jeudi 25 décembre 2025

Theater of Life (1963) de Tadashi Sawashima



« Theater of Life » n’est pas un film sur le théâtre japonais, à moins que l’on considère le monde des yakuzas comme un théâtre, avec ces acteurs prisonniers des codes et des rituels : les présentations lyriques, les échanges de coupes de saké pour sceller une amitié, le respect absolu des chefs, les tatouages dévoilés avant le combat final, la mutilation du petit doigt pour laver un affront. Evidemment, tout cela est motivé par le fameux code d’honneur, d’inspiration confucéenne, poussant à des extrémités absurdes, comme cette règle voulant que si l’on est hébergé, ne serait-ce que pour une nuit, par un clan, on soit près à mourir pour lui. 

Il y a donc la vie, celle que vous et moi menons, et le "théâtre", le monde  des yakuzas où sont exacerbés, mais de façon stylisée, les conflits moraux. Le titre de la longue saga de Shiro Ozaki, dont seul le chapitre concernant le yakuza Hishakaku est adapté, renvoie probablement à Shakespeare et à la fameuse réplique de Comme il vous plaira:  "Le monde est un un théâtre et les hommes n'en sont que les acteurs."   

La tragédie de ces hommes est de s’être enfermés volontairement dans des structures aliénantes qui ne leur procurent que de la souffrance. Nulle transcendance chez les yakuzas ; à peine peuvent-ils murmurer comme Ken Takakura « enfin je suis devenu un homme », alors qu’ils agonisent à l'issue d'un combat sacrificiel.  C’est pourquoi les films de yakuzas nous fascinent, car, comme le disait Chris Marker dans « Sans Soleil », même la douleur chez eux est ornée. Dans « Le Théâtre de la vie », qu’est-ce qui fait se fendiller cet univers à la masculinité crispée ? La femme bien sûr et l’amour. 


Hishakaku (Koji Tsuruta), séparé de sa compagne Otoyo (Yoshiko Sakuma) après plusieurs années de prison, ira la chercher jusqu’en Mandchourie. Durant son périple, il connaîtra l’amitié, la trahison et le pardon, fondera une famille, et deviendra lui-même chef de clan... Une vie écartelée entre l’honneur et les sentiments. Jamais dans un film d’action américain, un film noir ou un western on ne verra autant d’hommes pleurer. Car les yakuzas sont des sentimentaux, comme la « enka », ce déchirant blues japonais qui accompagne leurs sacrifices (ici par le grand chanteur Hideo Murata, également acteur dans le film). Et le public pleurait avec eux, composé d’étudiants engagés prêts à aller affronter les policiers, de salarymen du miracle économique, eux-mêmes dévoués à leurs chefs et s’épuisant pour eux. 

Parmi les spectateurs, des yakuzas venaient se resourcer à ce fameux « ninkyo », le code d’honneur chevaleresque, nostalgiques d’une époque valeureuse qui n’était pourtant qu’un songe. Car les yakuza-eiga ne sont que des fictions, des contes, de la propagande, commandés directement aux studios par des crapules parant de romantisme leurs exactions reposant sur la violence, l’extorsion et l’intimidation. Il est fort à parier que jamais un personnage de yakuza chevaleresque comme Hishakaku ait jamais existé. Selon le réalisateur Teruo Ishii, Noburo Ando, gangster devenu comédien, lui aurait déclaré à propos du modèle d’Hishakaku qu’il était « en fait un véritable salaud.»


Tadashi Sawashima pour ce premier film qui allait lancer la vague du ninkyo-eiga (plus de 200 films produits par la seule Toei) dote le genre d’une esthétique amoureusement conçue par les artisans du studio. Les petits quartiers ténébreux de Tokyo, à la fois urbains et campagnards, éclairés par la lune, ou les lanternes rouges des bordels. Ce monde en clair-obscur est par définition celui des yakuzas, à la lisière du crime et de la légalité. 

Le soin accordé aux décors et à l’« atmosphère » nous rappelle le réalisme poétique des années 30 de Marcel Carné et Grémillon, et l’on pourrait très bien imaginer Jean Gabin sortant de prison et allant jusqu’à Alger, dans la casbah, pour retrouver Mireille Balin devenue une épave dans un bouge à légionnaires.

