En 1974, Paul Schrader, scénariste du Yakuza de Sidney
Pollack, écrit pour la revue FILM COMMENT un texte de plus de 50.000 signes sur
le genre du yakuza-eiga. Cet article passionnant et érudit, explore avec un
grand sens pédagogique un genre alors totalement méconnu et demeure une de ses
plus brillantes analyses. On peut y voir une des plus profondes études historiques
du cinéma japonais de la seconde moitié du XXe siècle mais aussi la réflexion
de Paul Schrader sur ses futurs scénarios et réalisations.
Yakuza Eiga
« Nous sommes des hors-la-loi mais nous sommes humains »
Le film de gangsters japonais (ou yakuza-eiga) est, comme pourrait
justement le dire un yakuza, un loup solitaire dans le clan des films de
gangsters. Le yakuza-eiga ressemble peu à ses équivalents américains ou
européens. Les règles du film de gangsters américain, telle qu’elles ont été formulées
par Robert Warshaw, ne s'appliquent pas au yakuza-eiga, pas plus que
les définitions plus récentes du film noir américain et français. Le film de
yakuza ne reflète pas le dilemme de la mobilité sociale des films de gangsters
des années 30, ni le désespoir du film noir de l'après-guerre.
Le film de gangsters japonais vise un objectif plus élevé
que son équivalent occidental : il cherche à codifier une moralité positive et
praticable. En termes américains, il s'agit plus d'un western que d'un film de
gangsters. Comme le western, le yakuza-eiga choisit l'intemporalité plutôt qu’un
contexte déterminé, le mythe plutôt que le réalisme ; il ne cherche pas le
commentaire social, mais la vérité morale. Bien que le film de yakuza courant
soit techniquement inférieur au film de gangsters américain ou européen, il a
atteint une noblesse que ses derniers ne possèdent pas, une noblesse qui est
habituellement réservée au western.
• L'histoire. Le terme "yakuza" signifie
littéralement "joueur" ou "bon à rien", mais il a fini par
signifier "gangster" ou "mafieux" et désigne les quelque
125.000 truands bien réels que compte aujourd'hui la pègre japonaise. Le
yakuza-eiga est récent parmi les genres cinématographiques. Les premiers films
de yakuzas sont apparus il y a moins d'une décennie et ce n'est que depuis
quelques années qu’ils occupent une place prépondérante dans l'industrie
cinématographique japonaise. Une centaine de films de gangsters sont maintenant
réalisés chaque année au Japon et constituent, avec les films érotiques,
l'épine dorsale d'une industrie cinématographique en déclin.
Le yakuza-eiga n'est pas né, comme le film de gangsters
américain, d'un désir de capitaliser sur les gros titres de l’actualité, mais a plutôt
évolué à partir d'un genre plus ancien, le film de samouraïs - une évolution
plus fortuite que voulue. Avant 1964, tous les films de sabre japonais étaient
des jidai-geki, des films d'époque.
Le gouvernement de Meiji avait banni les samouraïs et
interdit le sabre long en 1868. Il n'existait donc aucun film se déroulant après
1868 dans lequel les protagonistes utilisaient des sabres longs. Selon la loi, ce
type de bretteur était un hors-la-loi ; aucun cinéaste ne souhaitait attribuer
le code samouraï du giri-ninjo ("devoir-humanité") à un hors-la-loi. Les
films de samouraï des années 50 représentaient souvent des jeunes samouraïs au
teint pâle et en pleine santé qui affrontaient des clans entiers de yakuzas, mais
il y avait toujours une distinction claire entre le code des samouraïs et celui
des yakuzas. Il pouvait aussi y avoir des portraits réalistes de yakuzas - Toshiro
Mifune jouant un gangster à la petite semaine dans L’Ange ivre (1948) de
Kurosawa - mais, privés du code du samouraï, ces portraits n'avaient pas de
dimensions épiques ou héroïques.
Au début des années 60, la démarcation rigide entre les
anciens samouraïs et les yakuzas modernes commença à se dissoudre. Les films de
samouraïs perdaient en popularité et les studios cherchaient un moyen de les
moderniser pour un nouveau public. Comme ce sera le cas pour chaque évolution
importante des yakuza-eiga, ce fut la Toei qui pris les devants. La transition
du jidai-geki au yakuza-eiga est visible pour la première fois dans la série
JIROCHO produite par Toei de 1962 à 1964.
Cette série, mettant en vedette Koji Tsuruta dans le rôle de
Jirocho était réalisée par Masahiro Makino, a été qualifiée de "chonmage
yakuza-eiga" (Le chonmage est le style de coiffure du samouraï). Toei
considère la série Jirocho comme un jidai-geki car ils relèvent du
film d'époque surtout par leurs costumes ; par leur caractère et leurs
conflits, ils préfigurent la première phase des yakuza-eiga.
Le premier film authentiquement yakuza a été BAKUTO
(GAMBLER), réalisé en juillet 1964 par Shingehiro Ozawa, avec Koji Tsuruta dans
le rôle principal. Ozawa réalisait des films d'époque pour Toei depuis 1954,
mais après le succès de BAKUTO, il s'est consacré exclusivement à l'écriture et
à la réalisation de films de yakuza. La Toei elle-même n'a réalisé que trois
films de yakuza purs en 1964, mais ils ont été si bien accueillis qu'en 1965, elle
s'est lancée dans la production ininterrompue de yakuza-eiga.
La vague initiale de yakuza-eiga a duré environ de 1964 à
1967. C'était une période de petits budgets et de tournages rapides. Toei a
exploré ce nouveau marché, développé de nouvelles stars et fait évoluer les
motifs et rituels de ce nouveau genre. Il est vite devenu évident que le public
préférait le yakuza-eiga aux films d'époque, et un à un des réalisateurs plus
anciens et établis ont rejoint le genre : Ozawa et Makino en 1964, Tai Kato et
Tomu Uchida en 1965. Koji Tsuruta est la grande vedette de cette première
période yakuza, mais il fut bientôt rejoint par les deux autres stars du
triumvirat yakuza de la Toei : Ken Takakura et Junko Fuji.
