La rue de Golden Gai qui a brûlée en
avril dernier est séparée du reste du quartier par des bâches en plastique bleu.
Derrière, il y a des échafaudages car certains bars, parmi les plus fréquentés comme
le Buster et le Honey sont en voie de reconstruction, mais d’autres sont
irrémédiablement perdus. Je pense à celui qui n’était qu’un minuscule comptoir avec
un seul tabouret et dans lequel je n’ai jamais vu qu’un travesti âgé, la patronne,
me faisant un sourire avenant. Pour ces mama-san, dont la précarisation et la
solitude ne faisait aucun doute, et dont le bar était probablement la maison,
le destin est le plus cruel. Ce qui a brûlé comme du papier ce sont des vies et des décennies d’histoires à jamais perdues.
Le dernier soir de ce voyage d’aout,
je rentrais à Kabukicho par la rue séparant Golden Gai du temple Hanazono. Une
femme marchait devant moi, grande, maigre et dépeignée, sa longue jupe traînant
jusqu’au sol. Probablement soule, elle tanguait un peu et semblait hésitante
comme cherchant son chemin. J’étais presque à sa hauteur lorsqu’elle tourna à
gauche, remonta vers la rue sinistrée et passa derrière la bâche bleue. Je
décidais de fumer une cigarette et d’attendre. Elle m’avait fait une curieuse
impression, comme une vague reconnaissance, et je voulais voir son visage. J’étais
certain que ce n’était pas juste une égarée allant finir la nuit à Golden Gai
et ayant pris le chemin le plus incongru. Quelques minutes plus tard, elle
réapparue et se dirigea vers moi.
En effet, je la connaissais : c’était la
serveuse et peut-être même la patronne du bar où s’était déclaré l’incendie, le
même bar, où six auparavant, j’avais terminé une nuit faite d’apparitions et
répétitions inexplicables (voir ici). Cette femme n’était pas la bonne
serveuse, celle qui m’avait offert le catalogue du musée Terayama et avait
délivré un oracle, mais la mauvaise, son double pâle et émacié, qui me faisait
invariablement fuir lorsque je tentais de retourner dans le bar. Elle portait
les mêmes habits : un chemisier en dentelle usé, des colliers et des
bracelets. Le plus troublant était le grand sac rond à son épaule imitant une
montre à gousset car il y a six ans, c’était bien le temps qui me jouait des
tours, multipliant boucles et répétitions, faisant apparaitre sur mon chemin de
malicieuses filles en kimono et me piégeant dans les remakes d’autres soirées à
Golden Gai.
En me dépassant, elle désigna l’appareil
accroché à mon cou : « il est interdit de prendre des photos ici. »
Phrase qu’elle avait dû répéter bien des fois du temps… j’allais écrire « du
temps de son vivant ».. Combien de fois, depuis l’incendie, était-elle retournée
dans la petite ruelle pour errer, soule, entre les bâches bleues ? Grattait-elle en gémissant la porte
calcinée de son bar ? J’étais venu à
Tokyo au mois d’aout, pendant Obondori
la fête des morts, chasser à nouveau les fantômes, et c’était bien une revenante
que j’avais croisée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire