jeudi 18 août 2016
Garçons à Nichome
Labels:
Aout 2016,
Identités de genre,
Mes photographies,
nichome,
Shinjuku,
Tokyo,
Voyage
Une nouvelle histoire de fantômes à Golden Gai
La rue de Golden Gai qui a brûlée en
avril dernier est séparée du reste du quartier par des bâches en plastique bleu.
Derrière, il y a des échafaudages car certains bars, parmi les plus fréquentés comme
le Buster et le Honey sont en voie de reconstruction, mais d’autres sont
irrémédiablement perdus. Je pense à celui qui n’était qu’un minuscule comptoir avec
un seul tabouret et dans lequel je n’ai jamais vu qu’un travesti âgé, la patronne,
me faisant un sourire avenant. Pour ces mama-san, dont la précarisation et la
solitude ne faisait aucun doute, et dont le bar était probablement la maison,
le destin est le plus cruel. Ce qui a brûlé comme du papier ce sont des vies et des décennies d’histoires à jamais perdues.
Le dernier soir de ce voyage d’aout,
je rentrais à Kabukicho par la rue séparant Golden Gai du temple Hanazono. Une
femme marchait devant moi, grande, maigre et dépeignée, sa longue jupe traînant
jusqu’au sol. Probablement soule, elle tanguait un peu et semblait hésitante
comme cherchant son chemin. J’étais presque à sa hauteur lorsqu’elle tourna à
gauche, remonta vers la rue sinistrée et passa derrière la bâche bleue. Je
décidais de fumer une cigarette et d’attendre. Elle m’avait fait une curieuse
impression, comme une vague reconnaissance, et je voulais voir son visage. J’étais
certain que ce n’était pas juste une égarée allant finir la nuit à Golden Gai
et ayant pris le chemin le plus incongru. Quelques minutes plus tard, elle
réapparue et se dirigea vers moi.
En effet, je la connaissais : c’était la
serveuse et peut-être même la patronne du bar où s’était déclaré l’incendie, le
même bar, où six auparavant, j’avais terminé une nuit faite d’apparitions et
répétitions inexplicables (voir ici). Cette femme n’était pas la bonne
serveuse, celle qui m’avait offert le catalogue du musée Terayama et avait
délivré un oracle, mais la mauvaise, son double pâle et émacié, qui me faisait
invariablement fuir lorsque je tentais de retourner dans le bar. Elle portait
les mêmes habits : un chemisier en dentelle usé, des colliers et des
bracelets. Le plus troublant était le grand sac rond à son épaule imitant une
montre à gousset car il y a six ans, c’était bien le temps qui me jouait des
tours, multipliant boucles et répétitions, faisant apparaitre sur mon chemin de
malicieuses filles en kimono et me piégeant dans les remakes d’autres soirées à
Golden Gai.
En me dépassant, elle désigna l’appareil
accroché à mon cou : « il est interdit de prendre des photos ici. »
Phrase qu’elle avait dû répéter bien des fois du temps… j’allais écrire « du
temps de son vivant ».. Combien de fois, depuis l’incendie, était-elle retournée
dans la petite ruelle pour errer, soule, entre les bâches bleues ? Grattait-elle en gémissant la porte
calcinée de son bar ? J’étais venu à
Tokyo au mois d’aout, pendant Obondori
la fête des morts, chasser à nouveau les fantômes, et c’était bien une revenante
que j’avais croisée.
Labels:
Aout 2016,
Golden Gai,
Mes photographies,
Shinjuku,
Tokyo,
Voyage
dimanche 22 mai 2016
Tomie, l'adolescente illimitée
Le moteur principal des mangas de Junji
Ito est l’obsession : les spirales (Spirale),
les animaux marins (Gyo) ou les chats
(Le Journal des chats). Ils nous font
comprendre ce qu’est avoir un esprit obsessionnel. Ça ne vous est jamais arrivé
de marcher dans la rue et de vous dire : « C’est étrange, toutes les
femmes que je croise aujourd’hui sont blondes »? Ou encore : « Depuis
30mn que je suis à cette terrasse de café, c’est incroyable le nombre de bossus que je vois passer » ? (Cette réflexion est véridique). Ou encore : « ce train est remplie
de sosies de Jean-Pierre Chevènement » ? (véridique aussi).