Le yakuza-eiga a principalement été légitimé par deux films.
ABASHIRI BANGAICHI (La prison d'Abashiri), réalisé en avril 1965 par Teruo
Ishii et mettant en vedette Ken Takakura, a été le premier grand succès
commercial yakuza. L'histoire de la prison d'Abashiri a eu un tel succès que
Takakura l'a refaite dix-huit fois à ce jour (quand un film japonais a du
succès, le studio ne le ressort pas, il le refait). Bien que sa valeur
artistique soit marginale, ABASHIRI BANGAICHI a clairement démontré que les
films de yakuzas possédaient un important public potentiel.
MA MERE DANS MES PAUPIERES /LIENS DE SANG, réalisé en
janvier 1966 par Tai Kato et mettant en vedette Kinnosuke Nakamura, a été le
premier succès artistique yakuza. La même année, Kosaku Yamashita réalise
l'étonnant KYODAI JINJI (OBLIGATIONS FAMILIALES), également le premier d'une
série. Le genre possède désormais non seulement ses stars mais aussi ses deux
meilleurs réalisateurs.
Dans sa deuxième période, de 1968 à 1971, le yakuza-eiga a
bénéficié de gros budgets et d’importants succès publics, lui conférant le
statut de genre authentique. Toei a réalisé vingt-six films de yakuzas en 1969
et considère qu’il s’agit de son année la plus rentable. Les films de yakuzas
utilisent désormais des décors extérieurs (avec parcimonie) et ont un style
visuel plus élégant. BAKUCHIUCHI : SOCHO TOBAKU (GAMBLING HOUSE : PRESIDENTIAL
GAMBLING) de Yamashita, considéré comme le "chef-d'œuvre" du genre,
est sorti en 1968. Toujours en 1968, Tomu Uchida, l'un des réalisateurs les
plus anciens et les plus respectés du Japon, a tourné l'un des meilleurs films
de yakuzas, JINSEI GEKIJO : HISHAKAKU TO KIRATSUNE (THÉÂTRE DE LA VIE :
HISHAKAKU ET KIRAT-SUNE).
A cette époque, les autres studios réalisèrent qu'ils ne
peuvent plus se permettre d'ignorer le lucratif genre "B" de Toei et
s'y mirent à leur tour. Toho, Shochiku, Nikkatsu et la défunte Daei ont tous
investi dans des productions de yakuzas. La version de trois heures de JINSEI
GEKIJO (THEATRE DE LA VIE) de Shochiku, réalisée par Kato en 1971, est
certainement le film de yakuza le plus cher et le plus ambitieux produit à ce
jour. C'est aussi l'un des meilleurs.
À l'heure actuelle, le yakuza-eiga se trouve à nouveau dans
une période de transition, se dirigeant avec incertitude vers sa troisième époque.
La production reste élevée (Toei a produit trente films de gangsters en 1972),
mais les goûts du public fluctuent. L'énorme succès du PARRAIN au Japon a
incité la Toei, toujours à l'avant-garde, à financer davantage de films de
yakuzas de type documentaire. Dans ces films, le cadre des conflits entre
yakuzas est passé de la période "classique" (1915-1935) à l'époque
contemporaine. Alors que les films de yakuza de style classique étaient des
contes moraux, les nouveaux films de style documentaire présentaient une
approche beaucoup plus ouverte et une moralité plus douteuse. Cette transition
a provoqué un tollé à la Toei, et Koji Tsuruta, la star la plus ancienne et la
plus respectée du genre, a déclaré publiquement que les nouveaux films de style
documentaire "étaient dénués de kokoro" (cœur). Dans BAKUTO KIREKOMTAI
(CONTRE-ATTAQUE DU JOUEUR, 1971), par exemple, Tsuruta est contraint de tirer sur un policier corrompu - non seulement dans le dos, mais avec un
pistolet plutôt qu'un sabre, ce qui constitue une violation impardonnable du
code pour un yakuza samurai. La Toei réalise actuellement des films de yakuza
de style classique et de style documentaire, et on ne sait pas lequel des deux
dominera la troisième vague du yakuza-eiga.
Le dilemme actuel des yakuza-eiga vient en partie du fait
qu'il est en train de passer d'un genre "B" à un genre "A".
Les films de yakuzas ont toujours été réalisés avec de petits budgets et des durées
de tournage courtes. Aujourd'hui encore, un film de yakuza à "gros"
budget coûte 300 000 dollars et est tourné en trois semaines. Dans l'ensemble,
le genre a été ignoré par la critique au Japon - bien que des écrivains aussi
estimés que Yukio Mishima, Ryuho Saito et Tadao Sato aient pris sa défense - et
reste pratiquement inconnu en Occident. Les plus prestigieux réalisateurs
japonais, même lorsqu’ils se retrouvaient inactifs, refusaient de travailler dans
le cadre du genre (bien que LA FLEUR PALE de Shinoda, soit une variante
yakuza). Mais aujourd'hui, le yakuza-eiga est devenu respectable. Ses stars
sont les plus grandes du Japon, ses films les plus populaires. Ken Takakura
jouera bientôt aux côtés de Robert Mitchum dans un film de yakuza à gros
budget, réalisé par Sydney Pollack et financé par la Warner Brothers. Le film
de gangsters japonais n'est plus un genre "B". Le film traditionnel
yakuza-eiga répondra aux exigences accrues qui lui sont imposées, soit en
atteignant la maturité, soit en glissant dans l'auto-parodie.
• Les thèmes. Le yakuza-eiga a deux thèmes principaux : le
devoir (giri) et l'humanité (le ninjo). Le fait que le genre ait deux thèmes, giri
et ninjo, plutôt qu'un seul, giri-ninjo, est plus qu'une distinction
sémantique. Elle permet d'expliquer non seulement comment le yakuza-eiga a vu
le jour, mais aussi pourquoi il continue de prospérer.
Le film de samouraï, bien sûr, n'avait qu'un seul thème, le
giri-ninjo ; les thèmes siamois du devoir et de l'humanité étaient tellement
imbriqués qu'ils étaient indissociables l'un de l'autre. Pour le samouraï, le
devoir était l'humanité, et vice versa. Mais ce thème unique s'est avéré
financièrement limité dans un contexte contemporain. Le noble code du
giri-ninjo ne pouvait pas être appliqué à un gangster moderne qui, par le fait
même qu'il portait un long sabre, était un hors-la-loi et violait donc le
devoir qu'on attendait de lui en tant que membre de l'État. Ergo : il ne
pouvait y avoir de héros yakuza.
Cette inhibition a été éliminé par un cadre de la Toei qui a
divisé ce mot unique en deux, transformant un concept unique en un oxymoron.
Giri-ninjo devint giri et ninjo ; devoir-humanité devint devoir ou humanité,
contournant ainsi la dichotomie samouraï/yakuza. Il est désormais possible pour
un gangster d'avoir un sens du devoir mais sans humanité, de l'humanité sans
devoir, ou une combinaison des deux. Dans certaines circonstances, le yakuza
peut être à la fois honorable et criminel.
"Le monde des yakuzas - où le devoir est plus important
et où l'humanité est dans la balance", proclame une affiche de film de
yakuzas - une déclaration qui n'aurait jamais été applicable à un film de
samouraïs. Le thème oxymoronique du giri-ninjo chez les yakuzas est le sujet du
long essai de Tadao Sato, "Reflex of Loyalty ", peut-être le meilleur
article écrit à ce jour sur le yakuza-eiga. Sato explique, puis déplore la
bifurcation du concept traditionnel de giri-ninjo ; il considère que le
yakuza-eiga a créé une nouvelle moralité situationnelle où le devoir peut se
révéler "plus important" que l'humanité - ouvrant ainsi de nouvelles
portes à d’anciennes formes de fascisme. Cela explique l'engouement de la
nouvelle gauche (le Zenkyoto, les étudiants radicaux) et de la nouvelle droite
(la Force d'autodéfense de Mishima) pour le yakuza-eiga. On sait que les
étudiants radicaux passaient des heures à regarder des films de yakuzas en
prévision d'un affrontement avec la police ; de même, le romancier d'extrême
droite Yukio Mishima a interviewé Koji Tsuruta et a écrit de longs articles à
la gloire des yakuza-eiga. La gauche et la droite peuvent toutes deux tirer une
grande nourriture spirituelle d'un genre qui permet à un individu de renoncer à
son devoir si l'humanité doit être servie, et à un autre de renoncer à
l'humanité au nom du devoir. Dans le KYODAI JINJI de Yamashita, les mots
suivants sont chantés lorsque Tsuruta part au combat : "Je ne suis
peut-être qu'un fou, mais il faut peut-être un fou pour réveiller le peuple." Quels sentiments plus nobles pourrait-on demander à un radical ?
La morale yakuza du giri-ninjo peut sembler potentiellement
fasciste à Sato, mais pour les Américains, habitués au fascisme décomplexé de films
comme LE GODFATHER et DIRTY HARRY, les films de yakuza semblent clairement humanistes.
Le conflit entre devoir et humanité est toujours complexe ; et l'humanité, même
lorsqu'elle est rejetée, fait l'objet d'un examen beaucoup plus riche que dans
les films de gangsters américains, où elle semble avoir été écartée avant même
que le projecteur ne démarre.
Le protagoniste yakuza est dépourvu de la sécurité morale du
samouraï. La guerre totale qu'il mène contre ses ennemis est moins importante
que le conflit moral qu'il doit mener sur le champ de bataille de sa propre
conscience. Invariablement, le protagoniste du yakuza-eiga est un homme (ou une
femme) aux principes moraux élevés, pris dans un réseau de circonstances qui
les compromettent. Il tente de poursuivre à la fois le devoir et l'humanité,
mais il constate qu'ils s'éloignent de plus en plus. À la fin, il doit choisir
entre le devoir et l'humanité, une décision qui ne peut être prise que dans un
bain de sang.
Un film typique de Toei sur les yakuzas - il est inutile de
citer des titres précis car la plupart des quelque trois cents films de Toei
sur les yakuzas ont la même structure d'intrigue - s'ouvre sur la libération du
héros de prison. Il est allé en prison pour éviter à son clan une enquête de
police, mais à son retour, il découvre que le clan est tombé sous la coupe d'un
Oyabun (parrain) maléfique. Fidèle à son devoir, il rejoint néanmoins le clan
et tente d'exercer une influence morale de l'intérieur. Il se rend vite compte
qu'il n'a que peu d'influence et qu'on lui demande de commettre des actes
totalement étrangers à sa morale personnelle. Pourtant, il n'hésite pas à faire
son devoir. Même au service d'un Oyabun ouvertement vil, le héros yakuza
souffrira d'intenses douleurs physiques, rejettera l'amour d'une femme, verra
des personnes sans défense opprimées et, dans certains cas, tuera un homme
décent et bon.
Mais à mesure que le yakuza poursuit son devoir, son monde
devient plus ouvertement schizophrène. D'un côté, le devoir et les vertus qui
en découlent sont rassemblés ; de l'autre, l'humanité et ses vertus. Avec les
forces du devoir se trouvent des vertus telles que l'obéissance au Oyabun,
l'obligation envers le clan (ou kyodai jinji, littéralement, "obligations
familiales"), l'humilité, le stoïcisme et la volonté de mourir pour le
devoir. De l'autre côté, il y a l'humanité et ses vertus : la conscience
sociale, la sympathie pour les opprimés, l'amour pour la femme, l'amie, les
amis et les parents, l'humilité, le stoïcisme et la volonté de mourir pour
l'humanité. Qu'il choisisse le devoir ou l'humanité, l'attitude du héros yakuza
sera la même. Il sera humble, stoïque, prêt à mourir.