On pense aussi à « Casque d’or » de Becker et à la lutte à mort de Manda et Leca pour une belle prostituée, exemple parfait de ninkyo-eiga français qui s’ignore, les apaches remplaçant les yakuzas. Comme dans le ninkyo partageant les bons yakuzas chevaleresque des mauvais, seulement avides d’argent et de puissance, Manda est un cœur pur qui ne croit qu’en l’amour et l’amitié, tandis que Leca est un truand embourgeoisé se donnant des airs « respectable » mais prêt à toutes les traitrises.

Ken Takakura et Koji Tsuruta, les deux piliers du ninkyo-eiga

Les yakuzas cinématographiques sont moins des personnages que des figures morales et esthétiques, comme le souligne leurs flamboyants tatouages. Alors oublions les vais yakuzas qui ne méritent que le mépris, et admirons le jeu magnifiquement stylisé de Ken Takakura, ses yeux toujours humblement baissés, sa voix basse mais chantante de bluesman, et la fureur qui le possède lors des combats, comme si l’encre de ses dessins lui brûlait la peau.

Les deux volets de « Theater of Life » sont édités par Roboto Films et peuvent-être commandés ici



vendredi 10 octobre 2025

L’Ecole de la chair (1965) de Ryô Kinoshita

Une adaptation de 1965 du livre de Mishima, qui lave le cerveau des vagues souvenirs du film risible de Benoit Jacquot, dont l’affiche a longtemps défiguré l’édition Folio. Elle est réalisée par Ryô Kinoshita, cinéaste inconnu (de moi en tous cas – ne pas confondre avec Keisuke) n’ayant apparemment à son actif que trois films pour le cinéma, et pour le reste quelques téléfilms et série. Le roman est respecté à la lettre, décrivant la passion d’une femme à l’approche de la quarantaine pour un garçon de 21 ans. 

L’école de la chair, donc, dont elle sortira à la fin diplômée en ayant repris possession de son désir - mais on ne sait pas si cela signifie une émancipation ou la fin de sa vie amoureuse. Le roman montre en tous cas la faculté de Mishima de projeter, dans des figures féminines, les passions qui sans doute l’animaient, et qui représentaient sa vérité profonde, sans doute plus que son folklore fasciste. 

Le film est une merveille formaliste avec une idée folle par minute : passages sidérant d’une mise en scène classique à la théâtralisation sur fond noir, brusques raréfactions sonores, accélération expérimentales, et surimpressions oniriques. 

Celui qui sans aucun doute a vu L’Ecole de la chair, et en a retenu la stylisation, est Paul Schrader pour son Mishima. 


On n’est pas loin de Masahiro Shinoda, mais curieusement le film est produit par la Toho qui n’était pas à la pointe de la nouvelle vague. Senkichi, le jeune gigolo est interprété par Tsutomu Yamazaki, acteur à la très longue carrière, qu’on a vu mille fois sans forcément l’identifier. Toho oblige, il apparaît dans plusieurs Kurosawa, Entre le ciel et l’enfer par exemple où il est l’un des ravisseurs. Taeko en revanche est incarnée par une des actrices les plus marquantes du cinéma japonais des années 60, Kyoko Kishida avec son visage très singulier, à la fois magnifique, séduisant et effrayant. 

Un visage en tous cas qu’on ne se lasse pas de regarder. Elle est l’épouse bourgeoise de Passion de Masumura, et surtout La Femme des sables d’Hiroshi Teshigahara. C’est elle qui rajoute de la profondeur à cet étourdissant exercice formel. Au fond, sous son apparente faiblesse, elle est toujours une femme insecte, une mante religieuse, qui pourrait bien finir par dévorer le petit macho Senkichi.

Le film respecte à la lettre l’esprit de Mishima (jusque dans les intérieurs bourgeois kitsch), peut-être dans le but d’en faire un de ces « films scandales » des années 60 qui fleurissaient dans le monde entier. Quatre ans avant Les Funérailles des roses, Ryô Kinoshita dépeint les « gay bars » de Tokyo, et des jeunes garçons pouvant aussi bien coucher avec des hommes que des femmes  dans le but de se faire entretenir. Le patron du bar, confident de Taeko, est un « gay boy » angélique annonçant Peter, la queen des Funérailles des roses. Ça aussi permet de chasser le souvenir de Vincent Lindon, grotesque travesti minaudant dans le film de Jacquot. 