C’est cela les
récits de Junji Ito : si on commence à voir des spirales on ne voit plus
que ça, on les recherche même et on finit par avoir le cerveau en spirale. Et au
Japon, des spirales, il y en a partout, jusque dans la soupe.
Le cycle Tomie (20 récits entre 1987 et 2000) est aussi un récit d’obsession.
Soit les aventures d’une adolescente à la beauté surnaturelle qui parasite des écoles,
des familles, des groupes d’amis, provoque la passion suivie de crises de folies
meurtrières.
Tomie finit invariablement démembrée par ses amoureux ou rivales mais
renait à chaque nouvel épisode. On pense d’abord que Tomie est un fantôme,
peut-être une jeune fille assassinée comme Sadako ou les membres de la famille
Saeki dans Ju-on, et qu’elle accomplit
une vengeance systématique, pour ne pas dire mathématique. Pourtant, Tomie ne s’inscrit
pas dans la logique des fantômes japonais qui, aussi effrayant soient-ils demeurent
immatériels et n’ont pas de contacts physiques avec les humains. A ce titre,
elle ressemblerait d’avantages aux fantômes coréens des années 2000 comme ceux
de la série Whispering Corridors (Yeogogoedam, 1998-2009) : sanguins, violents,
souvent dissimulés sous une apparence humaine et n’hésitant pas à tuer, le plus
souvent à l’arme blanche. Tomie se rapproche aussi de la body-horror comme si à partir d’un seul membre coupé
de Tomie, une Tomie entière était capable d’être produite. Dans l’histoire La Chevelure (1995) un cheveu qui se
greffe sur le crâne d’une jeune fille la transforme peu à peu en Tomie. Est-elle
animale, comme une sorte de salamandre, ou bien végétale, pouvant se reformer
par boutures ? Et lorsque les reproductions se dérèglent Junji Ito dessine des grappes anarchiques de Tomies.
Dans l’épisode L’agresseur
(2000), du sang de Tomie a été injecté à des nourrissons qui toutes sont
devenues des Tomie du même âge, ont grandi dans des milieux différents, et
cherchent à s’éliminer. La guerre des Tomies donc.
Comme beaucoup de dessinateurs
japonais, Junji Ito dessine un seul type de personnage, qu’il soit fille ou un
garçon. On retrouve dans ses autres récits des filles ressemblant trait pour
trait à Tomie. A un détail près : un grain de beauté sous l’œil gauche est le signe distinctif de la créature. Tomie est donc surtout une
métaphore de l’identité qui a un certain point de ressemblance finit par s’entredévorer
ou prendre des formes cancéreuses. La perte de l’individualité est évidemment
la terreur japonaise par excellence, et si Tomie est une adolescente habillée
en uniforme marin, ce n’est pas un
hasard. Tomie pourrait ainsi être une adolescente originelle, éternelle shojo, c’est-à-dire vierge et sans
cesse prise dans un mouvement de renaissance. Mais évidemment une ankoku shojo, vierge des ténèbres, monstrueuse et cannibale. Figure autant
consommatrice que consommée, elle dévore les garçons par la passion qu’elle
inspire et les filles par la jalousie et l’obsession de la beauté. Quant aux
adultes, qui constituent son entourage, ils sont amaigris, les yeux caves,
et la peau creusée, comme des drogués affamés de Tomie et jamais rassasiés.
Tomie a donné lieu tout d’abord à huit films entre 1999 et 2007, dont un réalisé par Takashi Shimizu l’auteur des Ju-on, Tomie: Re-birth (2001). Aucun n’est remarquable, et les actrices interprètes
de Tomie très décevantes. Tomie a connu sa meilleure renaissance en 2012 avec
Tomie Unlimited de Noboru Iguchi. La folie organique qui est le propre d’Iguchi s’accorde parfaitement à l’univers d’Ito.
La seconde série adapte certaines cases du manga (L'hôpital Morita par exemple), le
travail photographique parvenant à restituer la terrorisante beauté de Tomie.