Pendant les quelque soixante-quinze premières minutes, le
film de yakuza construit soigneusement cette toile de devoirs et d'obligations
humanistes. Ces forces sont en conflit permanent, elles imprègnent chaque
conversation et chaque action. Des phrases comme "Nous, les yakuzas,
obéissons à notre code, quoi qu'il arrive" sont contrebalancées par des
déclarations selon lesquelles "le mal n'a pas de code". Dans CHIZOME
NO KARAJISHI (BLOOD-STAINED COURAGE, Toei, 1967) un Oyabun déclare : "Nous
sommes des hors-la-loi mais nous sommes humains", puis dix minutes plus
tard : "Un ami est un ami, et un travail est un travail".
Piégé dans ce monde schizophrène, le yakuza doté d’un sens moral
n'a pas grand-chose à espérer. "Il n'y a que deux chemins pour un
yakuza", dit un personnage secondaire dans HISHAKAKU TO KIRATSUNE :
"la prison et la mort". Avant de partir en marche vers le combat
final dans la série ABASHIRI BANGAICHI, Ken Takakura chante : "Je m'en
vais tuer l'ennemi, mon sabre à la main, Et quand c'est fini, c'est le retour à
la prison d'Abashiri."
Le dilemme moral est invariablement résolu par le sang. À un
moment donné, le méchant Oyabun commet un acte si répréhensible que le devoir
ne peut plus être accompli et que l'humanité exige sa mort. Toute lutte morale
repose sur les épaules du héros lorsqu'il tient son sabre à la main et marche
vers la maison du méchant Oyabun où il tuera ou sera tué. Il est tout à fait
libre de punir le mal et de tuer son Oyabun. L'ancien samouraï se tuait avant
de tuer son maître maléfique ; le yakuza contemporain, en revanche, parce que
le ninjo a été séparé du giri, est libre d'abandonner son devoir et de tuer son
maître. Dans le long massacre de dix minutes qui suit, le méchant Oyabun meurt
toujours. Le héros yakuza meurt dans certains cas, mais il peut aussi survivre pour repartir à zéro dans d'autres films. Le contraste avec le film de samouraï
est total : le samouraï va contre son devoir et meurt, le yakuza va contre son
devoir et survit. Ainsi, l'éthique de l'après-guerre se superpose à la grille
du film de samouraï.
Ces thèmes sont présentés dans leur forme la plus riche dans
SOCHO TOBAKU, un film que Mishima a qualifié de chef-d'œuvre et sur lequel Sato
a longuement écrit. Réalisé par Toei en 1968, SOCHO TOBAKU (PRESIDENTIAL
GAMBLING) a été dirigé par Kosaku Yamashita et écrit par Kazuo Kasahara. Techniquement,
il n'est guère meilleur que la plupart des yakuza-eiga ; thématiquement, c'est
le plus complexe et le plus inaugural de tous les films de yakuza.
Nakai (Koji Tsuruta) et Matsuda (Tomisaburo Wakayama) sont
frères de sang et yakuzas de haut rang au sein du syndicat Tenryu. Leur Oyabun
bienveillant meurt et Nakai, par humilité, refuse la succession. Semba, un
Oyabun extérieur affairiste, persuade les dirigeants du clan d'écarter Matsuda
et de confier le poste d'Oyabun à un pantin. Nakai, la personnification du
devoir, accepte cette injustice et tente de servir la nouvelle direction de la
meilleure façon possible. En revanche, Matsuda, force d'humanité brute,
s'engage à combattre les nouveaux dirigeants. Matsuda est d'abord réprimandé,
puis rétrogradé, et enfin ostracisé. Nakai réprimande Matsuda en public à
chaque occasion, mais en privé, il tente de l'amener à se soumettre au
nouvel Oyabun. Dans une longue et bouleversante scène se déroulant dans un
cimetière, Nakai, au milieu d'une pluie battante, rompt son lien de sang avec
Matsuda. "Rien, lui dit Nakai, n'est plus important que la loyauté."
Matsuda se prépare à attaquer le clan de l'extérieur tandis
que Nakai tente vainement de le réformer de l'intérieur. Matsuda tue l’Oyabun
d’opérette et les forces de Semba prennent le contrôle du syndicat. Nakai est
alors accusé par Semba de protéger Matsuda, son ancien frère de sang. Fidèle à
son Oyabun, Nakai recherche Matsuda et le tue sans mot dire. Il revient ensuite
et se prépare à tuer Semba. "Où est votre loyauté ?" Semba pleure. "Loyauté ?" Nakai
répond : "Qu'est-ce que je sais de la loyauté ? Je ne suis qu'un vulgaire
criminel." Il tue Semba par vengeance, est capturé par la police et emmené
en prison où, nous dit le narrateur, il passera sa vie de meurtrier
"au-delà de toute réhabilitation."
SOCHO TOBAKU est le yakuza-eiga le plus riche et le plus
complexe réalisé à ce jour ; c'est aussi le plus sombre et le plus pessimiste.
Le devoir et l'humanité se terminent tous deux par la mort ; aucune voie
médiane n'est offerte. C'est le seul film de yakuzas que j'ai vu qui n'offre
même pas au public la scène de combat cathartique finale.
Des films comme SOCHO TOBAKU ne semblent pas, du moins pour
mon esprit occidental, ouvrir les nouvelles possibilités de fascisme suggérées
par Sato. Des films comme LE GODFATHER promeuvent ouvertement la communauté
fasciste des familles de gangsters ; les yakuzas-eiga luttent contre elle. SOCHO
TOBAKU met en avant plusieurs thèmes fondamentaux - des thèmes qui mènent au
désespoir individuel plutôt qu'au militantisme de groupe : (1) les valeurs
traditionnelles japonaises de devoir et d'humanité se sont désunies et ont été
polarisées par la société contemporaine (c'est-à-dire que "le centre ne
tient pas"). (2) une recherche effrénée de devoir ou d'humanité conduit à
la mort ; (3) un homme noble peut survivre s'il maintient continuellement le
bon équilibre entre devoir et humanité, mais sa vie sera pleine de solitude, de
souffrance et de désespoir.