Notons pour finir le défilé du couturier parisien "Yves Suger Laurende" car L’Ecole de la chair est aussi une comédie de mœurs, brocardant la bourgeoisie de l’après-guerre et son goût pour le luxe européen. Avoir un jeune amant, comme dans Le Diable au corps de Radiguet, en faisait partie.






mercredi 25 juin 2025

Minoru Kuroda, mangaka de l'apocalypse



Sur la précieuse page instagram Japanese Avant-Garde Books (ici), je découvre cette effrayante adaptation de 1971 de La Planète des singes par un certain Minoru Kuroda. 







Ces expérimentations par les singes sur des cobayes humains ne viennent évidemment ni du livre de Pierre Boule ni du film de Franklin J. Schaffner mais des romans eroguro d’Edogawa Rampo et leurs adaptations par Teruo Ishii comme Horrors of a Malformed Men. 


Le malaise nait de ce dessin naïf pour représenter les humains et les singes, et de la précision un peu maniaque des décors, mais aussi de nos souvenirs du film, comme si on en voyait une version fantasmée par un esprit malade.

 









Kuroda est un dessinateur de mangas d’horreur shojo, donc pour adolescentes, et si ceux-ci vont moins loin dans le gore, ils sont néanmoins angoissants. Il y a classiquement des spectres mais aussi des créatures que l'on suppose messianiques et des ombres grisâtres cherchant à posséder les héroïnes. Ce qui s'y joue semble un combat spirituel et pas un simple récit d'horreur.















Certains manga sont clairement destinés aux adultes, et Kuroda va très loin dans les représentations d’horreurs apocalyptiques.







C’est justement l’apocalypse qui semble son grand sujet, pas seulement au niveau artistique mais aussi spirituel puisque en 1980, Kuroda fonde une secte la « Subikari Kōha Sekai Shindan » (Le monde divin de la lumière et des ondes lumineuses), dont les membres sont essentiellement des fans de ses mangas. Au sein de la secte, il n'abandonne pas son activité de mangaka.






Voici ce qu’en dit Tsushiro Hirofumi ici


« Il s’agit d’une nouvelle religion issue de la lignée d'Ōmoto, Sekai Kyūseikyō et Mahikari. Fondée par le mangaka spiritualiste Kuroda Minoru (1928- ), sous l'influence de Sekai Mahikari Bunmei Kyōdan. Kuroda, qui gagnait sa vie en tant qu'artiste de manga tout en poursuivant ses études sur le monde spirituel, réussit à s'imposer comme un spécialiste de ce genre. Il rencontra plus tard Okada Kōtama (1901-74), fondateur du Sekai Mahikari Bunmei Kyōdan, et commença à suivre ses enseignements. Après la mort d'Okada, il quitte Sekai Mahikari Bunmei Kyōdan et, après avoir reçu une révélation divine, fonde en 1980 le Shūkyō Dantai Kōrin, qu'il enregistre en tant qu'organisme religieux indépendant en vertu de la loi sur les corporations religieuses. En 1984, le groupe prend son nom actuel.

Les doctrines du groupe mettent l'accent sur la possession spirituelle, et les pratiques du rituel du tekazashi (le levé des mains émettant une lumière spirituelle) comme moyen de purifier les esprits. » 




« Son fondateur étant un artiste qui dessinait des mangas axés sur la spiritualité, les adeptes du groupe sont en grande partie des jeunes qui ont lu ses romans graphiques et assisté à ses conférences. Son moyen de prosélytisme le plus efficace est clairement les histoires illustrées représentant des esprits et la communication avec les esprits des morts, publiées sous forme de livres ou dans des magazines. En outre, le mouvement accorde une grande importance aux supports vidéo et a enregistré des conférences, des séminaires et d'autres activités similaires sous forme de vidéos promotionnelles. En intégrant à la fois des mangas spirituels et des technologies d'imagerie tournées vers l'avenir, il suit une voie de prosélytisme qui lui permet d'atteindre une génération qui s'est largement détournée de la lecture.

Siège : Tokyo. Nombre nominal de membres : environ 4 500 »






Bien que se rattachant au « monde divin de la lumière et des ondes lumineuses », ses mangas de propagandes sont toujours traversés de terrifiantes visions d’apocalypse. Né en 1928, Kuroda serait toujours vivant et donc âgé de 98 ans.