2018, je contactais Marcos Uzal qui dirigeait alors la collection Côté Films de Yellow Now, la petite collection d’analyse de film. Il se montrait intéressé par mon projet mais, après plusieurs échanges de mails, alors que nous devions nous rencontrer pour en discuter, il disparut purement et simplement des radars. Le silence complet et aucune réponse à mes messages. C’était bien curieux. J’en devinais quelques mois plus tard la raison : il était sur les rangs pour reprendre la rédaction en chef des Cahiers du cinéma où je travaillais alors. Qu’on ne soit jamais surpris est une surprise en soi. Evidemment, cela ne m’a pas arrêté, d’autant que mon livre avait pris une autre direction. Il devait à l'origine porter sur la représentation du sexe et aurait classiquement contenu un certain nombre de photogrammes. Avais-je vraiment envie d’emprunter une forme aussi universitaire pour L’Empire des sens ? Un court chapitre devait revenir sur l’origine du film, à savoir l’affaire Abe Sada. C’est au cours de mes recherches que je tombais dans un gouffre. Je ne savais presque rien de la vie de cette femme qui pourtant, sous les traits d’Eiko Matsuda, était devenue l’un des visages iconiques du cinéma japonais. Je découvrais son enfance, le viol dont elle avait été victime à 14 ans, sa vie d’errance de maisons de geisha en bordels, ses multiples identités, jusqu’à sa rencontre en 1936 avec Kichi l’homme de sa vie. Quelques minutes du film Déviances et Passions de Teruo Ishii me terrassèrent avec l’apparition d’Abe Sada, vieille dame dans le Japon bétonné de 1969.

Sada allait m’apporter ce que j’aime le plus lorsque j’écris sur le cinéma : une narration. De la même façon que le vampire de mon livre Le Miroir obscur traversait tous les états du cinéma, c’est Sada, la véritable Abe Sada, qui allait me guider dans L’Empire des sens. J’allais à mon tour rendre hommage à celle qu’Oshima appelait une « femme merveilleuse ». Au cours de longues soirées qui m’amenaient parfois au cœur de la nuit je suivais ses traces. C’est à ce moment que j’ai aussi plongé dans le répertoire de Keiko Fuji, la chanteuse de Enka, qui en quelque sorte est devenue la voix de mon héroïne. Parfois vers trois heures du matin, c’était comme si la présence de Sada devenait très légèrement tangible à mes côtés. Le saké n’y était bien sûr pas pour rien. Pendant combien de temps pouvais-je tenir la figure, conserver sa persistance ? Jusqu’au célèbre fait-divers et son procès. Mais plus loin encore sa sortie de prison, la guerre, les années 50… Sada était toujours là et continuait à mener sa vie de femme, rencontrant des écrivains, participant à des représentations théâtrales. Elle traversait les époques et elle ne disparut (ou plutôt s’évapora) dans les années 70 que pour renaître sous les traits d’Eiko Matsuda dans L’Empire des sens, entraînant à nouveau scandales et procès. Le visage de Sada d’ailleurs n’était pas un mystère : il y avait celui de la jeune femme au sourire incroyable arrêtée par des inspecteurs aux mines ahuries comme s’ils tombaient eux-aussi sous le charme. Et puis le visage de la femme mure des années 50 enfin l’obachan (mamie) des années soixante. Toutes ces femmes étaient bien sûr Sada mais étaient-elles pour autant la Sada qui m’avait accompagnée ? Je devais à mon tour inventer le visage de my own private Abe Sada.

Entretemps, j’avais trouvé l’éditeur de mes rêves : Le Lézard noir, qui m’avait initié aux mangas sulfureux de Suehiro Maruo. A travers Sada, revenaient les démons du Japon qui passionnaient l’éditeur Stéphane Duval autant que moi, et en premier lieu Mishima. C’est grâce à lui que j’ai donné un visage à ma Sada puisqu’il accepta une idée un peu folle.