• Les conventions du genre. La Yakuza-eiga est probablement
le genre le plus restreint qui ait jamais été conçu. Seul un nombre limité d'évènements peuvent se produire dans un film de yakuzas. Les personnages, les
conflits, les résolutions et les thèmes sont prédéfinis par les conventions du
genre. Certes, la notion même de genre est celle de la prévisibilité, mais les
films de yakuzas la poussent encore plus loin que nécessaire. Il n'est
pas rare de trouver quatre ou cinq films pratiquement identiques par leurs
vedettes, leur scénario et leur réalisation.
Les films de gangsters japonais puisent dans un catalogue
d'attirail de genre bien plus étendu que celui de leurs homologues occidentaux.
Les films de yakuzas sont des litanies d'argot local, de langage corporel subtil, de
codes obscurs, de rites élaborés, de costumes iconiques et de tatouages.
Un film entier peut ne consister qu'en une série de décors. Un spectateur non
initié peut voir défiler devant ses yeux des pans entiers de film sans jamais
avoir la moindre idée de leur signification.
Le yakuza-eiga étant un genre très jeune, il est encore
possible d'en décrire la circonférence - de parler d'une intrigue ou d'un
personnage yakuza "typique". Les yakuza-eiga controversés de style
documentaire des dernières années sont les premiers dissidents de ce qui était
un genre remarquablement orthodoxe. Le film de gangsters américain, quant à
lui, a connu des dizaines de schismes et de mouvements séparatistes.
En moyenne, le travail du scénariste de yakuza-eiga consiste
davantage en une organisation qu'en une imagination libre. A partir d’une
structure de base, le scénariste détermine plusieurs choses : le cadre et
l'époque, le type d'industrie pour laquelle les clans se disputent, les nuances
des relations, et la séquence des différents éléments du genre.
Il y a une vingtaine de scènes de base du yakuza-eiga. Toutes ces
scènes ne se retrouvent pas dans tous les films de yakuzas, mais chaque film en comporte de six à dix. À partir d'une hypothétique liste principale,
un scénariste peut sélectionner une séquence de ces scènes et les assembler
comme les perles d'un chapelet. Lorsqu'il a enfilé suffisamment de perles pour
remplir une heure et demie de film, le chapelet est terminé. Une hypothétique
liste de pièces maîtresses du yakuza-eiga contiendrait certainement ces scènes
:
1. Le protagoniste sort de prison.
2. Le méchant Oyabun prépare la prise de contrôle du clan.
3. Les sbires du méchant Oyabun, tout feu tout flamme,
brutalisent les marchands ou les ouvriers locaux.
4. La scène des jeux de hasard. En dehors de leurs rackets
de protection, les clans de yakuzas gagnent leur argent dans les salles de jeu.
Dans la scène de jeu, des cartes à fleurs hanafuda colorées sont étalées sur
une longue table blanche. Ces scènes se terminent par une confrontation mineure
non résolue.
5. Scène de présentation d'un yakuza. Un yakuza se présente
à un autre gangster lors d'une cérémonie. Il pose sa main droite sur son genou
droit, tend sa main gauche, paume tournée vers le haut, et énonce son nom, son
lieu de naissance et son appartenance à un clan. Ces présentations rituelles
peuvent durer plusieurs minutes.
6. La révélation du tatouage. La plupart des yakuzas portent
un tatouage complet sur le haut du corps. Le dévoilement spectaculaire de ce
tatouage révèle la profession du porteur et constitue une invitation au combat.
Le travail et le motif du tatouage (dragons, pivoines, etc.) servent à définir
encore davantage la personnalité du porteur.
7. Le rituel du frère de sang. De petites coupes en
porcelaine sont échangées. Si, plus tard, cette coupe est brisée
volontairement, les frères de sang officiels sont désormais des ennemis
mortels.
8. Scènes de comédie populaire avec des ouvriers et des
citadins.
9. La scène de révélation. Le héros, la geisha ou le
meilleur ami révèlent un épisode torturé du passé qui sert à resserrer davantage
la toile des devoirs et des obligations.
10. L’amputation du petit doigt. Pour expier une grande
offense ou une injustice, un yakuza doit parfois se couper le petit doigt
gauche et le présenter à la personne qu'il a offensée. Le protagoniste fera
parfois cela pour expier l'erreur de son mauvais Oyabun.
11. Le méchant Oyabun trompe l'honorable Oyabun en lui
faisant accepter une liaison douteuse. Le protagoniste enregistre
respectueusement sa protestation.
12. Scène sur le lit de mort. Le bon Oyabun ou toute autre
personne honorable tuée par les mauvais yakuzas débite une variété de
platitudes sur son lit de mort devant sa famille et ses amis en pleurs.
13. Scène de duel. Deux honorables yakuzas sont contraints
de s'affronter par devoir envers leurs Oyabun.
14. La rédemption de la geisha. Parfois, le protagoniste
achète carrément la geisha qu'il aime (en empruntant de l'argent à ses ennemis
si nécessaire), parfois il offre sa vie comme enjeu dans une partie de cartes
ou de dés. Dans les deux cas, leur amour ne sera jamais consommé.
15. La scène du cimetière. Le héros se rend sur la tombe de
son Oyabun (ou de son épouse, ou de son frère) décédé avant de se venger.
16. La supplication. La geisha ou l'amante supplie le
protagoniste de ne pas se venger, mais il ne tient pas compte de ses
supplications.
17. La marche finale. Le protagoniste et son ou ses deux
amis les plus proches marchent dans des rues sombres et vides en direction de
l'enceinte ennemie. La chanson thème du film, généralement chantée par le
protagoniste, est jouée pendant qu'ils marchent.
18. La bataille finale. Une scène de combat magistrale où
toutes les obligations accumulées sont expiées dans un grand final sanglant.