La série sur le site de Yoshida Shun ici et ici (attention le site a une bande-son de pure J-horror)
Les histoires de Tomie sont éditées
en France par Tonkam ici
Tomie Unlimited est édité en DVD/BR
par Elephant Films
Labels:
Cinéma,
Illustration,
Junji Ito,
manga
samedi 7 mai 2016
Passées les fleurs carnivores, les fantômes… (Araki au musée Guimet)
Il y a deux mondes chez Araki. Le
plus connu, pléthorique, a fait d’Araki l’héritier des peintres de Yoshiwara. Il est le vagabond des clubs érotiques, des love hotels, des
soaplands ; le photographe insatiable des filles attachées, suspendues,
mais qui nous regardent, des yakuzas et des fleurs. C’est une apologie de la
chair où Araki applique à la photo ce qu’on nomme au Japon « l'écriture du moi ». Sur certaines photos, mais pas celles exposées ici, son
propre sperme est projeté sur le papier. En représentant aussi littéralement l’énergie vitale qui l’anime, Araki coupe presque court à toute interprétation. Si pendant des décennies
l’érotisme asiatique a été représenté en Occident par les geishas et les estampes
shunga, c’est aujourd’hui les femmes d’Araki
qui en sont le symbole. Le second monde ne repose que sur quelques dizaines de
clichés : deux séries que 20 ans séparent. Le
Voyage sentimental retrace la lune de miel d’Araki et Yoko en 1971. Le Voyage d’hiver, est la chronique de la
mort de Yoko en 1991.
Mais d’abord, à l’entrée de l’exposition,
il y a les fleurs. Ces fameuses fleurs carnivores, charnelles et troublantes.
Rouges, jaunes ou bleues, grasses et luisantes, saturation de couleurs et de
vie avant la lumière grise du mausolée.
On retrouve une autre fleur, mais
noire, au milieu du Voyage d’hiver : celle qui a grandi à l’intérieur du
corps de Yoko et l’a emportée. Sa malédiction semble déjà en germe pendant la
lune de miel, comme un voile sombre. Les chambres d’hôtels, les auberges à
futon, les trains et les papillons se succèdent, mais Yoko ne cesse d’être
mélancolique, comme si déjà pesait le poids du retour pour ce couple d’artistes
pauvres qui semble quitter pour la première fois Tokyo.
Et toute la tendresse d’Araki
réside dans la capture de cette tristesse. Il y a aussi ces lits vides et
défaits, ces paysages, ces objets, où Araki fait passer l’impermanence des
choses. Il y a surtout le visage de Yoko en jouissance, peut-être la seule photo
de ce type qui n’ait jamais comptée pour Araki. C’est à compte d’auteur qu’Araki
éditera Le Voyage sentimental, bien loin de la star qu’il est devenu au cours
des décennies suivantes.
Le Voyage d’hiver lui fait directement suite sur les murs de l’exposition mais deux décennies
les séparent. Pourtant, une même trame fine et grise unie le voyage de l’amour
et le voyage de la mort. La neige, les draps d’hôpitaux et les cendres :
en ce début d’exposition, on ne parle pas, on ose à peine chuchoter. C’est
entre les photos que tout se joue. Yoko tient Chiro, leur chatte, dans ses bras,
et sur les photos suivantes, Yoko a disparue. Il y a l’appartement vide et des
quais de train et des rues désertes. Et un homme anonyme, endormi dans le train
qui le ramène de l’hôpital. Parfois Chiro revient. La nuit, elle marche sur la
barrière métallique du balcon ou bien est assise sur la table du salon et
regarde par la fenêtre. Elle attend.
Sur son lit l’hôpital, Yoko a presque
disparu : elle n’est plus qu’une petite boule de cheveux noirs aux creux d’un
oreiller. Quant à la main d’Araki tenant celle de Yoko, comment en parler ? Et les
cendres sur le chariot métallique du crématorium, comment en parler ? On
peut en revanche, avec le chat, parler
de l’absence de Yoko. Chiro passe devant l’autel funéraire. On la retrouve, les yeux mi-clos,
sur le lit de Yoko. Elle regarde par la fenêtre du salon et, à la photo
suivante, elle gambade dans la neige. Araki a ouvert la fenêtre pour laisser
partir l’âme de Yoko.
“Assise
sur mes genoux, Chiro aimait que je lui lise Je suis un chat de Natsume Soseki.