Les lecteurs de ce blog savent la place qu’occupent les peintures de Rina Yoshioka dans mon imaginaire. Rina travaillait à cette époque sur une peinture de femme yakuza pour l’exposition Ultime Combat, arts martiaux d’Asie au Musée du Quai Branly. Je lui demandais de créer une Sada qui ne devait pas ressembler à Eiko Matsuda mais à un mélange entre la vraie Sada et Junko Miyashita, l’actrice du magnifique La Véritable histoire d’Abe Sada de Noboru Tanaka. Elle me fournit plusieurs esquisses, et je dois avouer que je l’ai un peu épuisée à lui en demander toujours de nouvelles. Le visage était trop rond ou trop mince, elle était trop vieille ou trop juvénile, le regard trop aguicheur… J’ai un peu honte en y repensant car je l’obligeais en réalité à devenir une médium et à tâtonner à l’intérieur de ma propre psyché. Je ne la remercierai jamais assez pour sa patience. Et puis un jour, j’ai vu Sada apparaître dans sa chambre d’auberge et me regarder, accroupie devant la table où s’entassaient les bouteilles de saké, tenant entre ses doigts la lanière de son kimono rouge. Par la fenêtre, une clarté lunaire baignait les maisons en bois de cette rue du Tokyo des années 30.  J’avais particulièrement insisté sur la présence de la lune. Je ne sais toujours pas pourquoi. Rina mit en quelque sorte le point final à mon livre, et sa peinture devint une préface que l’on fit figurer dans le sommaire.

J’arrête également ici les souvenirs de l’écriture de mon livre, et alors qu’un froid polaire s’est étendu sur Paris et qu’un retour au Japon semble encore lointain, je me verse un verre de saké, et écoute une fois de plus Keiko Fuji chanter que les rêves fleurissent la nuit.



Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



A commander sur la boutique du Lézard noir ici

samedi 27 novembre 2021

Abe Sada en 1969

André Breton n’a pas rencontré Violette Nozières ni Jean Genet les sœurs Papin. En revanche, Tatsumi Hijikata, l’inventeur de la danse butô, a bien rencontré Abe Sada et a même été pris en photo avec elle.



Cela atteste de la popularité de Sada dans l’avant-garde japonaise initiée à la culture de la transgression française par le flamboyant Shibusawa Tatsuhiko. Cette star des milieux intellectuels traduisait Sade et Bataille et posait en vêtements psychédéliques devant une reproduction de La Poupée d’Hans Bellmer. 



Abe Sada était pour ces intellectuels férus de surréalisme la plus pure incarnation de l’Amour fou. Cette intelligentsia se rendait dans le bar Hoshikikusui où Sada était la serveuse et l’attraction. Telle Lola Montès, au cours d’une descente d’escalier théâtrale, elle se mettait en scène pour des clients (faussement) tétanisés et protégeant avec leurs mains leur entrejambe. 

« Je veux une photo capturant l’âme pure de Sada », avait demandé le danseur au photographe Fujimori Hideo. Cette photo servit en 1972 d’affiche à la rétrospective chorégraphique «Grand motif dansé du sacrifice enflammé » de la troupe de Hijikata. Abe Sada était alors âgée de 64 ans

Les rapports entre Sada et les artistes d’avant-garde japonais sont étudiés dans mon livre  Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



A commander sur la boutique du Lézard noir ici


mercredi 24 novembre 2021

Abe Sada après L’Empire des sens




Le film de Nagisa Oshima s’achève sur l’image des amants ensanglantés tandis qu’une voix-off relate que, lors de son arrestation, le visage de Sada était radieux. 

Qu’advint-il de Sada après les évènements relatés par Oshima ? Elle ne fut condamnée ni à mort ni à la prison à perpétuité mais à six années de détentions. Elle n’en purgera que quatre puisqu’elle fut libérée par une grâce collective de l’Empereur le 14 mai 1941. Un mois avant l’attaque de Pearl Harbor. Abe Sada a alors 36 ans. 

Mon livre s’intéresse à ce que fut alors la vie de Sada : les années de guerre qu’elle passa remariée sous un nom d’emprunt, les faits qui lui firent reprendre son patronyme et redevenir une figure publique, enfin sa popularité dans les milieux de l’Underground japonais pour qui elle symbolisa l’Amour fou. 

Si elle disparut à nouveau au début des années 70 rien n’indique qu’elle soit décédée pendant cette période. 





En 1976, Abe Sada était-elle au courant que son nom était à nouveau sur toutes les lèvres ? Savait-elle qu’elle était au cœur du plus grand scandale culturel que le Japon avait connu et que sous les traits de l’actrice Eiko Matsuda elle entrait à nouveau dans un tribunal ? 

Cette autre histoire d’Abe Sada, je la raconte dans mon livre Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



A commander sur la boutique du Lézard noir, ici.

Les photos de Sada datent des années 50.