Il n'est pas difficile d'être un scénariste de yakuza-eiga
standard. Si l'on a lu deux bons livres, que l'on n'a pas peur des fantômes
(selon l'expression de H.L. Mencken) et que l'on connaît les éléments du genre,
on peut assembler un scénario de yakuza exploitable. La seule condition est d'être capable de travailler rapidement.
Si j'ai décrit les restrictions imposées à un scénario de
yakuza de la manière la moins flatteuse possible, c'est parce qu'il ne faut pas
se faire d'illusions sur la "liberté de création" possible dans un
format de genre. Les yakuza-eiga sont des films produits à la chaîne. Les
scripts sont conçus par un comité et attribués aux réalisateurs par rotation.
Des stars comme Tsuruta et Takakura apparaissent dans dix à quinze films par
an. Toutes les deux semaines, un film de yakuza sort de la chaîne de montage de
la Toei, prêt ou non.
Les genres ne permettent pas à l’imagination de s’exprimer librement.
L'art d'un genre se produit à l'intérieur de ses limites. Ce n'est que lorsque
l'on comprend que les icônes sont censées être bidimensionnelles que l'étude de
leur forme devient intéressante. De même, ce n'est qu'après avoir compris et
apprécié les conventions du genre du yakuza-eiga que l'étude de ses thèmes et
de ses styles devient éclairante. La beauté et la puissance du scénario de KASAHARA
SOCHO TOBAKU proviennent du fait qu'il fonctionne dans le cadre du genre, et
non contre lui.
Le but des conventions du genre est avant tout fonctionnel ;
chacune a une tâche à accomplir. La fonction d'une intrigue yakuza est de créer
un réseau de devoirs et d'obligations. La fonction de la caractérisation des
yakuzas est de créer des personnages susceptibles de répondre aux exigences de
ces obligations. La fonction des éléments de décor est de mettre de l'éclat
dans le film afin que la toile des devoirs et des obligations se tisse.
• Stylistique. J'aimerais pouvoir dire que le yakuza-eiga a
clairement établi son propre style de film, mais ce n'est pas le cas. Dans la
plupart des cas, le style des films de yakuzas est dépendant du budget. Les
longues prises de vue statiques, les fonds plats et les décors intérieurs sont
privilégiés non pas parce qu'ils conviennent parfaitement à l'histoire ou au
thème, mais parce qu'ils conviennent parfaitement à un petit budget. Les
réalisateurs, les directeurs de la photographie et les décorateurs ne disposent
ni du temps ni de l'argent nécessaires pour planifier correctement leurs
scènes. Un réalisateur, s'il a le moindre talent ou la moindre ambition
artistique, doit économiser ses ressources pour une ou deux scènes marquantes
et laisser passer le reste du film. La plupart des autres réalisateurs "traversent"
littéralement un film, terminant le tournage en deux semaines, le montage en
une semaine et passant au film suivant.
Parmi les réalisateurs, les directeurs de la photographie et
les concepteurs les plus talentueux, on peut voir les prémices d'un style
yakuza unique. Plus les budgets des yakuzas augmenteront, plus ce style
deviendra clair. Les films de yakuzas contiennent divers éléments stylistiques
inchoatifs qui, avec du temps, de l'argent et de l'attention, se transformeront
en un style de genre majeur. Dans la mesure où ce style existe, je le
qualifierais (à défaut d'un meilleur terme) d'expressionnisme japonais.
L'expressionnisme japonais est axé sur le drame et les
moments individuels. C'est l'équivalent visuel de la révélation du tatouage, de
la scène de jeu ou du combat final. Les éclaboussures de couleurs délirantes et
erratiques sont privilégiées ; le film peut passer inopinément à un fond bleu
ou rouge profond. Ces transitions abruptes sont souvent accompagnées de gongs
et de cliquetis « moriconesques ». Lorsque Tsuruta s'éloigne dans le
plan final de SHAKAKU TO KIRATSUNE d'Uchida (un parfait exemple de film où un
grand réalisateur ne se concentre que sur certains moments), un jet de fumée
rouge-vif surgit soudain de nulle part et remplit l'arrière-plan.
Les réalisateurs de films d'action comme Yamashita et Kato
ont mis au point des travellings uniques qui, contrairement à ceux d'Ophuls, ne
visent pas la fluidité mais sont pleins d’énergie et d'excitation. Tout comme
les schémas de couleurs, ces tracés servent à exalter les moments
dramatiques.
• Personnalités. Les stars : Le star-système des studios est
toujours intact au Japon. Une star est sous contrat avec un seul studio. En
retour, elle travaille continuellement et est soigneusement construite pour
atteindre une position de suprématie. Le nom de la star est annoncé au-dessus
de celui du réalisateur, et même au-dessus du titre du film. Il n'est pas rare
qu'un film soit annoncé comme la "nouvelle série" d'untel ou d'untel.
Les studios Toei sont la MGM du star-system yakuza, contrôlant les trois
principales stars du genre : Ken Takakura, Koji Tsuruta et Junko Fuji. (Pour
les besoins de cet article, j'ai surtout concentré mon attention sur Toei, le
pionnier des films de yakuzas et toujours le plus grand et le plus méthodique
producteur de yakuza-eiga).
Ken Takakura, né en 1930, a les traits maigres et robustes
de Paul Newman ou Steve McQueen et est aujourd'hui la star numéro un en Orient.
Le fait que ni Takakura ni aucune des autres personnalités mentionnées dans
cette section n'apparaissent dans le seul index du cinéma japonais en langue
anglaise donne la mesure de la négligence dont fait l'objet le yakuza-eiga en
Occident. Il a interprété plus de deux cents films depuis qu'il a rejoint Toei
en 1956. Bien qu'il soit apparu à l'origine dans des films de samouraïs et des
comédies domestiques, il est aujourd'hui uniquement une star des yakuzas. Ses
séries les plus populaires (et toujours en cours) sont ABASHIRI BANGAICHI
(ABASHIRI PRISON), NIHON KYOKAKU-DEN (JAPANESE CHIVALRY) et SHOWA ZANKYODEN.
"Star" est le meilleur mot pour décrire Takakura ; il a un sens
magique de la présence, une capacité à contrôler le cadre autour de lui par
l'équilibre, le geste et l'expression. Contrairement à la plupart des acteurs
japonais, Takakura est un maître du jeu en retrait (understatement). Il est le
plus efficace lorsqu'il est silencieux, s'incline, acquiesce, réagit ; il parle
avec réticence et avec beaucoup d'autorité. Trois livres ont été publiés sur
lui au Japon, et il est devenu un personnage culte. Il représente tout ce qui
est ancien, fort et vertueux au Japon, et constitue un symbole contre
l'occidentalisation et le compromis. En tant que tel, il est vénéré par les
étudiants radicaux, l'extrême droite et une partie de la classe moyenne occidentalisée mais s'en sentant honteuse.
Koji Tsuruta, né en 1924, a été la première star du
yakuza-eiga. Il a été le pionnier de l’interprétation du héros yakuza. Ses
portraits de gangsters tourmentés et déchirés par leur conscience ont contribué
à la transition cruciale entre les purs héros samouraïs des années 50 et les
héros yakuzas compromis des années 60. Tsuruta a tourné son premier film pour
Toei en 1953 et reste aujourd'hui l'une des plus grandes stars du genre.
Certains de mes amis japonais pensent que la place de numéro un pourrait lui
revenir. Sa série la plus populaire est la série BAKUTO, également appelée
BAKUCHI UCHI. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Tsuruta était un pilote
kamikaze chargé de faire reculer l'échéance fatale de la fin de la guerre. Comme Takakura, il minimise son jeu et présente une image
irréprochable de devoir et d'honneur. Si Takakura est semblable à Newman et McQueen,
Tsuruta ressemble à ces stars plus âgées et plus expérimentées comme Mitchum,
Wayne et Holden.
Junko Fuji est (ou était) la troisième du triumvirat de Toei
et la première star féminine du genre. Dans sa série la plus célèbre, HIBOTAN BAKUTO
(LA PIVOINE ROUGE), elle incarne Oryu la Pivoine rouge, une jeune femme forcée
de devenir yakuza pour venger la mort de son père. Incapable de trouver un
homme assez courageux et compétent pour accomplir sa vengeance, elle endosse
elle-même le rôle de l'homme. Elle doit affronter de nombreux personnages
crapuleux mais ne se départ pas d’une grâce et d’une féminité absolue. Il y a un
moment glaçant dans THE RED PEONY GAMBLER : TO SIDE WITH DUTY (1971) où une
geisha dit à Oryu : " Je m'attendais à une femme plus virile."
et Oryu répond doucement : "Peu importe. Je suis un homme. » Parce
qu'elle a accepté le rôle de l'homme, elle est incapable d'accepter un amant
(tout comme les héros masculins yakuzas sont incapables de vivre éternellement heureux)
: elle doit se contenter de dire aux autres femmes qu’"Une femme est plus
heureuse quand elle se donne à son amant". C'est pourquoi, à la fin du
film, lorsqu'elle se venge des méchants, elle le fait avec une hargne
singulière. Le sabre à la main, elle décime impitoyablement la bande rivale,
poignardant son ennemi à plusieurs reprises, même après sa mort. Le cinéma
occidental n'a pas d'équivalent d’une femme gracieuse et discrète exerçant une
violente vengeance physique sur les hommes qui l'oppriment sans jamais perdre
son sens de la féminité. Malheureusement - et je ne fais aucun commentaire à ce
sujet - Fuji Junko s'est retirée il y a deux ans à l'âge de vingt-huit ans, et
au sommet de sa popularité, pour se marier.
Hideki Takahashi est le seul acteur non-Toei à avoir atteint
le statut de star du yakuza-erga. C'est un jeune, dans la lignée de Steve
McQueen très prometteur. Il semble moins sensible que Takakura mais a plus de
force physique. Il a travaillé auparavant pour la Shochiku et la Nikkatsu mais
est maintenant un acteur indépendant. L'une de ses meilleures performances est le
film épique JINSEI GEKIJO de Kato (Shochiku. 1971).
Réalisateurs : Tai Kato, âgé de 56 ans, est non seulement le
réalisateur le plus en vue du genre, mais est aussi considéré par beaucoup
comme le meilleur réalisateur de films commerciaux japonais. Il débuté en 1951 et a réalisé
trente-sept films à ce jour. Dans ses films, on peut voir les exemples les plus
marquants du style expressionniste japonais. Kato semble avoir évolué d’un
style Delmer Daves à un style Sergio Leone sans jamais connaître de période
intermédiaire John Ford. Des parties de JINSEIGEKI- JO rappellent beaucoup le
meilleur de Sergio Leone. Ses meilleurs films sont JINSEI GEKIJO (Shochiku.
1971), KUTSUKAKE TO-KOINE : YUKYO IPPIKI (Toei. 1966) MEIJI KYOKAKuDEN :
SANDAIME SHUMEI (Toei. 1965) et HIBOTAN BAKUTO HANARUDA SHOBU (Toei. 1969).
Kosaku Yamashita a quarante-trois ans et est considéré comme
le meilleur des "nouveaux" réalisateurs. (Tous les réalisateurs
japonais subissent un long apprentissage en studio avant d'être autorisés à
réaliser). Il n'a travaillé que pour les studios Toei, pour lesquels il a
commencé en 1960 et a réalisé quarante-sept films à ce jour. Il a été le
premier réalisateur à démontrer que le yakuza-eiga pouvait être plus qu'un
genre d'exploitation. Le premier également à construire des scènes comme des tours
de force personnels et accorder plus d'attention aux thèmes du genre. Bien que
son style ne soit pas aussi flamboyant et immédiatement identifiable que celui
de Kato, ses personnages semblent plus riches et plus réfléchis. Sa mise en
scène en lumière extérieure dans KYODAI JINJI est la meilleure que j'aie vue
dans un film de yakuzas. Même dans ses travaux les plus médiocres, il y a au
moins une scène qui montre son intuition et sa finesse. Yamashita représente le
meilleur des studios Toei et les cadres l'appellent assez fièrement " pur
Toei ". Ses meilleurs films sont SEKI NO YATAPPE (1963). KYODAI JINJI
(1966), et BAKUCHIUCHI-SOCHO TOBAKU (1968).