On pouvait être sûr que Chiro était une fille à sa façon de s’arrêter de faire
pipi lorsque j’essayais de la photographier dans la salle de bain. Elle
détestait ça. Quand Yoko était à l’hôpital,
Chiro attendait à mes côtés son retour. Il
n’y avait plus que nous deux en train de regarder le soleil couchant. »
Chiro est entré dans la vie de Yoko et
Araki en 1988. Bien que celui-ci n’ait pas d’affection particulière pour les
chats, elle a été son amie et sa modèle pendant 22 ans.
Le reste de l’exposition relève de l'autre monde d’Araki. Le titre d’une série nous renseigne sur ce qui le compose
et le fait tenir debout : Tokyo
Comedy. Après, la neige et les cendres, viendra le règne du théâtre, des cordes
et des kimonos rouges.
Après la disparition de Yoko, tout ne sera plus que
comédie.
(Il s'agit d'un parcours dans l'exposition du musée Guimet, et non des livres Le Voyage sentimental et Le Voyage d'Hiver, qui peuvent présenter une chronologie différente des photographies)
Le site de l'exposition ici
Le site de l'exposition ici
NB
: la photo d'ouverture et celle du chat sur le ventre d'Araki ne font pas
partie de l'exposition.
dimanche 17 avril 2016
Trois vues de La Jetée
En 1974, Tomoyo
Kawai a ouvert le bar La jetée. Pour les cinéphiles, il s’agit du bar le plus
célèbre du Japon. C’est lui que Chris Marker appelle toujours « le petit
bar de Shinjuku », comme s’il n’arrivait pas à se résoudre à prononcer le
titre de son propre film. C’est depuis La Jetée qu’il a dans Le Dépays cette phrase sublime : « D’autres ce soir boivent peut-être à la mort des rois, à la mort
des empires. Nous à Shinjuku, nous buvons à la mort des chats et des chouettes. »
Je ne sais pas quelle fut la progression
de la popularité de La Jetée mais je suppose qu’à ces débuts il était surtout
fréquenté par les cinéphiles et gens du cinéma japonais et que peu à peu Coppola
ou Wenders devinrent ses habitués et que se développa la mythologie des
bouteilles dessinés et signées. Il faut savoir que dans les bars de Tokyo on
peut acheter une bouteille de saké, la laisser là et permettre ainsi à ses amis
de boire en son absence. La Jetée n’apparaît que brièvement dans Sans Soleil, et seuls les habitués
peuvent la reconnaitre, comme si Marker voulait préserver son jardin secret. Si
le film est sorti en 1982, on ne peut pas déterminer précisément quand ces
images ont été tournées.
En 1982 également, Wim Wenders dans Tokyo-Ga filme Golden Gai mais semble passer ses nuits à s'étourdir dans le vacarme des
billes d’acier des pachinkos de Shinjuku.
Il tourne cependant à La Jetée, séquence précieuse puisque Chris Marker y apparaît, jouant à cache-cache derrière des dessins de chats et de chouettes.
La
troisième apparition de La Jetée, en 1982 encore, est plus intrigante :
il s’agit de La Truite de Joseph Losey,
et Golden gai est l’endroit où
Frédérique et le jeune serveur Japonais commencent leur nuit. C’est l’occasion
de découvrir le Golden Gai du début des années 80, avec les mama-san, toutes
des travestis, attendant leurs clients devant la porte des bars.
Si l’on trouve
encore certains travestis « historiques » à Golden Gai et même une
relève comme la bande sympathique et turbulente du Jan June, en revanche aucune ne racole les
clients. Pour ce qui est des plans de La Jetée, on se demande encore comment une
équipe technique a pu rentrer dans le bar minuscule qui ne compte qu’un
comptoir et un petit coin « salon », ce qui en fait malgré tout l’un
des plus spacieux du quartier.
Cela fait donc 42 ans que La Jetée est ouverte et que ces quelques mètres carrés sont le
trait d’union entre le Japon et nous, d’où que l’on vienne. Après avoir gravi l’un
des escaliers plus rudes du Japon, on pousse la porte et Tomoyo nous dit :
« Bienvenue à Tokyo ! ».
Labels:
Chris Marker,
Cinéma,
Golden Gai,
Shinjuku,
Tokyo
Inscription à :
Articles (Atom)