La Toei considère que ses trois meilleurs réalisateurs sont
Yamashita, Shingehiro Ozawa, et Masahiro Makino.
Singehiro Ozawa, cinquante ans, a commencé à tourner pour La
Toei en 1950 et a réalisé 80 films. Il a commencé comme scénariste et reste à
ce jour un scénariste toujours inventif et un réalisateur médiocre.
Masahiro Makino, fils du célèbre pionnier du cinéma japonais
Shozo Makino, est le second cheval de bataille de la Toei. Il a commencé à
réaliser en 1951 et a tourné plus de soixante films. Il a réalisé la série
JIROCHO avec Koji Tsuruta au début des années 60. Son statut de réalisateur
compétent et de fils d’un célèbre pionnier du cinéma fait de lui l'équivalent de
notre Hank Williams. Jr.
Norifumi Suzuki. Un réalisateur meilleur que la moyenne dont la
renommée repose principalement sur le fait qu'il est l'oncle de Junko Fuji et
qu'il l'a lancée dans sa série à succès HIBOTAN. Son meilleur film est HIBOTAN
BAKUTO : ISSUKU IPPAN.
Kinji Fukasaku est un autre jeune réalisateur plus solide
que la moyenne de la Toei. Il est surtout connu pour son sens de la couleur, et
réalise actuellement des yakuza-eiga de style documentaire.
Tomu Uchida. L'ancien réalisateur du légendaire film
japonais EARTH (Tsuchi, Nikkatsu. 1939) a réalisé plusieurs yakuza-eiga pour la
Toei avant de mourir en 1970 à l'âge de 71 ans. Sa version de 1968 du roman
JINSEI GEKIJO de Shiro Ozaki (sous-titré HISHAKAKU TO KIRATSUNE) est
particulièrement intéressante.
Scénaristes. Kazuo Kasahara, Koji Takada et Tetsuo Nogami
sont considérés comme les trois meilleurs scénaristes de la Toei. Il convient
d'ajouter Ozawa, même s'il travaille également comme réalisateur, ainsi que
Suzuki pour son scénario de la série HIBOTAN (la meilleure série de yakuza-eiga
prise dans son ensemble).
Producteur : Kouji Shundo est un ancien yakuza devenu
producteur général de Toei et largement responsable de la prédominance du
studio dans le yakuza-eiga. Il supervise les carrières de Takakura et Tsuruta
et produit tous les grands films de yakuza de Toei.
• Ce qu'il faut retenir des formes de genre strictes comme le
yakuza-eiga, c'est que ces films ne sont pas nécessairement des œuvres d'art
individuelles, mais plutôt des variations d'une métaphore sociale tacite
complexe, un accord secret entre les artistes et le public d'une certaine
époque. Lorsque des forces sociales massives sont en mouvement, des formes rigides
de genre apparaissent souvent pour aider les individus à faire la transition.
Les Américains ont créé le western pour codifier la moralité de la frontière.
Ils ont créé le gangster pour faire face aux nouvelles forces sociales de la
ville. Si la métaphore sociale d'origine est valable, le genre qui en résulte
survivra longtemps aux artistes individuels qui l'ont créé - il peut même
survivre à l'époque qui l'a fait évoluer. Dans la culture actuelle, axée sur la
personnalité, les formes rigides de genre sont ce qui se rapproche le plus d'un
"art populaire sans nom".
Lorsqu'un nouveau genre apparaît, on soupçonne immédiatement
que ses causes sont bien plus profondes et ne sont pas le seul fruit de
l'imagination de quelques artistes et hommes d'affaires astucieux. Le tissu
social d'une culture a été déchiré, et une nouvelle métaphore est apparue pour
aider à le réparer.
La structure sociale du Japon a été gravement perturbée ces
dernières années : l'occidentalisation, l'essor du capitalisme japonais et
l'émergence du Japon en tant que superpuissance économique ont mis à mal les
vertus traditionnelles japonaises qui avaient pu survivre à la guerre, à
MacArthur et à l'occupation. La yakuza-eiga est un contrat social populaire
entre les artistes et le public japonais pour réévaluer et restructurer ces
vertus traditionnelles. Le film de samouraï ne remplissait plus sa fonction
d'intermédiaire : il fallait créer de nouveaux personnages, thèmes et
conventions. Tout comme les Américains du début du XXe siècle avaient besoin du
western, les Japonais d'aujourd'hui ont besoin d'un genre qui puisse servir de
champ de bataille moral, un genre dans lequel les vertus traditionnelles du
devoir et de l'humanité peuvent se battre jusqu'à la mort.
NB : Cet article est nécessairement une
"introduction" au yakuza-eiga. Mes recherches ont été limitées par
les sources cinématographiques et les informations factuelles. Toei Studios
possède un cinéma à Los Angeles (le Linda Lea, le seul cinéma Toei sur le continent
américain), et j'ai pu y voir une cinquantaine de yakuza-eiga. Comme les
cinémas japonais, le Linda Lea change son affiche trois fois par semaine. Toute
demande de films Toei doit être adressée aux distributeurs Toei au Linda Lea,
251 South Main Street, Los Angeles. En outre, mon frère Leonard et plusieurs
amis au Japon, Joyce Kruithof et Heigo Hosoya, ont pu me fournir des
informations factuelles et interviewer des cadres de la Toei. Aux États-Unis,
Nobuyo Tsuchida et Haruji Nakamura m'ont aidé en traduisant divers documents.
Ceci est une traduction « à la diable » de l’article
disponible sur le site de Paul Schrader, ici.